Song Jia et Hong Jun reconduisirent Tong Lin à Pékin. À la sortie de l’aéroport ils prirent un taxi pour se rendre tout d’abord au cabinet ; après quoi seulement ils raccompagnèrent la jeune fille chez elle dans la voiture de Hong Jun. Tong Lin n’avait pas ouvert la bouche de tout le trajet. Elle était restée là, pétrifiée, à fixer sans raison un objet quelconque comme le bouton du gilet de sauvetage à bord de l’avion, le compteur du taxi ou encore le cordon qui fixait la housse du siège dans la voiture de Hong Jun. Dans un premier temps Song Jia avait tenté de la distraire en parlant de choses et d’autres mais, devant son absence totale de réaction, elle avait mis fin à ses tentatives, la mort dans l’âme.
Jin Yiying avait été prévenue du retour de sa fille par un appel de Song Jia. Elle n’avait cessé de se dire qu’elle ne devait pas faire de reproches à sa fille ni se laisser gagner par l’émotion et qu’elle devait au contraire accueillir joyeusement son retour. Pourtant, lorsqu’elle fut là, devant elle, en chair et en os, elle ne put contenir ses larmes. Tong Lin, en revanche, n’était pas bouleversée comme sa mère et elle n’éprouvait pas, même après toutes ces épreuves, l’envie de se jeter dans ses bras. Elle se contenta d’un banal « Maman » et d’un « Pardon » poussé dans un souffle avant de se retirer dans sa chambre, fermant obstinément la porte au nez de sa mère.
Song Jia dut dépenser des trésors d’énergie pour convaincre Jin Yiying, en pleurs, à s’asseoir sur le canapé du salon. Après quoi il lui fallut encore un bon moment pour consoler cette mère éplorée. Jin Yiying finit par essuyer les larmes qui inondaient son visage et par s’adresser à Hong Jun, honteuse : « Je vous demande pardon maître Hong, et à vous aussi, Song Jia. Vous vous êtes donné tant de mal pour sauver Linlin au péril de votre vie. Je ne devrais vraiment pas me comporter de la sorte, mais…
— Ne vous excusez pas, professeur Jin, nous comprenons ce que vous ressentez. »
Hong Jun, croyant opportun de changer de sujet de conversation, lui demanda : « Que s’est-il passé ensuite avec le kidnappeur ?
— Oh ! cet après-midi-là, après mon retour, il m’a téléphoné pour modifier le lieu du rendez-vous où je devais lui remettre le tableau. Comme vous me l’aviez conseillé, j’avais accepté de m’en servir de monnaie d’échange pour récupérer ma fille mais j’avais exigé qu’il me prouve, au préalable, qu’elle était saine et sauve. Je lui ai demandé d’enregistrer sa voix et de me donner la bande. Il s’y était tout d’abord opposé et il m’a même menacée. Mais j’ai été intraitable : pas de bande magnétique, pas de tableau. Il n’avait donc pas le choix, il lui fallait accepter mes conditions. Il m’a alors fixé un nouveau rendez-vous téléphonique pour le lendemain ; après quoi je n’en ai plus entendu parler.
— Comme il lui avait été impossible d’obtenir de son chef des instructions, il ne pouvait vous rappeler. Je parie qu’il y a longtemps qu’il est rentré à Shengguo, à moins qu’il soit allé se cacher dans quelque autre endroit. Ce genre de sale individu ne peut pourtant pas s’en tirer à si bon compte ! dit Song Jia.
— Il y a des choses contre lesquelles nous ne pouvons rien ! affirma Hong Jun, profondément affecté par cette idée.
— C’est très juste, approuva Jin Yiying qui partageait entièrement cette opinion.
— C’est pourquoi il suffit que chacun fasse ce qui est en son pouvoir pour être en paix avec sa conscience », ajouta Hong Jun qui continua sur un ton moins grave : « Professeur Jin, il m’est avis que désormais nous avons rempli la mission que vous nous avez confiée.
— Mais quelle explication donnez-vous à la maladie de mon mari et aussi à cette lettre ? s’empressa de demander Jin Yiying.
— Rien ne vous échappe. Voici justement où nous voulions en venir », dit Hong Jun qui, en se levant poursuivit : « Avez-vous un ordinateur à la maison ?
