Le soleil descendait maintenant le long de l’estuaire. Alors j’ai fait tomber le reste de cendre qui se trouvait dans ma pipe et je suis revenu sur mes pas pour rejoindre la petite demoiselle qui attendait sous l’auvent. Et aussitôt elle a dit avec tout ça, votre feu est mort, avant de ramasser ses habits secs, pour aller se changer derrière la serre. Moi, j’ai dit c’est rien, c’est que du bois, et je suis reparti en direction de l’énorme bâche bleue qui trônait, comme une relique, à une dizaine de mètres du mobile home.
Je suis passé à côté d’elle et j’ai dit je vous dérangerai pas longtemps, avant de faire sauter les deux tendeurs qui maintenaient la bâche collée à terre. Puis j’ai entassé les bûches de bois flotté sur mon bras gauche, et j’ai refermé le tout méticuleusement, pour éviter que la pluie et le vent ne viennent tout disperser. Je me suis encore retourné vers elle, et j’ai dit le bois est rare par ici, vous l’aurez remarqué. Ça m’a pris des années pour faire ce tas, des années à revenir de la rivière avec les bras chargés de branchages, parfois même à tirer un tronc sur le chemin, pour pouvoir le découper devant chez moi. J’ai montré de la main le tas qui faisait peut-être trois ou quatre mètres de haut maintenant, avec des branches fines, qui passaient çà et là entre deux carrés de bâche, et j’ai dit pour moi, c’est comme une œuvre d’art, y a pas d’autre mot pour le dire, avec le temps que ça a pris, et puis ces gestes qu’on répète jour après jour. J’ai regardé le tas, encore une fois, en essayant de mettre des mots sur les questions qu’il laissait en suspens, et j’ai dit ouais, j’y connais rien, mais je vous parierais que ce tas aurait sa place dans un musée, c’est une question de bon sens, une simple question de bon sens.
C’était quoi déjà, cette phrase ? D’un coup d’épaule, S/D fait sauter les scellés qui barrent la boutique de l’antiquaire, et la porte s’ouvre brutalement, dans un bruit de verre qui tombe, mais S/D se contente d’avancer et il allume la lumière du magasin pour profiter un peu de l’éclat des choses devant lui. Il observe les tableaux aux murs, et par terre aussi, les tasses qui ont été détruites, puis il se dirige vers une coiffeuse en acajou, et il commence à fouiller les tiroirs un par un pour trouver l’héroïne brune, mais nom de Dieu de merde, il y a rien de rien, ces salopards ont embarqué jusqu’à la plus petite miette de ce qui se trouvait là, et S/D continue sa recherche à l’arrière, dans le bureau du Verbe, mais non, la lutte est inutile parce que les portes secrètes ont été forcées une à une avec les tiroirs retournés sans ménagement, après avoir livré les registres du Verbe.
Alors S/D se frotte le visage avec les mains, et il allume une cigarette avec un de ces vieux briquets à mèche qui traînent toujours sur la devanture, et il avance un fou sur la partie d’échecs qu’il a en cours avec Tobi, parce que la partie, miraculeusement, n’a pas bougé d’un pouce dans le désordre, et le fou noir prend sa place logique en F8, alors que les reflets d’une coupe en cristal viennent tourner lentement sur la porte ouverte au vent. C’était quoi déjà, cette phrase, nom de Dieu ? S/D tourne encore et encore au milieu des tables et des étagères. Il pousse de la main une rangée de livres qui va s’étaler sur le sol humide, Putain de chier, c’était quoi, cette phrase, déjà ? On ne devrait jamais oublier une phrase de cette envergure, bordel ! S/D jette les livres par paquets maintenant, sans jamais trouver ce qu’il cherche, et à la fin, les livres en cuir ont disparu des étagères, pour former une pellicule de cuir sombre sur le sol, si bien que S/D finit par ressortir de la boutique, le visage toujours tendu par cette intuition d’une chose manquante, au milieu du désordre.
