32. Dendrobium nobile

En découvrant que le tableau s’était mystérieusement envolé, Song Jia eut immédiatement une bouffée de sueur froide sur tout le corps. Elle haleta : « Je me rappelle parfaitement l’avoir mis là avant de partir pour Shengguo. Comment peut-il bien avoir disparu ? »

Jin Yiying était, elle aussi, sur des charbons ardents mais en voyant la sueur perler sur le visage de Song Jia, elle jugea opportun de ne pas ajouter à son trouble. Elle se contenta de l’aider par ses questions à envisager toutes les explications possibles : Y avait-il d’autres personnes susceptibles d’utiliser ces bureaux ? Le personnel d’entretien avait-il la possibilité d’y pénétrer ? Hong Jun aurait-il pu emporter le tableau ? etc.

Tout en répondant à ces questions, Song Jia fouillait partout. Personne d’autre qu’eux-mêmes n’utilisait ces bureaux ; le personnel d’entretien pouvait bien sûr y entrer mais il était exclu qu’il touche au coffre-fort ; quant à Hong Jun, il avait bien entendu la clef du coffre mais il ignorait que le tableau était à l’intérieur ; et d’ailleurs, qu’en aurait-il fait ?

Cependant, après avoir cherché en vain, elle ne put que placer en Hong Jun ses derniers espoirs. Exténuée, elle s’effondra sur le canapé, regarda sa montre et s’exclama, non sans une pointe d’acrimonie : « Ah ! celui-là ! Où donc est-il encore passé ? Et pourquoi n’est-il pas encore rentré ? Il n’a même pas passé un coup de fil ! C’est à devenir fou ! »

Jin Yiying était assise face à elle. Elle aurait voulu prononcer quelques paroles d’apaisement mais elle fut incapable de trouver les mots justes et dut se contenter de regarder, elle aussi, sa montre à tout bout de champ. Leurs regards s’évitaient dans la mesure du possible alors qu’en même temps, elles ne pouvaient s’empêcher de chercher inspiration et réconfort sur le visage de l’autre. L’atmosphère oppressante de la pièce avait quelque chose qui vous mettait vraiment mal à l’aise. À chaque fois que l’on entendait des bruits de pas dans le couloir extérieur, elles regardaient toutes deux vers la porte d’entrée et, à chaque fois, en suivant le bruit des pas qui s’éloignaient, leurs espoirs s’envolaient, laissant place à la même déception.

Finalement, des pas s’arrêtèrent devant la porte. Celle-ci s’ouvrit et Hong Jun entra, radieux. Les deux femmes se levèrent d’un même bond. Song Jia, impatiente et nerveuse l’interpella d’emblée : « Est-ce vous qui avez le tableau ? »

Hong Jun, tout surpris par cette agression verbale inopinée, ne sut que demander : « Quoi donc ?

— Le tableau du professeur Jin, est-ce vous qui l’avez, ou non ?

— Oui, c’est moi qui l’ai.

—  Ouf ! » Les deux femmes poussèrent ensemble un grand soupir et, ensemble, se renversèrent sur le canapé avec une telle coordination dans les mouvements qu’on aurait pu croire que quelqu’un les dirigeait en battant la mesure « un, deux, trois ! ».

Elles firent même sursauter Hong Jun qui, ignorant tout de leur inquiétude, plaisanta : « Quel numéro me jouent ces deux dames ?

—  Il s’agit bien de jouer un numéro ! répondit Song Jia qui ne décolérait pas. Pourquoi donc avez-vous emporté ce tableau ?

— Pour le faire expertiser, répondit-il plein d’enthousiasme.

— Et comment saviez-vous qu’il se trouvait dans le coffre-fort du bureau ? continua-elle, toute à son propre problème et sans prêter la moindre attention à ce que disait Hong Jun à propos de cette expertise.

— Ne m’avais-tu pas dit, ce matin même, que tu t’étais servie du tableau à plusieurs reprises lors de tes tentatives de traitement par hypnose de M. Tong ?

— Mais je ne me souviens pas vous avoir dit que ce tableau était ici.

— C’est exact, mais, en y repensant, je me suis dit que vous ne l’apportiez pas à chaque fois et que le coffre-fort était l’endroit le plus approprié pour l’entreposer. C’est ainsi que, lorsque j’en ai eu besoin, j’ai pu immédiatement le trouver. » Il sortit alors le tableau de sa sacoche et le déposa sur la table basse.