— Oui.
— Est-il équipé des programmes Richwin pour le chinois et Microsoft pour l’anglais ?
— Tout à fait : le système d’exploitation Richwin pour le chinois et MS-DOS 6.0 pour l’anglais. Wenge avait l’habitude de se servir de ces deux logiciels ; alors, je les avais installés également à la maison.
— Nous permettriez-vous d’utiliser votre ordinateur ? Ce serait plus facile pour vous expliquer. Non pas que je mette en doute votre aptitude à comprendre, mais je crains d’être moi-même incapable de m’expliquer clairement sans cela.
— Mais bien sûr, je vous en prie. »
Jin Yiying conduisit Hong Jun et Song Jia dans la pièce d’à côté, alluma l’ordinateur et mit rapidement en route les deux programmes.
— Te souviens-tu encore de ce sutra ? demanda Hong Jun en se tournant vers son assistante.
— Et comment ! Je le sais par cœur, répondit-elle.
— Voudrais-tu bien en taper les neuf caractères mais en te servant du système d’importation sans case vide ?
Hong Jun attendit que Song Jia se soit installée devant l’ordinateur pour dire, d’un ton docte selon son habitude et en prenant tout son temps : « À vous parler franchement, j’ai emprunté bien des chemins de traverse tout au long de cette enquête. Prenez par exemple cette phrase. Au début j’étais persuadé que ça devait avoir un rapport avec la loi bouddhique. Ce n’est qu’à force de retourner tout cela dans ma tête que je suis finalement parvenu à la solution. À première vue, les propos de Tong Wenge dans cette lettre semblent manquer totalement de cohérence ; on dirait qu’il a pris un bout ici et un autre ailleurs. Il passe du coq à l’âne, si bien qu’on pourrait penser que ce sont des mots sans queue ni tête, voire une totale ineptie. Cela dit, et après avoir mûrement réfléchi à leur signification, j’ai découvert qu’il y avait bien entre eux un lien d’une logique intrinsèque très rigoureuse. »
Hong Jun jeta un coup d’œil à Jin Yiying et, voyant qu’elle écoutait avec attention, continua : « Pourquoi le contenu de la lettre donne-t-il cette impression d’incohérence ? Je pense que c’est surtout dû au caractère abstrait de certains termes dont le sens n’apparaît pas très clairement. Peut-être Tong Wenge avait-il prévu que des personnes autres que sa femme étaient susceptibles de la lire et comme il ne fallait absolument pas leur laisser pénétrer le sens de certains passages, il en était venu à utiliser ce langage quelque peu obscur. Lorsque nous avons analysé le contenu de la lettre, notre préoccupation première fut de déterminer l’intention de son auteur. S’agissait-il d’un courrier tout à fait ordinaire destiné à sa famille ou bien d’un message investi d’une importante mission ? À mon avis, il s’agit d’une correspondance du deuxième type. Concrètement, Tong Wenge entendait grâce à elle confier à sa femme des faits de la plus haute importance, je dirais même un secret. C’est pourquoi chacun des mots de cette lettre, à l’exception des formules de salutation, a été écrit dans ce but. Une fois éclairci ce point, il nous était alors possible de procéder à l’analyse en fonction de la logique inhérente au message pour arriver au sens que Tong Wenge voulait lui donner.
Pour simplifier, on pourrait en résumer ainsi la première partie : “J’ai eu des mots avec certaines personnes de la société ; c’est une affaire extrêmement difficile à arranger ; il faut que je t’en informe et pourtant il m’est impossible de t’en parler ouvertement ; cette affaire a quelque chose à voir avec le tableau ancien.” Selon cette logique, il lui fallait ensuite dire à sa femme comment tirer cette situation au clair, toujours sans pouvoir s’exprimer franchement. C’est pourquoi son aphorisme, loin d’être une sorte de règle générale de philosophie de la vie, donne à Jin Yiying des instructions concrètes. Et puis il y a aussi la phrase suivante, qui est d’une importance primordiale et que j’avais négligée au début : “Il te faut utiliser toutes tes connaissances et sans trêve chercher la lumière”. Si l’on suit son raisonnement, cette phrase devait, elle aussi, donner des directives concrètes : elle n’avait rien d’innocent. Mais alors que veut donc dire : Il te faut utiliser toutes tes connaissances ? Il doit évidemment s’agir des connaissances d’ordre professionnel de Jin Yiying, de ses connaissances en matière d’informatique ; en d’autres termes, il lui fallait avoir recours à son savoir d’informaticienne pour arriver au sens caché de l’aphorisme.