Là commence le chant de la nécessité, le long de l’eau noire qui mène lentement à l’estuaire, dans le demi-jour de la fin de journée, la mélodie unique, avec la lune qui monte, jaune et claire, pour se refléter à la surface de la rivière, la nulle autre pareille, ou la joie d’entrevoir au loin la porte blanche d’une ferme, dont la lumière vient réchauffer celui qui passe, comme un havre. L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté : cela s’accorde bien. On ne devrait jamais refuser l’hospitalité à celui qui passe, c’est une certitude, putain.
L’air était pur et léger. J’ai servi deux verres de vin et je suis allé tourner les darnes qui commençaient à griller avec frénésie au-dessus de la braise. J’ai dit vous ne dites plus rien, mais elle, simplement, goûtait le plaisir d’être là, au milieu des plaines inquiétantes, comme les héroïnes de contes qui découvrent soudain l’embryon de la peur, en fuyant le refuge du père.
S/D a frotté encore ses mains l’une contre l’autre en regardant le feu de cheminée. Il a dit on va devoir frapper un grand coup, cette fois-ci, c’est maintenant que tout se joue. Il a regardé une toile d’araignée qui se soulevait lentement au souffle chaud de la flamme, et il a encore dit on va tisser une toile solide, nous aussi, et laisser les autres se prendre les pieds dedans, et en disant ça, il passait une à une les cartouches rouges dans le fusil à pompe qu’il tenait sur ses genoux. Et au bout d’un moment, le vieux qui se trouvait sur le côté a simplement dit fiston, je veux pas te manquer de respect, mais t’es en train d’effrayer ma femme avec ce machin que tu as dans les mains. Alors S/D a tourné les yeux sur le côté, et il a vu les deux petits vieux assis derrière leur table avec chacun une tasse de café, et il a dit je vois bien que vous êtes des gens généreux, et la femme pleurait maintenant dans les bras du grand-père, avec une sorte d’incrédulité dans la voix. Alors l’autre a encore dit écoute, gamin, je sais pas ce que tu as pu prendre pour te retrouver dans cet état, mais je sais en revanche que ma femme a pas trop l’habitude de voir quelqu’un s’amuser avec une arme chargée dans sa cuisine. Alors je te le demande gentiment, faudrait que tu ailles faire ça ailleurs.
S/D a passé une dernière fois ses mains au-dessus de la flamme orange, et il a dit t’as raison, grand-père, t’as raison. Puis, il a fait claquer une dernière fois le mécanisme, avant de jeter l’arme dans le sac en cuir. Il a dit vous avez été super, messieurs dames, vraiment, vous avez été parfaits. Il a allumé une cigarette, en approchant une braise de son visage, puis il a dit j’y vois clair maintenant, ce sera une belle nuit. Et au matin, il n’y aura plus qu’à fouler le sol dur pour trouver naturellement le chemin à suivre.
J’ai fait quelques pas pour attraper les verres qui attendaient sur la table mais elle s’est levée, d’un coup, et elle a étiré son corps au soleil en disant simplement ça fait longtemps que je n’ai pas été comme ça, je veux dire, sans attaches. Elle a dit vous me comprenez, n’est-ce pas. J’ai mis un des verres dans sa main et j’ai dit ma belle, j’ai peut-être pas fait d’études ni quoi que ce soit d’autre, mais je suis encore assez malin pour remarquer ce qu’il y a d’insolite dans la présence à mes côtés d’une gamine qui pourrait être la fille de ma fille. Elle a baissé les yeux, avec un sourire, alors j’ai encore dit cette histoire que vous voulez connaître, j’ai dû la raconter un millier de fois, peut-être, à des types sans présence et sans envergure. J’ai regardé le soleil, qui perdait maintenant de son intensité, et j’ai encore dit mais je crois bien que le moment est venu de la raconter en entier, sans tricher, parce que la situation est insolite, justement, et parce que j’espère secrètement que vous serez capable de l’entendre.