— Vous êtes vraiment très perspicace ! s’exclama Song Jia qui ne savait trop si elle devait rire ou pleurer.

— Tu me flattes ! répondit-il tout en s’occupant d’ôter le journal qui enveloppait la toile.

— On ne saurait trop vanter vos mérites ! rétorqua-t-elle bien qu’elle ne fût pas d’humeur à plaisanter.

C’est alors qu’il releva la tête et qu’en regardant l’expression des deux femmes il perdit sa mine réjouie et finit par demander : « Mais qu’est-il donc arrivé ?

— Avez-vous oublié que, ce matin même, le professeur Jin nous a appelés pour nous avertir que sa fille avait disparu ?

— Ah oui ! Sur le moment je n’y ai pas vraiment prêté attention. Où en sont les choses ? On ne l’a pas encore retrouvée ?

— Nous savons où elle se trouve mais elle a été kidnappée.

— Kidnappée ? Et par qui ? » Hong Jun affichait maintenant un air grave.

Song Jia lui résuma sommairement la relation de Tong Lin avec Nan Guofeng et leur escapade, puis elle lui parla du coup de fil qu’avait reçu Jin Yiying chez elle à midi et demanda à celle-ci d’aller chercher la photographie pour la lui montrer.

— Je compte bien leur donner le tableau. S’il devait arriver malheur à Linlin, ça ne servirait à rien que je le garde même s’il est de grande valeur, dit Jin Yiying en tendant la photo à Hong Jun qui l’examina sans dire un mot.

— Il y a une inscription au dos mais nous n’avons pas compris ce qu’elle voulait dire, intervint Song Jia.

Après avoir lu ce qui était écrit au dos de la photo il leur expliqua : « viande de boucherie », ça veut dire « otage ». C’est l’expression qu’utilisent les Cantonais et les gens de Hong Kong.

Puis il examina à nouveau la photo et demanda : « Professeur Jin, Song Jia vient de me dire que vous avez téléphoné chez Nan Guofeng hier soir. Il habite bien Canton, n’est-ce pas ?

— En effet, mais quand j’ai appelé, il n’était pas chez lui.

— Professeur Jin, je suis d’accord que s’il suffisait de leur donner ce tableau pour obtenir la libération de votre fille, ce serait le moyen le plus sûr – et aussi le plus simple. Mais la question reste de savoir si l’échange aura bien lieu. À mon avis, et même en admettant que vous suiviez leurs instructions, votre fille ne vous sera pas rendue ce soir en échange du tableau et ceci pour la simple et bonne raison qu’elle n’est déjà plus à Pékin.

— Et comment le savez-vous ? demanda Jin Yiying qui ne comprenait pas.

— Vous voyez cette plante sur la photo ? Elle n’est pas dans un pot mais dans un bocal de verre. En avez-vous déjà vu à Pékin que l’on fasse pousser de cette façon ? Je suis sûr que non. Ça ne peut se faire que dans le Sud, et ce n’est pas une simple question d’habitude mais de différence de climat. Les orchidées ne peuvent pousser ainsi que sous le climat humide des régions méridionales où elles prolifèrent. C’est pourquoi je suppose que votre fille se trouve d’ores et déjà dans la province du Guangdong. En mettant les choses au mieux, le tableau que vous leur donneriez pourrait lui servir de dot !

— Et au pire ? demanda Jin Yiying dont la préoccupation principale était la sécurité de sa fille.

— Difficile à dire », avoua Hong Jun en plissant le front.

Song Jia demanda alors : « Selon vous, maître, l’enlèvement de Tong Lin aurait-il un quelconque rapport avec l’affaire de la Dasheng ? »

Cette question le fit se replonger dans un examen minutieux de la photographie. Son regard s’était soudain illuminé lorsqu’il releva les yeux pour dire à l’attention de Jin Yiying : « Song Jia parle d’or. Lorsque vous m’avez parlé de l’enlèvement de votre fille, à l’instant, j’ai pensé que c’était ce jeune peintre qui avait jeté son dévolu sur le tableau que vous possédiez et j’avais totalement laissé Shengguo de côté. Très intelligemment, Song Jia vient de me le rappeler. Vous qui êtes allée à la Dasheng, professeur Jin, cette couleur jaune d’œuf ne vous est certainement pas étrangère. » Et il lui désigna la porte que l’on pouvait voir sur la photo.

— En effet, je me souviens qu’à la Dasheng tout est de cette couleur.