— Vos propos semblent fondés, lui dit Jin Yiying, quoique pour le moment je n’y voie pas encore bien clair. Quel rapport y a-t-il entre cette phrase et mes connaissances en informatique ? Peut-être suis-je encore intellectuellement perturbée ? »
Très humblement Hong Jun répondit : « Il m’a fallu beaucoup de temps à moi aussi pour trouver la réponse. Le domaine de l’informatique est si vaste qu’à l’époque, je me suis demandé par où je devais commencer. Alors je me suis dit que si Tong Wenge avait utilisé l’ordinateur pour taper sa lettre, il devait s’agir d’une question de traitement de texte. C’est pourquoi il me fallait examiner aussi bien le système d’importation des caractères que celui de la rédaction du texte, tout cela bien sûr en me référant aux logiciels qu’il utilisait. Je me suis rappelé que son ordinateur était équipé de Richwin et de MS-DOS 6.0, ce dernier m’étant familier puisque je l’utilise également. En revanche, comme je ne connais pas très bien Richwin, dès mon retour de Shengguo, j’ai demandé à Song Jia de se le procurer. »
Hong Jun fit une pause avant de poursuivre : « J’ignore si vous en avez fait l’expérience, mais il arrive, lorsqu’on tape des caractères chinois sur un ordinateur, que le résultat à l’écran diffère totalement de ce que l’on a tapé sans que l’on sache pourquoi, surtout quand on arrive sur le côté droit de l’écran. Au début, comme je ne comprenais pas ce qui arrivait, je croyais à un dysfonctionnement de l’ordinateur. Plus tard seulement j’ai compris que c’était dû à l’inadéquation entre la largeur de l’écran et la dimension des caractères – ce qui fait que certains n’ont plus qu’une demi-case pour s’inscrire. Chacun sait que, sur un ordinateur, un caractère chinois est constitué de deux parties : en d’autres termes cela signifie qu’il occupe la place de deux lettres, raison pour laquelle il peut être séparé en deux moitiés. Mais on ne coupe pas les caractères chinois comme on coupe les mots en anglais : ces derniers étant formés de lettres, ce sont elles que l’on sépare l’une de l’autre. Les caractères chinois étant composés de traits, lorsqu’on les sépare en deux moitiés, on n’obtient pas pour autant deux autres caractères indépendants. Qui plus est, comme l’ordinateur ne compose généralement pas les caractères en deux parties gauche-droite accolées l’une à l’autre, le symbole qui apparaît à l’écran, après la coupure d’un caractère, devient quelque chose de tout à fait différent. Lorsque nous utilisons un traitement de texte, les symboles, les espacements entre les caractères, la longueur des lignes, etc., tout est déterminé par le logiciel, que nous en décidions nous-mêmes ou que ce soit la machine qui le fasse à notre place. Ceci signifie que chaque caractère que nous importons a sa place établie à l’écran. C’est comme lorsqu’on écrit sur des cahiers à gros carreaux : si on importe un caractère sur un demi-espace, ça équivaut à ne pas l’écrire à l’intérieur du carreau mais sur la ligne entre deux carreaux. Cependant, l’ordinateur n’est pas une feuille de papier : sur un cahier, les caractères que l’on a écrits à cheval sur deux carreaux conservent intacte leur forme, alors qu’avec un ordinateur, ces caractères à cheval sur la ligne de démarcation deviennent deux moitiés de caractère et, à l’écran, ils apparaissent comme deux symboles différents. Bien entendu, il arrive aussi que rien de tout cela ne se produise. Si, de part et d’autre de ce caractère à cheval sur la ligne, il y a d’autres caractères – autrement dit, s’il s’agit d’une suite de mots et non d’un seul écrit isolément, alors, la moitié gauche de chaque caractère va aller former un mot différent avec la partie droite du caractère d’à côté et la phrase prendra un tout autre sens. Professeur Jin, je n’y connais pas grand-chose en informatique : dites-moi si je me trompe. »
Celle-ci répondit tout en opinant du chef : « Avec le système des caractères chinois sans case vide, c’est en effet ce qui peut se produire. C’est pourquoi la plupart des logiciels informatiques ont conçu la méthode d’importation des caractères avec case vide pour éviter que l’on se trouve dans ce genre de situation. C’est-à-dire qu’une case vide a été ajoutée dans l’intervalle séparant deux caractères, afin d’éviter qu’il ne se produise entre eux une combinaison qui prêterait à confusion. Maître Hong, entendez-vous par là que Wenge a utilisé ce système pour écrire cette phrase ?
