Tong Lin tomba profondément amoureuse de Nan Guofeng, d’un amour sans mélange et passionné, le genre d’amour au nom duquel on se sent prêt à courir tous les risques. Toute la journée elle pensait à lui, et elle s’inquiétait si un jour passait sans qu’elle puisse le voir. Aussi mettait-elle à profit toutes les occasions possibles de le rencontrer, allant même jusqu’à inventer toutes sortes de mensonges pour venir à bout des doutes chaque jour croissants de sa mère. Encore heureux que celle-ci, qui consacrait le plus clair de son énergie à soigner son père, n’ait que peu de loisirs pour la questionner sur son emploi du temps ! Parfois, lorsque sa mère allait donner des cours du soir, elle faisait venir Nan Guofeng à la maison. Au début, elle avait bien eu quelque appréhension ; elle avait craint qu’une fois seuls tous les deux il lui fasse ce genre de proposition qui eût été inacceptable. Mais il avait toujours été très raisonnable et, à l’exception de quelques étreintes et de quelques baisers, il n’avait jamais eu de geste déplacé. En réalité, ils passaient le plus clair de leur temps à discuter inlassablement ; ils parlaient surtout peinture et voyages. Elle le soupçonnait même parfois intérieurement de ne rien savoir faire d’autre que peindre ou se promener et lui reprochait de ne pas aborder les sujets de conversation qui plaisaient aux femmes. À vrai dire, c’était surtout lui qui parlait, tandis qu’elle se contentait de jouer le rôle du public. Mais elle l’écoutait volontiers, assise contre lui, subjuguée par ses yeux brillants, émue par le son agréable de sa voix, au comble du bonheur. Ils s’étaient juré solennellement de s’aimer et de finir leurs jours ensemble, avaient fait le projet d’aller ensemble peindre tous les paysages les plus célèbres de Chine.
Ce soir-là, Jin Yiying devait donner un cours et Tong Lin en profita pour donner rendez-vous à Nan Guofeng chez elle. Après avoir dîné, ils allèrent s’asseoir au salon. Nan Guofeng lui parla de peinture chinoise traditionnelle et, plus particulièrement, de certaines œuvres qui avaient fait l’objet de légendes populaires. Dans l’esprit de Tong Lin, le sujet évoqua ce tableau ancien que possédait sa famille, alors elle se leva et lui dit d’un ton mystérieux : « Attends ! Je vais te montrer quelque chose de formidable.
— Quelle chose ? demanda-t-il très intéressé.
— Attends un peu et tu vas le savoir. » Tong Lin se précipita dans la chambre de sa mère. Mais elle eut beau fouiller pendant un bon moment dans l’armoire, il lui fut impossible de mettre la main sur le tableau.
— Je ne l’ai pas trouvé. Je ne sais pas ce que ma mère en a fait ! avoua-t-elle avec une moue de déception en retournant au salon.
— Qu’est-ce que c’est ? C’est vraiment si sérieux ? essaya-t-il de dédramatiser.
— C’est un tableau ancien extraordinaire ! Il t’aurait sûrement plu. Elle faisait encore une tête d’enterrement.
— Un tableau ancien ? Lequel ? s’inquiéta-t-il en spécialiste.
— Un tableau de la dynastie Ming : La jeune fille au luth. Il nous a été légué par nos ancêtres. On dit que si on regarde ce portrait sous un certain angle, il peut se transformer en squelette. Je l’ai pourtant regardé bien des fois, mais je ne suis jamais parvenue à le voir ainsi.
— Tu veux parler de cette peinture bizarre ? On l’appelle aussi Tableau de la femme cadavre. Il est d’un peintre inconnu de la dynastie Ming.
— Tu en as entendu parler ? s’étonna-t-elle, tout excitée.
— Bien sûr. Aux Beaux-Arts, le professeur nous en a parlé. On dit que ce peintre avait une façon très originale d’utiliser l’encre. J’aimerais beaucoup voir ce tableau de mes propres yeux pour me faire une idée.
— Je ne sais vraiment pas où ma mère a bien pu le mettre. Il a toujours été dans cette armoire, quel dommage !
— Il ne me sera pas donné d’admirer ce spectacle, à ce qui semble ! plaisanta Nan Guofeng. Mais ça ne fait rien. Quand ta mère rentrera, tu n’auras qu’à lui demander ce qu’elle en a fait. De toute façon, je le verrai la prochaine fois.
Juste à ce moment-là, on entendit le bruit de la porte d’entrée qu’on ouvrait de l’extérieur. Immédiatement, le visage de Tong Lin vira au blanc : « Zut ! ma mère ! »
Nan Guofeng la rassura à voix basse : « Ne t’affole pas ! » Il se leva et alla s’asseoir sur le canapé d’en face.
La porte s’ouvrit et Jin Yiying entra, l’air las. Sa fille sortit du salon pour l’accueillir, prit son sac à main et lui dit avec un manque évident de naturel : « Mère, comment se fait-il que vous rentriez plus tôt aujourd’hui ? Vous avez dîné ?
— Le cours a été supprimé au dernier moment. » Jin Yiying avait bien l’impression de quelque chose de bizarre dans l’attitude de sa fille mais elle ne se sentait pas la force de réfléchir plus avant.
— Maman, nous avons de la visite.
Avant que Tong Lin ne termine sa phrase, sa mère était déjà à la porte du salon d’où elle pouvait voir un jeune inconnu assis sur le canapé. Nan Guofeng se leva pour la saluer d’un « Bonjour, ma tante » très révérencieux.