Elle a ri un peu, au moment où elle trempait ses lèvres dans le verre de vin rouge, et elle a dit je crois pas que ça puisse être si terrible, vous savez, j’ai déjà entendu des, mais j’ai élevé la voix, d’un coup, et elle a arrêté de sourire tandis que je disais les histoires ont toujours deux vies, jeune fille, elles ont leur vie autonome, d’histoire qu’on peut raconter au coin du feu, et puis la seconde, dont on ne sait jamais trop quoi dire. J’ai dit ouais, les histoires sont comme les anguilles au fond d’un seau, à s’effleurer en permanence de leur peau visqueuse, et on se contente de les regarder avec une sorte d’effroi, parce qu’on voudrait que la vérité ait une apparence différente, mais bon Dieu, y a rien d’autre et on est forcé de regarder jusqu’à la fin, parce que la vérité, même laide, apparaît bientôt comme une chose indispensable.
Elle m’a regardé fixement dans les yeux, comme si elle entrevoyait, l’espace d’un instant, l’importance de ce qui se tramait autour d’elle, puis elle s’est contentée de sourire d’un air nonchalant, en disant simplement je crois que c’est cuit, cette fois, et avec l’odeur, je dirais que la perspective de manger ces machins ne semble plus si répugnante. Je l’ai regardée au fond des yeux, et j’ai dit ouais, on va manger tant que c’est chaud, et on reparlera de tout ça quand on aura fini ce repas. Elle a regardé autour d’elle, comme si la conversation ne l’intéressait plus, et elle a encore dit excellent, ce vin, en souriant comme si elle pensait à quelque chose de gai.
J’ai vu qu’elle n’écoutait plus rien de ce que je pouvais dire, alors j’ai sorti les darnes du feu, et j’ai commencé à dresser les assiettes du mieux que je pouvais. J’ai servi deux morceaux à chacun, et encore deux patates brunes que j’ai fendues avec précision pour les recouvrir de sauce. J’ai installé aussi un mesclun de pousses sauvages, cueillies la veille et agrémentées d’un peu de raifort. Puis j’ai posé l’assiette devant elle, tandis qu’elle s’asseyait avec enthousiasme, et j’ai simplement dit allez-y, mangez tant que c’est chaud, oui, mangez, parce qu’une fois l’assiette froide, vous retrouveriez l’aspect écœurant de cette chose que vous avez voulu méconnaître.
S/D a regardé le cavalier qui passait le long de la Propriété. Il a regardé le cavalier qui disparaissait lentement sur la gauche, derrière les haies courtes du bocage. Puis il a regardé la Propriété elle-même, avec ses arbres centenaires qui dépassaient du mur d’enceinte, et encore le marais qui s’étirait à perte de vue, avec les fils d’or des araignées qui attendaient dans l’air glacé. Il a mis les mains derrière la tête aussi, pendant quelques instants, en offrant son visage à la lumière, puis il a attrapé l’arme qui reposait contre sa jambe, canon vers le haut, et il s’est levé pesamment, pour faire face à la Propriété. Il a posé l’arme en équilibre sur son épaule, et il a dit ça va être l’heure d’ouvrir le bal, messieurs les honnêtes gens, avant de prendre la piste du sud, lui aussi, à la suite d’Hector qui avançait toujours vers cette extrémité du marais qui mène à la Réserve.
Il a marché lentement, au milieu des bêtes qui ruminaient dans l’air frais, puis plus vite dans cette partie du marais qui épuise à force de rester seul, puis lentement de nouveau, comme un chat perdu au milieu des clôtures. Il a marché dans les pacages recouverts d’herbe à moutons, et une fois il s’est arrêté un instant pour se passer un peu d’eau sur le visage, avant de reprendre sa marche au milieu des vols d’insectes. Le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, tout cela s’accorde bien.
Puis il a fini par rejoindre un bouquet de saules, aux abords de la rivière, et cette fois-ci, il s’est arrêté à quelques mètres de l’endroit pour observer les branches qui pliaient nonchalamment dans l’air calme. Il a attendu un moment, en vérifiant une ou deux fois la présence fraternelle de l’arme, puis il a avancé pour de bon, canon tendu vers l’avant, dans la lumière aveuglante du matin. Il a franchi les derniers mètres qui menaient au saule, et il a poussé les branches souples avec l’extrémité du fusil, pour poser la mire rouge sur le cheval qui l’observait d’un air indifférent.