— Exactement ! continua-t-il ; je l’ai soupçonné d’avoir eu recours à ce principe pour vous écrire en langage codé, d’avoir, en d’autres termes, profité de ces transformations de caractères écrits aux mauvais endroits pour que sa phrase se transforme en ce sutra. Comme il craignait peut-être que vous ne pensiez pas tout de suite à cette possibilité, il vous a fourni un indice supplémentaire en écrivant : “Si tu recules d’un demi-pas, la mer est vaste et le ciel s’ouvre” ce qui revenait à vous dire : “Si tu recules d’une demi-case, alors tu comprendras !” »
Song Jia s’empressa de déplacer le premier caractère du sutra d’une demi-case sur l’écran de l’ordinateur à l’aide de la souris, après quoi elle appuya sur la touche d’effacement. Alors elle vit les neuf caractères de la phrase initiale qui avaient été déplacés sur le côté se transformer étrangement en huit autres caractères : La tache noire dans le coin inférieur droit. Jin Yiying et Song Jia ne purent retenir une exclamation de surprise.
Très satisfait de lui en voyant l’expression qui se peignait sur le visage des deux femmes, Hong Jun continua son exposé : « De toute évidence, le coin inférieur droit se réfère au tableau ancien auquel il venait de faire allusion. Je ne sais si vous avez remarqué la tache noire qui se trouve dans cet angle-là : à première vue il ne s’agit là que d’une tache tout ce qu’il y a de plus banale mais en l’observant attentivement à la loupe on peut voir en son centre une petite chose de la grosseur d’un grain de sésame incrustée dans la toile. Qu’est-ce que cela peut-il bien être ? Cette fois il nous faut avoir recours à la dernière phrase de la lettre : “Plus tard, si tu devais rencontrer quelque difficulté, tu pourras demander au ‘vieux chat’ de t’aider.” Si l’on suit le raisonnement exposé précédemment, il ne peut s’agir d’un conseil quelconque concernant la vie familiale mais bien plutôt d’une indication concrète sur la façon d’obtenir des explications sur cette lettre. Il voulait dire que si Jin Yiying rencontrait des difficultés au moment de l’interprétation du contenu de la tache noire, elle pourrait demander l’aide de son ancien camarade de classe, Dai Huayuan. Vous souvenez-vous du jour où vous m’avez demandé pourquoi j’avais pris le tableau ? En fait, j’étais allé à l’institut d’optique pour requérir son aide.
— En fin de compte, qu’y avait-il dans cette tache ? demanda Jin Yiying, impatiente de connaître le fin mot de l’histoire.
— Il y avait là un rapport que Tong Wenge avait écrit à l’intention de Meng Jili. Il l’avait microfilmé puis appliqué dans l’angle inférieur droit du tableau. Avec cette technique on peut réduire même le document le plus gros à la dimension d’un grain de sésame ! » Tout en parlant, Hong Jun avait sorti quelques photos de sa serviette qu’il tendit à Jin Yiying : « Voici les agrandissements que Dai Huayuan m’a aidé à faire d’après le microfilm et que j’ai mis dans l’ordre pour faire comme un montage. »
Jin Yiying prit les photos, parcourut des yeux l’écriture serrée et se mit à lire en silence :
Monsieur le Président-Directeur général,
Après mûre réflexion, j’ai décidé de vous écrire ce rapport. Les conclusions auxquelles je suis arrivé à l’issue d’une série d’expériences sur des animaux m’inquiètent et me préoccupent au plus haut point : notre fortifiant de la mémoire a des effets secondaires potentiels sur le cerveau humain. Son pouvoir tonifiant sur le cerveau est incontestable mais il est également susceptible d’élever le taux de cortisone qu’il contient et d’abaisser au contraire celui des hormones, ce qui réduit considérablement sa résistance à toutes sortes de virus et aggrave les risques d’amnésie ou d’artériosclérose.
