Tong Lin avait beaucoup changé. Ce changement venait de l’intérieur et on ne le remarquait pas tout de suite ; cependant, ceux qui y étaient attentifs pouvaient le percevoir. Depuis quelque temps elle faisait plus attention à sa tenue, à ses gestes, et se renfermait un peu plus sur elle-même. Elle préférait rester seule, à l’écart des chahuts des camarades de classe pendant les récréations. Parfois, lorsqu’elle lisait ou méditait, deux petits nuages rouges lui coloraient inopinément les joues tandis que son visage s’éclairait d’un mystérieux sourire !
Elle avait bien sûr conscience du changement qui s’était opéré dans son cœur. Elle ne savait qu’en penser et cela lui faisait même un peu peur, mais elle n’arrivait à maîtriser ni le flot de ses pensées ni l’impétuosité de ses sentiments. Seule devant son livre ou son cahier, elle voyait l’image de Nan Guofeng apparaître devant ses yeux et lui rappeler les moments qu’ils avaient passés ensemble ; elle y ajoutait toujours, inconsciemment, quelques détails imaginaires qui l’enivraient plus encore. Elle avait beau vouloir se concentrer sur son travail, elle ne pouvait repousser cette sensation merveilleuse où se mêlait peur, excitation, joie, bonheur et espoir. Elle ne se lassait pas de l’éprouver et de l’éprouver encore, et se mettait à rêvasser, même pendant les cours.
Aussi impatiente qu’elle fût de le revoir, elle se gardait bien de faire le premier pas, non seulement en raison d’une certaine retenue qu’ont en général les jeunes filles, mais aussi parce qu’elle ne tenait pas pour certain l’amour que lui portait ce garçon. Elle avait peur d’avoir mal interprété les choses. La déclaration qu’il lui avait faite n’était peut-être que la manifestation d’un élan éphémère et sans lendemain. Si c’était le cas, elle préférait encore rester dans le flou plutôt que faire se dissiper le brouillard de l’incertitude et chasser de son ciel tous les nuages. Inquiète, elle attendait et espérait. C’était un véritable tourment. Une fois, n’en pouvant plus d’attendre, elle avait tenté de faire son numéro mais, dès qu’elle avait entendu sa voix, elle avait raccroché sans rien dire.
Ce vendredi après-midi, Tong Lin rentrait de l’école à bicyclette, seule. Depuis qu’elle rejetait toute compagnie, elle évitait, par tous les moyens, les camarades qui prenaient le même chemin qu’elle. Elle pédalait lentement comme si elle voulait retarder le plus possible le moment de regagner la maison. Soudain, elle perçut nettement une voix qui appelait : « Tong Lin ! » La rue était très bruyante mais cette voix lui alla droit au cœur. Elle se retourna et sut alors qu’elle ne se trompait pas : c’était bien lui !
Nan Guofeng qui, lui aussi, était à bicyclette, accéléra, doubla plusieurs autres cyclistes pour arriver à sa hauteur et lui dit en souriant : « Tong Lin, je te suis depuis un bon moment, mais tu ne m’as même pas vu. À quoi pensais-tu ? Tu es trop distraite pour conduire dans une circulation aussi chaotique ; vraiment, tu m’inquiètes ! »
Tong Lin, folle de joie, gardait instinctivement sa retenue. Elle se contenta de lui adresser un sourire et de lui demander : « Comment se fait-il que tu sois dans le quartier ?
— Le destin ! » dit-il d’un air mystérieux.
Elle lui lança un regard sans rien ajouter. Tous deux roulaient de front au milieu du flot des gens qui sortaient du travail. Lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée est du parc du Temple du Ciel, Nan Guofeng proposa : « Allons y faire un tour ! Tu veux bien ? »
Tong Lin accepta, d’autant qu’elle venait de se souvenir que sa mère devait travailler ce soir-là. Ils confièrent leurs vélos au gardien puis Nan Guofeng acheta les billets d’entrée et prit le sac que Tong Lin portait sur son épaule. Ils pénétrèrent dans le parc, côte à côte.
Les visiteurs y étaient plutôt rares ; seules, quelques personnes âgées s’y promenaient ou bavardaient tranquillement. Ils passèrent le Rocher des Sept Étoiles et se dirigèrent lentement en direction de l’ouest. Soudain la main gauche de Tong Lin fut happée par la main droite de Nan Guofeng qui la lui serra très fort. Elle le regarda, toujours sans dire un mot. Lui, se pencha vers elle et lui demanda d’une voix douce : « Tu vas bien ces temps-ci ? »
Elle fit signe que « oui » et lui demanda à son tour :
« Et toi ?