Il a passé en revue le moindre recoin de l’endroit, avant de se retourner une dernière fois, pour s’essuyer le front d’un revers de manche. Ses mains tremblaient encore lorsqu’il a rejoint la jument baie, attachée au tronc de l’arbre, et qui secouait le front pour atteindre les jeunes pousses du saule. Alors S/D a posé les bras sur la selle en cuir et il a aperçu Hector qui réparait la clôture au milieu des roseaux. Et parfois Hector apparaissait, et parfois il disparaissait dans la clarté de cette matinée d’automne, mais toujours son corps finissait par resurgir à la limite incertaine de la Réserve, comme obsédé par l’importance de sa tâche, le long des arbustes qui fermaient l’accès de la rivière.
Alors S/D a pointé l’arme dans sa direction, il a souri un peu en observant la silhouette claire avant de poser l’arme sur le côté, pour flatter la jument de la main avec une tendresse nerveuse. Puis il a regardé les outils, posés négligemment sur la droite, et encore la bouteille de bière blonde, longue et rouge, qui sortait à peine d’un bassin de pierre rempli d’eau glacée. Il a fouillé aussi les fontes de selle et il en a sorti un oignon et plusieurs tranches de viande qu’Hector avait apportées en prévision de l’heure où le soleil devient lourd. Il a sorti son couteau pour découper un morceau de pain frais et il a commencé à manger, les mains toujours posées sur la selle. Puis il s’est penché vers la bouteille qui attendait sur le sol, et il a fait sauter discrètement le bouchon pour se rincer la gorge, les yeux toujours rivés sur la forme qui éclatait par instants, aux abords de la rivière. Il a continué comme ça un moment, alternant la saveur âcre des oignons et celle plus aérienne de la bière, puis il a reposé le tout dans les fontes pour s’allumer une cigarette au milieu des ombres. Là commence le chant de la nécessité. Et la fumée était littéralement happée au passage, sous l’effet du vent, tandis que S/D frottait et frottait encore ses mains l’une contre l’autre, la mélodie unique, ses mains huileuses et dures, la nulle autre pareille, à la manière des hommes groupés autour d’une source ou d’un feu orange qui éclaterait dans la nuit.
Elle a dit c’est délicieux, vraiment, un vrai festin. Elle a levé vers moi des yeux emplis de gratitude et elle a encore dit je crois pas que j’aie mangé quoi que ce soit d’aussi bon de toute ma vie. Puis comme elle disait ça, elle a arrosé son commentaire d’une gorgée de vin, en faisant encore une moue accommodante, et elle a continué à manger avec entrain, les yeux fixés sur le breuvage rouge. Je mangeais aussi, de mon côté, mais plus lentement, alors elle a encore souri dans ma direction, et elle a répété un festin, vraiment, un repas comme on en fait rarement, je vous assure. J’ai bu un coup gravement, moi aussi, et j’ai dit merci à vous, on ne dira jamais assez à quel point celui qui reçoit est toujours le grand gagnant de l’histoire.
Mais elle n’écoutait plus, maintenant, attentive seulement à la chair éparpillée dans son assiette, tandis que je disais merci encore une fois, merci beaucoup, les yeux rivés sur le soir qui tombait.