Je sais pertinemment que les résultats de ces expériences peuvent avoir de très graves répercussions ; aussi les ai-je poursuivies seul et dans le plus grand secret. Je suis également parfaitement conscient de ce que signifierait, pour le fortifiant de la mémoire Dasheng, la publication de ces résultats. On dit a parfois en plaisantant que c’est mon enfant chéri et bien que je n’aie cessé de répéter qu’il était le résultat des expériences collectives de toute l’équipe du laboratoire de recherches de la Dasheng, je ne nie pas qu’il est le fruit de mon immense labeur. C’est pourquoi vous devez savoir à quoi vous en tenir quant à mon attachement à ce produit. Parfois il est vrai que je le considère comme mon enfant ! Toutefois, en mettant au point ce fortifiant de la mémoire nous avions comme objectifs d’améliorer les performances du cerveau humain et d’accroître l’intelligence des générations à venir. Si je n’informe pas le public des résultats de mes expérimentations, si je laisse les gens continuer à consommer ce soi-disant « fortifiant de la mémoire » qui, en réalité, est un poison, je serai à jamais considéré comme l’assassin du peuple chinois, voire de l’humanité tout entière, et je n’aurai plus jamais l’âme en paix !
Je sais que le fortifiant de la mémoire est l’élément vital de la Dasheng. Je vous suis également très reconnaissant, monsieur le Président, de la sollicitude et de la confiance que vous m’avez témoignées tout au long de ces dernières années. C’est pourquoi je ne veux pas publier ces conclusions sans votre consentement. Cependant, j’espère sincèrement que vous prendrez mes propositions en considération : permettez-nous donc de dire la vérité aux gens !
Nous pouvons tout reprendre à zéro et je suis persuadé que nous pouvons encore réussir !
Ci-joint le compte rendu et les données expérimentales afférentes.
Tong Wenge.
Le 25 juillet 1995.
Les paroles de son mari l’avaient émue au point de lui faire monter les larmes aux yeux. Elle semblait soudain comprendre l’état d’esprit dans lequel il s’était trouvé durant ces derniers mois. Il lui fallut attendre un bon moment avant de pouvoir feuilleter de ses mains tremblantes les photos suivantes. Il s’agissait du compte rendu des expériences auquel elle ne comprit pas grand-chose. Alors, lentement, elle s’essuya le coin des yeux du bout des doigts et releva la tête en interrogeant Hong Jun du regard, comme si elle attendait de lui d’autres explications.
Celui-ci réfléchit comme s’il cherchait ses mots, puis il continua : « Pour ce qui est de la maladie de Tong Wenge, j’ai pensé tout d’abord qu’elle était feinte. Ce n’est qu’ensuite que j’ai su que c’était vraiment le virus de la grippe qui lui avait endommagé le cerveau au point de lui faire perdre la mémoire. Mais j’avais encore des doutes : pour autant que je sache, la grippe est une maladie très courante, dont le virus se propage de façon saisonnière ; or, il est peu vraisemblable qu’une telle épidémie se soit répandue dans Shengguo aux mois de juillet et août ; comment donc avait-il été contaminé ? Sur son ordinateur j’ai découvert le compte rendu de ses expériences d’insémination de virus sur des rats, des singes et d’autres animaux – dont un certain virus portant le nom de code de “Virus Majeur” et qui avait la particularité de s’attaquer au cerveau. J’ai alors soupçonné qu’on avait pu, par un procédé quelconque, le lui injecter mais je ne comprenais toujours pas pourquoi ni comment. Maintenant, je sais. »
