8. Projet de traitement

À peine eut-elle raccroché que Song Jia eut des remords. Elle éprouvait pour Hong Jun un sentiment à la fois extrêmement complexe et tout à fait étrange. Elle savait qu’il ne la mènerait à rien et qu’elle ne pouvait pas même en faire état car elle n’aurait jamais le cœur de porter atteinte à cet amour quasiment divin que se vouaient mutuellement Hong Jun et Xiao Xue. Ceci, non seulement pour le bien de sa demi-sœur, mais aussi pour celui de Hong Jun. Et, en même temps, il lui était impossible de se libérer de ce qu’elle ressentait pour lui – et qu’elle appelait sa douce torture.

Hier matin, après lui avoir dit au revoir à l’aéroport, elle s’était sentie comme perdue. C’était toujours ainsi à chaque fois qu’ils se séparaient car elle avait pris l’habitude de passer tout son temps avec lui. Bien qu’ils ne fassent que travailler ensemble, le fait de le voir chaque jour et, chaque jour, de pouvoir parler, pouvoir rire avec lui suffisait à la combler. Inconsciemment, elle considérait Hong Jun comme faisant désormais partie intégrante de sa vie, raison pour laquelle elle se sentait abandonnée à chaque fois qu’il s’absentait. Au moment de se quitter à l’aéroport il lui avait dit : « Il se pourrait que demain je t’appelle. » Un mot prononcé à la légère peut paraître intentionnel à celui qui l’écoute : Hong Jun avait dit cela sans y réfléchir, mais ses paroles étaient restées gravées dans le cœur de Song Jia et de fait, la veille au soir, elle était restée au bureau à attendre ce coup de fil. Elle se disait que, peut-être, il se serait senti tellement seul dans cet hôtel qu’il aurait pu avoir envie de lui téléphoner ! Et, comme elle savait qu’à moins d’une urgence il ne se serait pas permis de la déranger chez elle, elle était restée à attendre au bureau. Elle y resta fort tard et finalement perdit espoir.

Le lendemain elle expédia les affaires courantes l’esprit ailleurs, car elle ne cessait de se faire du souci pour Hong Jun : était-il parvenu jusqu’à Shengguo sans encombre ? Ne lui était-il rien arrivé de fâcheux ou d’imprévu ? Elle eut l’impression que la journée n’en finissait pas et elle eut toutes les peines du monde à faire traîner les choses jusqu’au soir. À 21 heures, elle n’avait toujours pas reçu son appel et s’inquiéta encore davantage. Elle savait qu’il devait descendre à l’hôtel Shengguo, puisqu’elle avait fait elle-même la réservation. Elle appela donc la réception où on lui confirma que Hong Jun avait la chambre 410 dont elle nota le numéro de téléphone direct. Elle eut beau faire et refaire ce numéro, personne ne répondait. Lorsque enfin elle réussit à joindre Hong Jun, ce fut pour découvrir qu’il n’avait jamais eu l’intention de lui téléphoner. Sous le coup d’une rancœur incompréhensible dont elle ignorait l’origine, elle avait mis fin à la communication et avait raccroché. Maintenant, elle regardait l’appareil, objet inerte et silencieux, avec un sentiment mêlé, regret et impuissance. Complètement démoralisée, elle n’avait plus qu’une chose à faire : rentrer chez elle.

Le jour suivant, c’était la fête nationale. Elle ne mit pas le nez dehors de toute la journée et resta chez elle à lire nonchalamment pour d’ultimes révisions en vue de l’examen final de ses études d’avocat. L’imminence de l’épreuve ne parvenait ni à la préoccuper ni à l’enthousiasmer. Elle gardait les yeux rivés sur son livre, mais son cerveau se refusait tout bonnement à en absorber le contenu. Elle n’arrêtait pas de penser à Hong Jun et à l’affaire Tong Wenge ; elle aurait bien aimé savoir si oui ou non l’enquête de Hong Jun à Shengguo se déroulait de façon satisfaisante. Soudain, il lui vint une idée : pourquoi ne ferait-elle pas quelque chose pour l’aider ? Il ne l’avait chargée d’aucune tâche particulière afin qu’elle puisse se consacrer entièrement à la préparation de son examen mais ça ne signifiait pas forcément qu’il lui était interdit de s’occuper de l’affaire. Elle se mit à réfléchir à la maladie de Tong Wenge ; il est vrai que s’il lui était possible, grâce à ses connaissances en psychologie, de lui faire recouvrer la mémoire, Hong Jun verrait en elle l’auteur d’une prouesse. Elle décida qu’elle se devait de lui préparer une heureuse surprise !