Tong Lin s’approcha pour le présenter : « Maman, voici Nan Guofeng, le célèbre jeune peintre dont je t’ai parlé. J’étais allée voir son exposition de peinture. »
Jin Yiying, qui ne se souvenait pas que sa fille ait mentionné ce nom devant elle, fut prise au dépourvu mais n’en échangea pas moins quelques mots de courtoisie avec le visiteur : « Bonjour ! Asseyez-vous, je vous en prie. »
Nan Guofeng n’en fit rien et protesta : « Vous rentrez du travail, ma tante, vous avez besoin de repos et moi, je dois vous laisser. »
Puis il se tourna vers Tong Lin : « Mlle Tong, je pense que vous êtes très douée pour la peinture mais, pour l’instant, vous devriez ne la considérer que comme une activité annexe et vous consacrer en priorité à vos études. Je vous souhaite de pouvoir intégrer une université de premier rang l’an prochain. Si cependant, par la suite, vous avez des questions touchant à la peinture, n’hésitez pas à m’écrire. »
Et, pour finir, il s’adressa à Jin Yiying : « Ma tante, si vous avez l’occasion de venir en voyage à Canton, vous serez la bienvenue chez moi. » Après quoi, il prit congé.
Les deux femmes le raccompagnèrent jusqu’à la porte d’entrée et le regardèrent descendre de l’immeuble avant de rentrer dans l’appartement. Une fois à l’intérieur, Tong Lin affecta un air dégagé pour suggérer : « Mère, vous n’avez pas encore mangé ; je vais vous réchauffer un petit quelque chose ?
— Ce n’est pas la peine, j’ai dîné à la cantine. » Jin Yiying s’assit alors sur le canapé du salon et regarda sa fille. Elle jugeait l’heure venue d’avoir avec elle une conversation mais sur le moment elle ne savait par où commencer. Il y avait comme un malaise entre la mère et la fille, assises face à face. Tong Lin se décida enfin à dire d’une petite voix : « Maman, tu as autre chose à me dire ? Je… je devrais aller faire mes devoirs », et elle se leva pour aller dans sa chambre.
— Linlin, reviens !
Tong Lin revint sur ses pas jusqu’à la porte du salon et regarda sa mère. Celle-ci hésita un instant avant de poser la question : « Linlin, comment l’as-tu connu ?
— Nan Guofeng ? Par hasard ! Le jour où je suis allée peindre sur la place Tiananmen, il était venu là aussi pour faire des photos, pour rassembler de la matière pour sa peinture. Il s’est aperçu que l’endroit où je m’étais installée l’inspirait beaucoup alors il a fait plusieurs photos et m’a promis qu’après les avoir développées, il me les donnerait. Sur le moment, je n’y comptais pas vraiment. C’est un grand peintre, il n’aurait pas le temps. Je lui avais quand même laissé notre numéro de téléphone. Je n’aurais jamais pensé qu’il m’appelle ce soir pour m’annoncer qu’il venait m’apporter les photos et il m’a même offert une toile ! » Tong Lin courut jusqu’à sa chambre pour en rapporter Nuages et pluie du mont Wushan ainsi que les photos qu’elle tendit à sa mère.
Jin Yiying regarda la peinture et les photos, pensive. Elle continuait à juger l’attitude de sa fille inhabituelle. Elle reposa les photos, regarda Tong Lin et lui dit : « Dis-moi franchement, Linlin, c’était vraiment la deuxième fois que tu le voyais aujourd’hui ?
— Mais bien sûr, maman ! répondit-elle en se baissant pour ramasser les photos sur la table basse.
— Linlin, je te pose la question encore une fois. »
Tong Lin se releva et regarda sa mère.
— Tu l’as invité à venir à la maison après ne l’avoir vu qu’une seule fois ?
— Oui, pourquoi ?
— Je n’y crois pas.
Jin Yiying plissa le front, songeuse, et ajouta : « C’est quand même curieux qu’il soit venu t’apporter ces photos justement aujourd’hui où je n’étais pas à la maison !
— C’est juste une coïncidence !
— Cela dit, quand je suis rentrée à l’improviste tout à l’heure, à voir ton empressement auprès de moi… ! Linlin, moi aussi j’ai été jeune. D’après sa façon de te parler, je suis persuadée que ce n’était pas que la seconde fois qu’il te voyait. Vous étiez déjà… »
Elle ravala les mots qu’elle était sur le point de prononcer, calma le ton de sa voix et lui demanda : « Écoute, le 2 octobre, le jour où tu es rentrée si tard, tu n’étais pas avec lui ? »
— …
Tong Lin baissa la tête.
— Et samedi dernier, vous n’êtes pas allés vous promener ensemble ?
— …
— Et la baisse de tes résultats scolaires ces derniers temps, ne serait-elle pas due à vos fréquentes rencontres ?
— …
Tong Lin se mordit les lèvres.
— Réponds, dis-moi quelque chose ! Ton silence ne fait que confirmer mes doutes. Je ne me trompe pas ? Tu n’as que dix-huit ans ! L’an prochain, tu dois rentrer à l’université ! Je sais que tu n’as que faire de ce que je dis. Alors, en admettant que tu ne tiennes pas compte de moi, tu devrais au moins tenir un peu compte de ton père, lui qui a toujours espéré que tu puisses entrer dans une grande université. Dans l’état où il est actuellement, crois-tu être digne de lui ? Linlin, comment peux-tu à ce point ne pas lui faire honneur ? Tu… »
Jin Yiying avait des sanglots dans la voix.
Et Tong Lin se mit à pleurer en silence.