Le vent de l’estuaire s’est levé peu à peu, et il a commencé à ramener les nuages sombres qui gâchent les fêtes. S/D, maintenant, se retournait plus souvent, rendu sourd et fébrile par les rafales qui venaient de l’arrière. Il continuait à flatter la jument de la main mais même en restant ferme, la bête à présent faisait des écarts, avec des chocs silencieux qui frôlaient le tronc au point d’en faire trembler les feuilles. S/D s’est retourné une fois encore, et il a dit c’est trop long, c’est trop long, nom de Dieu, mais Hector ne reparaissait pas, comme enfoui depuis quelques instants au plus profond des terres. S/D a fait quelques pas sur le côté, pour changer un peu d’angle de vue, puis il est revenu à l’endroit précédent et il a dit c’est trop long, bordel, c’est trop long, son frère pourrait débarquer à n’importe quelle -------------------
-------------------- Sacha, Sacha, viens par ici, qu’on puisse parler un peu. Il a dit rejoins-moi, Sacha, et l’autre s’est exécuté, et il a regardé longuement le père en face de lui, pour prendre la mesure de la conversation qui l’attendait. Le vieux Monte Cassino était presque endormi, sous un arbre, le souffle clair mais comme habité d’une tension particulière. Puis il s’est tourné un peu vers Sacha, et il a dit prenons le temps, s’il te plaît, prenons le temps, mais l’autre s’est avancé pour embrasser son père, et il a dit je dois rejoindre Hector aux Fontaines, pour réparer la clôture. Alors le Vieux a encore attrapé la main de Sacha avec une intensité particulière et il a dit tu ne comprends pas, Sacha, il faut qu’on parle avant que ------------------- papa, écoute, il faut vraiment que je ----------------------
--------------------------- Il a allumé une autre cigarette et il a encore regardé les nuages, vers l’arrière, qui arrivaient de plus en plus fort. Et le cheval ouvrait maintenant un œil affolé, avec les branches fines du saule qui se tordaient de plus en plus violemment dans l’air, si bien que S/D a fini par attraper l’arme, pour viser l’endroit où se trouvait Hector, mais l’autre était décidément hors de portée, comme s’il avait su qu’il était dans la mire d’une arme grossière. Alors S/D a fini par baisser le canon, une fois de plus, avant de poser le fusil un peu plus loin, et il s’est décidé à attraper la masse qui servait à enfoncer les piquets de la clôture.
Il a encore dit ma belle, je suis désolé mais j’ai pas le choix, avant de lever la masse dans l’air pour l’écraser d’un coup sec sur le crâne de la jument. Et il y a eu un souffle terrible, avec des hennissements et encore des chocs sourds au milieu des feuilles, si bien que S/D s’est reculé vers l’endroit où se trouvait le fusil, avant de reprendre son poste pour regarder Hector qui venait maintenant dans sa direction.
Il a pointé à nouveau le fusil sur lui, en le regardant approcher, torse nu, mais bon Dieu, l’enfoiré prenait son temps, tandis que le cheval, à gauche, continuait de s’agiter par terre, le cou encore accroché à la sangle qui le liait au tronc. Alors S/D a attendu, encore et encore, que le moment se présente, mais à l’instant même où il allait tirer, le cheval s’est déplié une dernière fois tout en balançant un coup de sabot dans la jambe de S/D. Et S/D a hurlé de douleur en lâchant la première salve qui est allée voler à droite du visage d’Hector, et Hector lui-même n’a rien compris, au départ, regardant juste l’ombre des saules avec une sorte de fascination, puis d’un coup, quelque chose s’est brisé en lui, et il s’est retrouvé à courir tête baissée en direction de la rivière, tandis qu’au loin S/D continuait de hurler de douleur, en balançant de façon machinale une deuxième puis une troisième salve vers la cime des roseaux.
Puis il a juste gueulé merde, finalement, en regardant la prairie déserte, et il s’est retourné vers la jument immobile pour tirer sa dernière cartouche, à bout portant, dans la viande encore chaude. Mais la bête ne bougeait déjà plus, figée dans une position obscène, comme les morts qu’on retrouve par terre et qui n’ont pas même eu le temps de -------------------------
------------------------ je regarde les branches, comme ça, des heures entières. Elles me hantent. À force d’être là, j’oublie même qu’il existe quelque chose, que le monde est là, impatient, autour de nous. Et je pourrais être n’importe qui, en somme, je pourrais être un soldat blessé ou un vieillard qui meurt lentement, parce qu’ici, les yeux au ciel, rien ne vient jamais me rappeler que le monde a changé, qu’il se plie à nos exigences, qu’il détourne les promesses les plus tenaces pour en faire de simples mots qu’on trace sur le --------------- papa, faut vraiment que je --------------
-------------------------------- Le ciel devenait noir, au-dessus de la masse des lauriers, alors il a continué à marcher pour rejoindre un feu solitaire qui se consumait au milieu de la lande. Comme sa jambe devenait lentement dure et raide sous le vêtement, il a attrapé une sorte de crosse à moitié consumée et il a continué de suivre la piste, au milieu des herbes. Le vent soulevait la poussière sur son passage, tandis que le soleil disparaissait maintenant sous une nappe grise, avant de revenir parfois sous la forme d’un disque.