— Et puis il y a aussi cette corbeille à papiers aux pieds de Tong Lin. Je trouve qu’elle ressemble tout à fait à celle que j’avais remarquée derrière la porte du bureau de votre mari.

— Vous voulez dire qu’elle se trouverait dans le bureau de son père ?

— On le dirait bien. Mais je n’avais pas remarqué la présence de cette plante. Peut-être qu’à l’époque je n’y avais pas prêté attention. Qu’en pensez-vous ?

— Je ne me souviens pas non plus l’y avoir vue. Mais il est vrai que Wenge adorait ces plantes et qu’il en avait plusieurs dans son laboratoire. En effet, Linlin pourrait bien se trouver dans le bureau de son père. Qu’allons-nous faire maintenant ? Allons-nous leur donner le tableau pour obtenir son retour ?

La voix de Jin Yiying trahissait maintenant un manque total de confiance. Hong Jun, songeur, secoua la tête de droite à gauche : « Ceux qui ont kidnappé votre fille n’ont aucune envie que l’on connaisse leur appartenance à la Dasheng. S’ils la retenaient prisonnière dans un tout autre endroit, ils pourraient encore la relâcher mais, maintenant qu’elle se trouve dans leurs murs, ils ne peuvent plus la libérer.

— Se pourrait-il qu’ils… la tuent ? osa demander Jin Yiying, la voix tremblante.

— Ce n’est pas absolument certain mais ils peuvent user de moyens impitoyables et la torturer, j’en ai peur. » Hong Jun se leva et se mit à aller et venir dans la pièce, ne cessant de se passer la main droite d’avant en arrière dans les cheveux. Jin Yiying suivait, bouche bée, les allées et venues de Hong Jun, n’osant penser à ce que pouvait être ce qu’il avait appelé des moyens impitoyables.

— Je crois que nous devrions aller à la police déposer une plainte et leur demander de nous aider à trouver le moyen d’obtenir sa libération, proposa Song Jia.

— Nous pouvons toujours aller porter plainte, répondit Hong Jun. Mais pour ce qui est d’aller la délivrer, il est peut-être déjà trop tard. Sans compter qu’il leur faudrait le concours de la police locale. Et je serais curieux de savoir comment la police de Shengguo pourrait nous venir en aide !

— Comment allons-nous donc faire ? demanda Song Jia, à court d’idées.

— Je pense qu’il faut agir sans attendre : le mieux est que nous allions nous-mêmes au secours de Tong Lin. C’est cela, partons immédiatement pour Shengguo, répéta-t-il comme pour lui-même.

Il cessa alors ses allées et venues, regarda sa montre et se tourna vers Song Jia : « Il ne doit plus y avoir de vol pour Shengguo aujourd’hui. Dépêche-toi de téléphoner pour savoir s’il y en a encore un pour Canton et prends immédiatement deux billets. Nous partons tous les deux, si tu es d’accord ; tu me seras très utile sur place.

— Aucun problème, évidemment ! » Puis Song Jia passa dans son bureau.

— Je dois venir avec vous ! revendiqua Jin Yiying.

— Non, professeur Jin. J’ai besoin que vous restiez à Pékin. Vous attendrez que nous soyons partis et vous irez trouver la police pour leur demander d’intervenir contre celui qui vous a téléphoné car il se pourrait qu’il ne soit pas seul. Je vous prierai seulement de ne pas mentionner notre départ pour Shengguo, momentanément, ni le fait que nous savons où se trouve votre fille. Votre mission consiste à ne pas donner le tableau aux kidnappeurs, sans pour autant les alarmer. Je présume qu’ils vont vous rappeler, ne serait-ce que pour vous signaler que l’échange ne devrait plus avoir lieu au même endroit. Vous n’aurez alors qu’à leur dire que vous acceptez de leur donner le tableau en guise de rançon mais à condition d’avoir la preuve que Tong Lin est saine et sauve. Dites-leur de vous fournir, par exemple, un enregistrement de sa voix. En un mot, cherchez à gagner le maximum de temps. Je suis sûr que, pour sauver votre fille, vous saurez mener à bien cette mission.

— Il y a encore un vol pour Canton aujourd’hui à 17 h 40, dit Song Jia en rentrant dans la pièce. J’ai réservé les billets. Nous n’aurons plus qu’à passer les prendre en allant à l’aéroport.

— Parfait ! Puisqu’il le faut et qu’une vie humaine est en jeu, allons affronter le danger !

Ayant ainsi parlé, Hong Jun fit, le poing droit levé, deux tours sur lui-même qui le propulsèrent violemment en avant.