13

 

Assez tardivement dans la rédaction de ce texte – il était presque bouclé – s’est posée la question de la retranscription (de l’émission). Un parcours rapide mais rigoureux sur le réseau inventoriait des propositions pauvres, mimétiques (théâtre, scénar, dialogues dans le récit), à l’image des imitations de livres, amusantes (coin qu’on soulève d’un clic et qu’on rabat comme une page, bruit afférent de type sssssssiap, première de couverture, quatrième de couverture, etc.). Une imitation de livre est amusante. Je dirais qu’une imitation de radio dans un livre est, est amusante. J’en ai trouvé une, très simple, dans un livre sur Gertrude Stein. Mais d’abord, je vais vous raconter qui est Stein, et singulièrement l’état du débat autour de son œuvre, ne doutant pas que l’état du débat autour de son œuvre ou son œuvre sont moins familiers que l’état du débat par exemple ou l’œuvre de Pierre Michon (en France).

 

C’est une femme assez forte qui habita longtemps rue de Fleurus.

 

Maintenant son œuvre : les répétitions excessives dans un texte, pense-t-on, coupent ce texte de ce à quoi il fait référence – la réalité. Si vous dites une fois chou-fleur, vous visualisez le chou-fleur, son allure de champignon atomique à jamais fixée, et presque vous inhalez ce parfum un peu aigre qu’il exhale lorsqu’il est cuit – c’est ce qu’on pense. Si vous dites deux fois de suite chou-fleur (chou-fleur chou-fleur), vous voyez deux fois plus de choux-fleurs, les voyez-vous ? Si vous dites trois fois de suite chou-fleur très vite, vous commencez à être frappé, ou perturbé, par cette accumulation de ch, de ou, de fl, etc., si bien qu’il ne reste plus au chou-fleur authentique qu’une mince fenêtre pour ainsi dire se signaler à votre attention – furtivement il paraît. Si vous dites une série de fois x chou-fleur, eh bien le chou-fleur abandonne la partie, il finit par abandonner la partie, c’est l’accumulation capitaliste (je ne parle pas d’accumulation primitive du capital mais d’accumulation capitaliste), plus rien ne vaut rien, ou plutôt rien vaut plus rien, les mots ne sont plus sont autant de particules se croisant et combinant, ils participent à une combine positive ils participent, participent sans parti pris car ce ne sont que des mots après tout écrire trois mille fois de suite chou-fleur ne fera pas baisser le cours du chou-fleur, le cours du chou-fleur ne va pas s’effondrer et vous ne mettrez pas deux mille agriculteurs à la rue parce que vous avez écrit trois mille fois de suite chou-fleur, et cela, Stein l’a bien compris. Donc, certains pensent que ce qui intéressait avant tout Stein, c’était la combinatoire, la combinaison, la combine, et non la suscitation du chou-fleur sur la page. Certains pensent que, bien que chou-fleur revienne plus souvent qu’à son tour, en l’observant bien, on notera qu’il est tout de même un peu là, sinon figure, du moins fait de la figuration.

 

L’état du débat sur une émission de radio retranscrit Marjorie Perloff. Je veux dire que Marjorie Perloff, de Stanford (University), retranscrit partiellement une émission de radio où deux spécialistes de Stein débattent de son œuvre ; elle prend ce qui l’intéresse et néanmoins résume : tous deux sont d’accord pour la version 1 – Gertrude combine, elle joue ; le chou-fleur de la réalité, elle se le carre.

 

Personnellement, je crois que Stein dit quelque chose, parce que si Stein ne dit pas quelque chose, alors c’est que je ne dis pas quelque chose non plus ici, et ça, c’est embêtant. Évidemment que mon chou-fleur sur une page ne vous donnera pas plus d’aigreur d’estomac que l’e-book ne vous remplira les narines de l’odeur de vos livres d’enfance. Mais enfin tout n’est pas si simple, et même, tout est confus – j’y reviendrai.

 

En attendant, je vais me servir du système Perloff, de Stanford, pour retranscrire une conversation avec Brigitte un peu longue (la conversation) :

 