S/D s’est retourné pour ausculter l’enchevêtrement de branches, près des canaux d’irrigation. Puis il a attrapé sa dernière cartouche, pour la rentrer d’un coup sec dans l’arme, en regardant fixement vers l’arrière. Il a fait tourner le canon en direction des haies sombres, qui marquaient la fin du bocage. Il a même fait mine de tirer à vue, comme pour faire surgir du néant un objet connu de lui seul. Mais de ce côté-ci, le soleil se contentait de balayer l’horizon, avec le vent qui se frayait un chemin au milieu des lauriers nains, des tamaris, et des mûriers sauvages aux tiges errantes.
Alors il a passé à nouveau la sangle de l’arme autour de l’épaule, et il a continué d’avancer lentement en considérant son ombre sur le côté, réduite à une expression misérable. Tout semblait blanc soudain, tandis qu’il avançait pour de bon vers l’endroit où la rivière forme un coude, à une centaine de mètres à peine de chez Jon. Alors il a accéléré un peu, en retrouvant le chemin, et il a repoussé le fusil vers l’arrière au moment même où Hector surgissait d’une fosse, sur la droite, pour l’emmener comme une valse en direction des écluses gorgées de roseaux. Et S/D a eu le temps de pousser un hurlement de douleur, en essayant de s’appuyer sur sa jambe dure, mais il a cédé aussitôt à la poussée d’Hector, avant de vaciller dans le vide, comme de deux maux on essaie toujours de choisir le -------------------
------------------------ et parfois, Sacha, tu t’éloignes un instant des gens qui parlent, tu fais quelques pas dans une ruelle pour retrouver la paix plus loin, au cœur du silence. Et d’un coup, le vent monte, pour faire taire ce qui se trouvait à l’arrière, et c’est la réalité elle-même qui a changé d’apparence pour ne laisser place qu’à des masques ou des silhouettes pantelantes. Et tu penses un instant que c’est le bruit du vent qui est à l’origine de tout, et qu’il a pu noyer ta perception comme une flaque d’eau sur la terre, mais non, et ce que tu découvres en fait, dans la solitude absolue des gens qui s’agitent et parlent sans qu’on puisse rien entendre, c’est le silence de l’éternité, la douce incertitude qu’on ressent au moment où ------------------
-------------------- et
Hector, une fraction de seconde, a tenté de retenir l’autre qui tombait vers le bas, mais il a dû se raccrocher lui aussi pour rester sur la berge, et il a -----------------------------
------------------ oui, Sacha, le bruit du vent, ou le silence, comme tu veux, parce qu’il y a quelque chose de menaçant dans cette injonction, avec aussi la conscience claire de ce qui -----------------
-------------------- Hector s’est retourné l’instant après, et il a aperçu le visage libéré de S/D qui reposait calmement sur la dalle. Et Hector a gueulé merde, en sautant au milieu des roseaux pour rejoindre l’écluse, il a gueulé merde et merde, en sortant de la boue noire pour se frayer un chemin jusqu’à S/D, mais l’ombre couvrait déjà ses yeux, comme un abîme de tristesse -----------------------
------------------- papa, je dois ---------------------
------------------------------ il a secoué le visage encore tendre, ce visage terne et vide, orgueilleux dans son mutisme de bête morte, puis il a fini par lâcher ce corps dans l’eau boueuse qui coulait entre ses jambes. Et S/D s’est mis à dériver lentement en direction de la rivière, comme un arbre mort, tandis qu’Hector restait les pieds plantés dans la vase claire, au milieu des --------------
------------- l’éternité, Sacha, comme un instant de bienveillance ultime --------------
--------------- et regardant le corps s’éloigner lentement dans le courant silencieux ----------------
---------------- papa, s’il te plaît --------------
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---- les mains posées sur l’eau, comme des fleurs coupées qu’on jette, avant de devoir les regarder mourir ---------------
------------------ oui, l’éternité ----------
------------------ ou se changer en quelque chose d’autre qui nous déplaît.