Elle entreprit donc un examen minutieux du cas Tong Wenge. À partir de ce qu’elle avait étudié durant ses études en psychologie et de la lecture des quelques livres qu’elle consulta, elle conçut alors pour lui un projet de traitement. Dans l’après-midi elle téléphona à Jin Yiying pour lui faire part de son idée. Quoique pas très rassurée au début, celle-ci finit par se laisser convaincre. Elles prirent donc rendez-vous directement à l’hôpital pour le lendemain après-midi.

2 octobre. Sous le ciel dégagé et dans l’air vif de l’automne, Song Jia arriva, débordante d’enthousiasme, à l’hôpital. Comme Jin Yiying s’était déjà occupé d’obtenir l’accord du médecin, elles purent emmener Tong Wenge pour le conduire jusqu’à la Résidence de l’Amitié où Hong Jun avait son cabinet. Song Jia revêtit alors une blouse blanche et un bonnet blanc de médecin tandis que Jin Yiying prévenait son mari : « Le docteur Song va te soigner. Tu devras bien l’écouter.

— J’écouterai bien », répondit très sérieusement Tong Wenge.

Song Jia l’emmena dans son propre bureau et le fit asseoir dans son fauteuil pivotant. Elle baissa le store et alluma le lampadaire qui répandit une lumière tamisée. Elle se plaça alors face à lui et lui dit d’une voix douce : « Tong Wenge, fermez les yeux, ne pensez plus à rien et écoutez-moi attentivement. C’est bien compris ? »

À peine avait-il fermé les yeux qu’il les rouvrit pour dire : « Il faut que j’aille aux toilettes. »

Jin Yiying qui était à côté lui dit que ce n’était pas possible pour l’instant.

— J’ai envie de faire pipi, je ne peux plus me retenir, répliqua-t-il en se tournant vers elle.

Très gênée, Jin Yiying s’excusa auprès de Song Jia : « Il n’y a rien à faire ! Nous devons l’y laisser aller.

— Aucune importance », la rassura-t-elle.

Lorsqu’il revint, Song Jia le fit de nouveau s’asseoir et elle lui répéta ce qu’elle lui avait dit juste avant. Tong Wenge ferma les yeux et prit un air concentré.

— Maintenant nous allons commencer, prévint Song Jia. Vous allez répéter ce que je dis, mais à voix basse.

— Maintenant nous allons commencer. Vous allez répéter ce que je dis mais à voix basse, commença-t-il immédiatement à répéter, en baissant soudain la voix pour prononcer les derniers mots.

— Cette phrase ne compte pas, on commence à partir de la prochaine, expliqua patiemment Song Jia.

— Cette phrase ne compte pas, on commence à partir de la prochaine, répéta-t-il encore.

Song Jia avait une irrésistible envie de rire mais elle se retint. Elle réfléchit un instant et reprit : « Maintenant on commence.

— Maintenant on commence, répéta Tong Wenge.

— Plus bas.

— Plus bas.

— Encore plus bas.

— Encore plus bas.

— Plus lentement.

— Plus lentement.

— Très bien.

— Très bien.

— Je m’appelle Tong Wenge.

— Je m’appelle… non, tu ne t’appelles pas Tong Wenge : Tong Wenge c’est moi. »

Soudain, il ouvrit les yeux.

— Fermez les yeux, continua-t-elle d’une voix douce mais ferme, tout en lui faisant signe de baisser les paupières.

Tong Wenge hésita un instant puis ferma les yeux et répéta : « Fermez les yeux. »

— Je m’appelle Tong Wenge.

— Je m’appelle Tong Wenge.

— Yiying, tu me manques beaucoup ainsi que Linlin.

Song Jia avait déplié la lettre de Tong Wenge à sa femme qu’elle avait préparée et se mit à la lire, une phrase après l’autre. Tong Wenge répéta, phrase par phrase, après elle. Dans le silence du bureau les deux voix retentissaient d’un timbre irréel. Jin Yiying regardait son mari avec de grands yeux. Enfin, Song Jia arriva à la fameuse phrase. Elle lut les caractères petit à petit pour en faciliter la répétition.

— Charger un projet

— Charger un projet

— une fourmi

— une fourmi

— six douves

— six douves

— le crépuscule quémande

— le crépuscule quémande

— la mansuétude est rare.

— la mansuétude est rare.

— Si tu recules d’un demi-pas,

— Si tu recules d’un demi-pas,

— la mer est vaste et le ciel s’ouvre.