Quand Brigitte demande à son auditrice si son anecdote permet, ou pas, de mieux comprendre où peuvent se situer les points de fixation du sentiment sexuel, l’auditrice acquiesce. À un moment donné, on sent qu’elle s’égare (des vacances au Maroc, les charmeurs de serpents de la place Djema el Fna, un jus d’orange dans une carriole sur un trottoir), « Vous avez un souci avec les Arabes ? », demande alors Brigitte, et l’auditrice répond non, ajoutant que d’ailleurs ce n’était pas un Arabe mais un Berbère, et que d’ailleurs ce n’est pas elle qui le dit mais lui, qu’il a prévenu dès le début qu’il était berbère et non arabe, et qu’apparemment ça lui tenait à cœur. Brigitte suggère à l’auditrice qu’elle dissimule peut-être sa propre gêne par rapport à une question d’identité derrière l’insistance de ce Berbère pour dire qu’il n’est pas arabe. L’auditrice acquiesce, et même abonde en ce sens lorsqu’elle se souvient que son père lui a foutu une frousse bleue un jour quand elle est revenue à la maison avec une petite copine arabe. Et en effet, on se concentre pendant tout le reste de la conversation sur le problème du père qui serait toujours présent dans le cerveau de la fille quand elle a affaire sexuellement, ou potentiellement sexuellement, à quelqu’un qui n’est pas de sa propre identité selon son père. Et Brigitte reprend la balle au bond pour demander à l’auditrice si maintenant qu’elle en a parlé en public, qu’elle a finalement publié sa gêne, celle-ci ne se détacherait pas en quelque sorte d’elle-même, ne deviendrait pas une forme d’énoncé flottant à destination et à disposition de l’ensemble des auditeurs, oui, à leur disposition, pour qu’ils en fassent ce que bon leur semble, que ça les aide ou que ça les indiffère, et Brigitte précise : « À présent, pensez-vous que dans la même situation, vous réagiriez de la même façon ? » L’auditrice répond que plutôt pas tout à fait, « voilà », dit Brigitte, que maintenant que c’est dit c’est fait, et qu’elle comprend que ça a certainement beaucoup d’échos pour tout le monde, « exactement », dit Brigitte, qu’elle n’est pas un cas particulier, « certainement pas », et que maintenant son histoire sert à toutes les histoires.

 

Est-ce que les conclusions de la retranscription de Marjorie Perloff de l’émission de radio à propos de Stein doit servir uniquement à Marjorie Perloff, aux spécialistes de Stein et à moi-même ?

 

– Certainement pas.

 

Est-ce qu’elles ne sont pas tout aussi bien à leur place ici sur une page de, admettons, littérature, à disposition de qui veut bien la lire ?

 

– Exactement.

 

Est-ce que les retranscriptions techniques universitaires ne fournissent pas des modèles tout aussi adéquats que les efforts d’imitation littéraire sur le Net quand on a besoin d’un compte rendu de conversation ?

 

– Voilà.

 

Est-ce qu’en matière de, admettons, retranscription, les experts ne sont pas toujours un peu novices et est-ce que les novices ne deviennent pas un peu experts lorsqu’ils prennent connaissance des retranscriptions d’experts à propos de Stein, du sentiment sexuel, du transfert ou de Genet ?

 

– Certainement. Voilà. Exactement.

 

De son vivant, l’une de mes grands-mères me racontait, venue tout droit du sentiment médiéval, c’est-à-dire du penser médiéval, l’histoire réelle suivante : une amie à elle (c’est toujours ce qu’on dit quand on est directement concerné), enceinte, était allée au zoo. Elle y était tombée en arrêt devant la cage de l’orang-outang. Elle avait longuement regardé ce singe. À l’accouchement, on avait observé sur le bras du bébé une tache, en tout point semblable à un morceau de peau d’orang-outang, chair avec des poils rouges (j’ai moi-même à la naissance une tache, sorte de framboise à la pliure du coude, qu’on cryogénise). Je me souviens des yeux excités et brillants de ma grand-mère lorsqu’elle me racontait cette histoire. Dévote d’une part, elle explosait de rire quand on lui disait d’autre part des histoires de caca. À la mort de cette femme a disparu pour moi le sens vivant de quelque chose de très ancien, qui avait survécu jusque-là par elle, sans rapport apparent avec l’ambiance générale de l’époque (les années 1960-1970). Elle refuse longtemps d’acheter un frigo et le beurre fond tous les étés : c’est de l’huile. Par elle encore, je peux comprendre Pasolini sans lire Pasolini. Ou en le lisant, ou sans le lire. Elle vivait exactement ce qu’il explique – la fin d’un monde rural, avec sa langue, ses façons de faire penser, avant la télévision (elle arriva fort tard, à la demande expresse de mon grand-père, qui la regardait pour ainsi dire en cachette dans une pièce sombre aux volets rabattus où l’on ne faisait jamais rien). Aujourd’hui ou dans quelque temps, on ne pourra comprendre Pasolini qu’en lisant Pasolini. Moi-même, j’ai été frappée de l’y voir, et de retrouver un peu ma grand-mère, dans les films – pour la télévision – des Siciliens Cipri & Maresco. Le cyberbouquin a ceci de sympathique qu’on clique et qu’apparaît un film de Cipri & Maresco (j’en choisirai un bon) – ainsi vous pourrez saisir un peu de ma grand-mère et avoir une idée de Pasolini et de l’Italie qu’il décrit, même sans l’avoir lu.