J’ai emporté les assiettes jusqu’à la bassine, sur le côté du mobile home, et je les ai laissées couler au fond de l’eau, comme un naufrage, avant de revenir à table. J’ai laissé passer un peu de temps, en regardant la bâche se soulever au vent d’automne, au-dessus des restes du repas. Puis elle a tiré ses cheveux en arrière, grisée un peu, et elle a dit merci pour tout, merci pour l’histoire et ce repas qui sort d’on ne sait où. Puis elle a éclaté de rire, joyeuse simplement, en contemplant son verre de vin qui brillait comme un sceptre de couleur dans la lumière rasante. Alors j’ai souri un peu, en la regardant faire, et j’ai dit je crois bien que la fin de l’histoire sera plus difficile à entendre, ouais, parce que les choses qui viennent ne sont pas aussi belles que le reste.
Elle a allumé sa dernière cigarette en regardant les fleurs de rocaille qui coulaient négligemment du toit. Puis son regard a glissé lentement vers la gauche, avant de se perdre un instant vers l’extrémité sombre du marais. Alors je me suis levé en silence, en essayant de retenir un bruit qui aurait pu la distraire, et je suis retourné à l’intérieur pour remplir une fois encore la carafe vide. Puis je suis revenu vers la table pour jeter au feu les restes du repas, et ça a soulevé aussitôt un nuage de cendre qui s’est mis à briller sous le soleil avant de se dissoudre à l’arrière de la bâche.
J’ai servi du vin, une fois de plus, dans les verres qui se trouvaient devant nous, et j’ai regardé un peu en direction du village, les lumières des maisons qui s’allumaient une à une. À un moment, aux abords de l’église, il y a eu comme un éclat de fer, une sorte de reflet argenté, puis tout a disparu pour laisser place à la sonnerie des cloches. Alors j’ai dit pour les histoires comme pour le reste, c’est la connaissance qui prime, la nécessité de savoir ce qui se trouve devant vous. J’ai dit il y a l’obione et le suède, l’aster qu’on mange les jours de printemps avec un vin blanc resté au fond des vasières, la salicorne qui empêche les dents de tomber.
Elle souriait à nouveau, grisée par la tournure simple, opulente, de la vie sauvage. Alors j’ai encore dit ouais, mais il y a aussi la face sombre de toute cette solitude. J’ai dit il y a l’eau croupie qui déborde des chemins, insidieusement, la gale, la ciguë et la douve du foie, ou encore la fleur blanche de la renoncule sarde qui tire les lèvres vers l’arrière, comme les créatures de cirque. J’ai dit on ne peut se fier à rien, avant de contempler en silence l’ombre qui descendait sur le village.
Elle a eu l’air de vouloir ajouter quelque chose, en écrasant sa cigarette contre le montant de la table. Mais elle s’est ravisée finalement, et elle a simplement dit je crois qu’il va falloir que j’y aille, avant qu’il fasse trop sombre. Elle me regardait maintenant avec une sorte d’admiration tandis que j’essayais, les muscles contractés, de faire taire les paroles qui surgissaient par-devers moi, à intervalles réguliers. Puis j’ai posé ma pipe sur le côté, et j’ai dit ma belle, je crois que le moment est mal choisi pour prendre la route du retour. C’est à cause de nos petits amis, tout autour, et en disant ça, j’ai montré du doigt les moustiques qui volaient un peu partout, au cœur de la lumière pâle.
Elle a tressailli doucement, en regardant autour d’elle la nuée d’insectes qui sortait de partout, dans l’air bleuté. Puis elle a pris son courage à deux mains et elle a fini par quitter le refuge avant de se diriger vers la serre. Alors je me suis levé de table, moi aussi, et j’ai dit ouais, à cette heure de la journée, vous devriez envisager de considérer que c’est vous le repas, et tandis que je disais ça, je me suis mis à rire bruyamment tout en montrant, autour de nous, l’étendue galeuse des marais.
Alors elle s’est retournée vers moi avec une sorte d’effroi, près de l’arbre qui prenait maintenant des couleurs étranges, puis elle a continué de récupérer ses affaires qui traînaient çà et là, comme les vestiges d’un jour de soleil, rendus soudain insignifiants par la tombée de la nuit.