Il fit une brève pause avant de poursuivre : « Tong Wenge est un scientifique honnête. Il n’aurait jamais accepté de trahir la science au nom du profit ou de toute autre chose et il refusait encore plus de trahir sa propre conscience, ce qui est très rare de nos jours dans ce contexte de l’argent-roi et de déchaînement matérialiste. Il n’en comprenait pas moins le comportement de Meng Jili. Peut-être avait-il prévu que ce dernier n’accéderait pas si facilement que cela à sa demande, aussi avait-il profité de son séjour à Pékin pendant les vacances pour faire microfilmer son rapport et pour l’incruster dans le tableau ; après quoi seulement il en avait remis une copie à son patron. Celui-ci a bien sûr refusé de rendre publics les résultats des expériences. Il faut savoir que le fortifiant de la mémoire procure à la Dasheng, selon ses propres dires, un revenu annuel de plus de dix millions de yuans et, avec l’augmentation de la production consécutive à la fusion, ce chiffre aurait pu être doublé, triplé, voire quadruplé. Comment aurait-il pu se résoudre à renoncer à des entrées aussi colossales ? Peut-être a-t-il commencé par essayer de convaincre Tong Wenge en lui faisant remarquer que les résultats de ses expériences n’étaient pas d’une fiabilité absolue, qu’ils mettaient en évidence, tout au plus, une possibilité. Mais Tong Wenge est plutôt du genre têtu et, pour persuader son patron, il a dû lui révéler qu’il avait fait une copie du rapport et qu’il l’avait mise en lieu sûr ; ce sur quoi Meng Jili a dû tout essayer pour le forcer à lui remettre cette copie. C’est à Hong Kong qu’ils ont fini par se disputer et Meng Jili a été jusqu’à conduire Tong Wenge chez Su Zhiliang – dans le but de lui montrer combien il était puissant, une manœuvre d’intimidation en quelque sorte. Il est très probable qu’il avait également proféré des menaces à son égard mais quant à savoir concrètement ce qu’il a dit, ça n’a pas été possible. Il n’en reste pas moins que Tong Wenge a refusé de trahir sa conscience. Voyant qu’il ne pouvait le convaincre, Meng Jili s’est mis à surveiller de près ses contacts avec l’extérieur, y compris ses e-mails, et a fini par ourdir un complot criminel contre lui. C’est le genre d’homme prêt à tout pour parvenir à ses fins.
Il a chargé quelqu’un de faire en sorte que Tong Wenge soit contaminé par le “Virus Majeur” et il a envoyé quelqu’un d’autre à la recherche de la copie du rapport. Il soupçonnait Tong Wenge de l’avoir cachée chez lui : comme nous le savons, c’est quelqu’un d’extrêmement circonspect et prévoyant, capable selon ses dires d’anticiper les quatre prochains coups de son adversaire aux échecs. Pour ce faire, il avait depuis longtemps pris l’habitude de tout connaître de la situation familiale de ses collaborateurs les plus importants. Il avait donc placé un informateur aux côtés de Tong Lin et Tong Wenge avait attrapé le virus de la grippe comme prévu. Ce jour-là, Meng Jili avait, à dessein, éloigné le personnel qui travaillait avec Tong Wenge de façon à retarder le moment où il serait soigné et à garantir ainsi les effets de l’infection. D’une certaine façon, Tong Wenge était victime de ses propres expérimentations puisqu’il était lui-même un fidèle consommateur du fortifiant de la mémoire. Ceci était peut-être susceptible de venir corroborer les conclusions de ses expériences ce qui, bien sûr, était véritablement cruel ! Si Tong Wenge n’avait pas perdu la mémoire, Meng Jili aurait employé un autre moyen pour le faire taire. Étant donné la façon dont il s’est comporté avec nous par la suite, je ne doute pas un seul instant de sa détermination.
— Pourquoi voulait-il donc le tableau ? Savait-il par hasard que Wenge y avait caché le rapport d’expérimentation ? intervint Jin Yiying.
— Je crois que oui. C’est un homme intelligent : si nous sommes arrivés à cette conclusion, il a certainement pu y arriver aussi. N’oublions pas qu’il avait des spécialistes en informatique sous la main et qu’il en savait plus long que nous ; il savait également ce que Tong Wenge avait réellement en tête en écrivant cette lettre, aussi est-il parvenu plus facilement que nous à la vérité. En revanche, c’est le genre d’homme qui est trop sûr de lui et qui sous-estime volontiers la force de son adversaire !