— la mer est vaste et le ciel s’ouvre.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Répondez-moi : Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Qu’est-ce que…

Tong Wenge ouvrit lentement les yeux et regarda Song Jia sans dire un mot, comme s’il essayait de toutes ses forces de se souvenir. Les deux femmes étaient suspendues à ses lèvres dans l’espoir d’une réponse. Il fronça les sourcils puis, lentement, porta son regard sur son épouse ; ses lèvres frémirent, il se mit à chuchoter : « Tu m’achèteras des glaces ? »

Un moment interdites, Song Jia et Jin Yiying, sans s’être donné le mot, eurent le même sourire teinté de déception.

Tong Wenge regarda sa femme et, inquiet, lui demanda : « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? »

Celle-ci s’arrêta de rire et lui répondit, non sans une certaine tendresse : « Rien du tout. C’est seulement que tu ne devais pas parler à ce moment-là. Il faut que tu répondes aux questions du docteur Song. Que veulent dire les deux phrases de tout à l’heure ?

— Quelles deux phrases ? »

Song Jia lui redit l’aphorisme ainsi que l’indication qui suivait. Il secoua la tête en signe de dénégation tandis que dans ses yeux on pouvait lire sa totale incapacité à comprendre. Il se tourna vers sa femme : « Je veux aller aux toilettes. J’ai besoin de faire pipi. »

Elle l’accompagna jusqu’à la salle de bains. À son retour, il semblait légèrement agité ; il ne voulut pas se rasseoir sur la chaise et n’arrêtait pas de réclamer des glaces à sa femme. À contrecœur, celle-ci suggéra à Song Jia : « Peut-être pourrions-nous en rester là pour aujourd’hui. »

Song Jia approuva d’un signe de tête : « Dans ce genre de traitement, il faut être patient et procéder par étapes. Je pense que nous avons quand même obtenu quelques résultats aujourd’hui. Nous essaierons à nouveau demain ; et j’ai bien envie de voir un peu aussi comment il réagit devant l’ordinateur. »

Song Jia les raccompagna à l’hôpital dans sa voiture. En chemin, Jin Yiying acheta un Esquimau glacé pour son mari qui se mit à le lécher avec délectation. Il n’arrêtait pas de demander à sa femme : « Tu en veux ? », mais, quand elle acquiesçait, il ne la laissait pas faire et son visage s’illuminait d’un étrange sourire. Song Jia, qui avait vu toute la scène dans son rétroviseur, ne goûtait pas du tout le spectacle.

Elle quitta l’hôpital et rentra chez elle. Le soir, elle dîna avec ses parents ; après quoi elle se rendit au cabinet dans l’intention de téléphoner à Hong Jun pour discuter avec lui de son projet de traitement. Elle avait déjà soulevé le combiné lorsqu’elle se ravisa ; elle décida d’attendre de nouveaux résultats pour mieux le surprendre. Elle reposa donc l’appareil, alluma l’ordinateur et y entra la phrase de Tong Wenge afin de préparer la seconde étape du traitement pour la séance du lendemain. Lorsqu’elle eut fini de taper la phrase, les paroles de Tong Wenge lui revinrent à l’esprit : « Tu m’achèteras des glaces ? » « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? » Pourquoi voulait-il toujours que l’on aille lui acheter des glaces ? Quel sens spécifique donner à ces mots ? se demandait-elle. Est-ce que par hasard… Soudain, la sonnerie du téléphone retentit. Elle se dit que ça devait certainement être Hong Jun et, toute joyeuse, elle décrocha.

À l’autre bout du fil, elle entendit la voix angoissée de Jin Yiying : « Mlle Song, je suis désolée de vous déranger à cette heure ! Mais je ne sais vraiment plus quoi faire. Je viens d’appeler chez vous mais votre mère m’a dit que vous étiez retournée au bureau.

— Qu’est-il arrivé ?

— Linlin a disparu ! Ce matin, nous avions convenu de dîner ensemble à la maison, mais elle n’est toujours pas rentrée. »

Song Jia savait que Tong Lin dite « Linlin » était la fille de Jin Yiying.

— N’aurait-elle pas pu aller chez une amie ? lui suggéra- t-elle.

— J’ai déjà appelé tous ceux chez qui elle aurait pu aller, en vain. Voyez-vous, quoi qu’elle fasse pendant la journée, elle rentre toujours à l’heure dite, et si elle avait eu un imprévu, elle aurait laissé un message sur le répondeur. Cependant…

— Ne vous inquiétez pas.

— Je suis extrêmement préoccupée ! La maladie de mon mari lui a porté un coup très dur : elle a toujours adoré son père. Je ne sais plus ce que je pourrais faire s’il lui arrivait quelque chose !

Suffoquée par les sanglots, elle ne put continuer.

Song Jia imaginait parfaitement l’état d’esprit dans lequel devait se trouver Jin Yiying à cet instant. « J’arrive immédiatement », lui dit-elle.