— Ça peut aller. L’autre soir, est-ce que ta mère t’a fait des reproches quand tu es rentrée ?
— Oui.
— C’était de ma faute !
— Non, ce n’était pas de ta faute, j’étais d’accord.
— Aujourd’hui, nous rentrerons plus tôt pour éviter que ta mère s’aperçoive de quelque chose.
—…
— Ou bien, tu n’as qu’à l’appeler pour lui dire que tu es retenue au lycée ou par des camarades, qu’en penses-tu ?
— Comment peux-tu me demander de dire des mensonges ?
— Mais, je…, je…
— Tu… tu quoi ? Que veux-tu dire ?
— J’ai dit cela sans aucune mauvaise intention. C’est seulement que j’ai envie de rester un peu plus avec toi, je te jure !
— Détends-toi ! Je t’assure qu’aujourd’hui il n’y a pas de problème.
— Et pourquoi ?
— Ma mère a cours, elle rentrera tard.
— Et ton père ?
— Il est malade, il est à l’hôpital.
— Qu’a-t-il ? C’est grave ?
— Je ne sais pas au juste. Ma mère ne veut pas que j’aille le voir à l’hôpital. Elle craint que mes études en pâtissent.
— Je connais des médecins ; s’il le faut, je peux aller les trouver.
— Ce n’est pas la peine. »
Ils contournèrent le Temple des Prières pour de Bonnes Moissons par le nord et pénétrèrent dans le bois. Nan Guofeng entourait de son bras la taille de la jeune fille, comme la dernière fois. Elle, baissait la tête, les yeux rivés sur le petit chemin, son corps touchant de temps en temps le sien au gré des mouvements de la marche.
— En fait, demanda-t-elle, comment ce fait-il que tu sois venu par ici aujourd’hui ?
— Je m’ennuyais, alors, j’ai loué un vélo pour faire un tour.
— Et tu es tombé sur moi ?
— C’est le destin !
— Quelle coïncidence ! Mais je n’y crois pas !
— Moi non plus.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demanda-t-elle d’un ton réprobateur.
— Je ne sais comment te dire ça. » Il s’arrêta, la regarda dans les yeux puis continua, la voix remplie d’émotion : « Je n’étais pas très bien ces derniers jours ; je n’arrivais pas à faire quoi que ce soit, pas même à peindre.
— Qu’est-ce qui te tracassait comme ça ? » Elle connaissait d’avance la réponse mais voulait l’entendre de sa bouche.
— Je n’arrêtais pas de penser à toi ! Vraiment ! Je n’avais pas envie de sortir car je voulais être là lorsque tu m’appellerais. Chaque fois que le téléphone sonnait, j’espérais entendre ta voix et, chaque fois, j’étais déçu. Je ne pouvais attendre plus longtemps, je devenais fou ! Je suis donc venu te chercher. Tu ne m’en veux pas ?
Toujours en baissant la tête, elle répondit par une autre question : « Comment as-tu su où me trouver ?
— Tu m’avais dit que tu aimais beaucoup le Temple du Ciel et que tu y allais souvent pour peindre, après la classe. J’en ai conclu que ton lycée se trouvait dans les environs et je suis venu. Ça fait trois jours que je te cherche ! Comme quoi le ciel ne se montre pas ingrat envers ceux qui font preuve de persévérance ! »
Le cœur de Tong Lin bondissait dans sa poitrine et le bonheur que lui procurait Nan Guofeng lui fit éprouver quelques remords : « J’ai eu envie de t’appeler mais j’avais peur que tu doives travailler et je ne voulais pas t’empêcher de peindre.
— Mais c’est justement en ne m’appelant pas que tu m’empêchais de peindre ! C’est la première fois que j’éprouve un tel sentiment. Depuis des années, je me consacre entièrement à la peinture et je peux me passer de manger, de dormir, mais jamais de peindre, pas un seul jour ! Ces derniers temps, je ne suis plus moi-même, je n’arrive plus à rien. Je… Je t’aime ! Lin chérie, je t’aime à en devenir fou ! »
Il la prit aussitôt contre lui et la serra sur son cœur, très fort ; il l’embrassa avec ferveur sur la bouche, sur les joues, sur les yeux… Surprise par ces gestes inattendus, elle le repoussa d’instinct mais fut bientôt conquise par ses baisers ardents et se retrouva sans défense dans ses bras.