— À mon avis, c’est votre force à vous qu’il a sous-estimée, n’est-ce pas ? » dit Song Jia qui se trouvait à côté et n’avait cessé d’écouter. Elle appréciait beaucoup Hong Jun ; cela dit, elle trouvait que sa façon de garder jalousement ses secrets tout au long de l’enquête avait le don d’agacer ceux qui travaillaient avec lui, aussi ne laissait-elle jamais passer une occasion de lui lancer une pique.
Lui, approuva consciencieusement, le sourire aux lèvres. Cela le rendait encore plus adorable aux yeux de Song Jia.
Jin Yiying, se rappelant aussi la lettre de l’ancêtre bouddhiste du neuvième ciel que Hong Jun lui avait donnée, le questionna : « Maître, et cette lettre que vous m’avez donnée la dernière fois, qu’en était-il exactement ? Y avait-il un rapport avec la maladie de Wenge ? »
Tout en réfléchissant l’avocat répondit : « Je pense qu’il n’y a pas de lien direct entre les deux. Bien sûr, cette lettre était l’un des moyens auxquels Meng Jili a eu recours pour essayer de convaincre Tong Wenge de lui remettre le double du rapport ; il savait que ce dernier se rendait souvent au Temple de Shengguo et que, de plus, il s’intéressait au bouddhisme, aussi a-t-il songé à se servir de la force de persuasion de ce genre de lettre pour le faire céder, mais Tong Wenge n’a jamais eu l’occasion de la lire.
— Comment savez-vous qu’il ne l’a pas lue ? Ne l’avez-vous pas justement trouvée dans son bureau ? Et, qui plus est, ouverte ? lui demanda Jin Yiying, quelque peu désorientée.
— Je ne pense pas que ce soit lui qui a ouvert l’enveloppe, dit Hong Jun. Professeur Jin, savez-vous comment votre mari ouvre d’ordinaire son courrier ?
— Heu… Je n’y ai jamais vraiment prêté attention.
— En observant les autres lettres qui se trouvaient dans son bureau j’ai constaté qu’il avait une façon bien à lui de déchirer les enveloppes. Il commençait toujours par faire une encoche très propre en forme de triangle dans le coin supérieur droit, après quoi il y passait le doigt pour ouvrir l’enveloppe, ce qui d’ailleurs reflétait bien son naturel méthodique. Vous n’aviez pas remarqué cette habitude chez lui, professeur Jin ?
— Maintenant que vous le dites, ça me revient. C’était en effet sa façon de procéder.
— En revanche, ce n’est pas ainsi que l’on a ouvert la lettre en question. Elle a été déchirée n’importe comment sur le côté droit. Bien que le geste qui consiste à décacheter une enveloppe soit un geste relativement simple, il reflète des habitudes caractéristiques du comportement de chacun ; c’est ce que l’on appelle la forme définitive de la personnalité comportementale et ces caractéristiques sont assez constantes, c’est pourquoi j’en ai déduit que ce n’était pas lui qui avait ouvert cette lettre.
— Qui était-ce alors ?
— Certainement ceux que Meng Jili avait chargés d’inspecter le bureau de Tong Wenge après que celui-ci fut tombé malade. Ayant découvert cette lettre encore cachetée et qui n’avait joué aucun rôle dans ce qui avait précédé, ils ont peut-être pensé qu’elle pouvait servir à quelque chose ; en l’occurrence, elle devait perturber notre enquête. En réalité elle avait été placée là à notre intention. C’est pourquoi non seulement ils l’ont ouverte, mais ils y ont aussi ajouté la date pour nous faire croire que la maladie de Tong Wenge était le châtiment infligé par l’ancêtre bouddhiste du neuvième ciel ou bien pour nous indiquer que d’autres personnes cherchaient à s’emparer du tableau. Bref, ils ont pensé utiliser cette lettre pour entraîner notre enquête sur une fausse piste. Je dirais carrément que leur manœuvre n’était pas très habile ! Est-ce que, par hasard, ils croyaient nous avoir aussi facilement ? C’était tout à fait ridicule !
— Maître, vous avez dit “Ils”, Meng Jili avait donc des comparses ? demanda Jin Yiying.
— Assurément, il en avait. Mais c’est un autocrate et ses comparses sont tous sous ses ordres. Le plus important d’entre eux, c’est son assistante : He Mingfen !
— He Mingfen ? » s’exclama Jin Yiying tandis que l’expression de sentiments mêlés se peignait sur son visage…