Tong Lin rentra chez elle avant sa mère. Elle alla dans sa chambre poser son cartable en fredonnant gaiement : « C’est comme ça l’amour, on n’en peut mais ; c’est comme ça l’amour, on ne sait plus où on en est ! » Dans la cuisine, elle versa le dîner que sa mère lui avait préparé dans un sac en plastique et le jeta dans la poubelle au coin de l’escalier. Après une dernière inspection de l’appartement pour s’assurer que rien n’était susceptible d’éveiller les soupçons de sa mère, elle retourna dans sa chambre et tenta de se mettre à ses devoirs mais, ses yeux remplis de l’image du regard insistant du jeune homme ne voyaient rien de ce qui était écrit dans ses livres. Les mots qu’il lui avait dits faisaient encore palpiter son cœur et résonnaient à ses oreilles ; elle sentait encore sur les joues ses lèvres brûlantes et la douce caresse de ses moustaches.
Le lendemain matin, Tong Lin partit à vélo, son chevalet sur le dos. Lorsqu’elle arriva porte Tiananmen, Nan Guofeng l’attendait déjà. Ils échangèrent un regard plein de tendresse et, après s’être rapidement dit bonjour, remontèrent sur leurs bicyclettes. Ils descendirent d’abord au sud jusqu’au pont des Libellules de Jade où ils tournèrent vers l’ouest et arrivèrent au Jardin du Spectacle Magnifique en longeant la douve. Ils y passèrent toute la journée, à s’échanger des mots doux sans fin et mille tendres baisers ; aucun des deux ne toucha à son pinceau.
Il faisait nuit lorsque Nan Guofeng raccompagna Tong Lin chez elle. Les deux amoureux se quittèrent à grand-peine après un dernier moment de tendresse dans l’ombre, à l’angle de la rue. Tong Lin mit le cadenas à son vélo et monta rapidement l’escalier mais, arrivée devant la porte de l’appartement, elle hésita à entrer. Pendant toute la journée, elle avait été plongée dans un monde à deux ; ce n’est qu’en se retrouvant devant chez elle qu’elle eut finalement une pensée pour sa mère. Si seulement elle avait pu être restée à l’hôpital à tenir compagnie à son père ! Pourtant elle lui avait bien dit qu’elle serait de retour pour dîner… Tong Lin se redressa et respira profondément avant d’ouvrir la porte.
La maison était silencieuse : on entendait le tic-tac de l’horloge sur le mur de l’entrée. Tong Lin traversa le vestibule sur la pointe des pieds mais, en passant devant la porte du salon, elle vit sa mère, assise sur le canapé. Celle-ci l’interpella d’un ton calme sans même se lever : « Linlin, approche !
— Maman ? dit Tong Lin en se présentant devant elle.
— Où es-tu allée aujourd’hui ? lui demanda Jin Yiying en la regardant droit dans les yeux.
— Je suis allée peindre au Jardin du Spectacle Magnifique, répondit sa fille d’une petite voix, tout en baissant les yeux et en tortillant la housse de toile de son chevalet.
— Fais-moi voir ce que tu as peint.
— J’ai tout déchiré, c’était très mauvais.
— Comment ? Tu… Linlin, dis-moi la vérité, qu’as-tu fait aujourd’hui ?
—…
— Linlin, je te parle ! » Jin Yiying avait brusquement élevé la voix.
— Rien. Je suis juste allée peindre.
— Avec qui ?
— Avec personne.
— Ne me mens pas, Linlin ! Tu es en dernière année de lycée, une année décisive ! Tous tes camarades s’évertuent à obtenir le meilleur classement possible et toi, au contraire, tu es passée de la cinquième à l’avant-avant-dernière place ! Et tu t’en moques complètement. Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Tu sais que je me fais déjà beaucoup de souci à cause de ton père. Je t’évite les visites à l’hôpital et je te dispense des travaux ménagers pour ne pas perturber tes études alors que toi, tu vas te promener ! Comment oses-tu encore te présenter devant moi ou devant ton père ? Linlin, tu as dix-huit ans, il est temps que tu apprennes à penser un peu aux autres ! Quand j’avais ton âge, je faisais déjà les courses et la cuisine pour toute la famille. Et toi, as-tu seulement pensé à ta pauvre mère pendant que tu étais en train de courir on ne sait où ? Je me suis dépêchée de rentrer de l’hôpital, de préparer le repas et je t’ai attendue, et tu ne rentrais toujours pas ! La ville est tellement peu sûre en ce moment. As-tu idée du souci que je me suis fait ? Je deviens déjà folle à cause de la maladie de ton père ; si, en plus, tu t’évertues à me faire souffrir, je n’ai plus aucune raison de vouloir continuer à vivre ! Jin Yiying éclata en sanglots.
— Maman ! fit Tong Lin qui s’arrêta aussitôt, ne sachant trop quoi dire. Elle regardait sa mère, totalement désorientée.