NOTICE
Les traités 22-23, qui n'en formaient sans doute qu'un seul à l'origine, exposent la théorie plotinienne de la participation du sensible à l'intelligible. Si importante soit-elle pour le platonisme, cette question n'a pas reçu de solution détaillée chez Platon. Lorsqu'il discute de la participation du réceptacle aux formes intelligibles, ce dernier se contente de souligner le caractère mystérieux et embarrassant de ce phénomène (Timée 50c et 51a-c). Plotin forge donc lui-même les arguments appropriés, parce qu'il désire justifier davantage la participation et en élucider le fonctionnement. C'est qu'il adhère sans réserve à cette doctrine. Dès ses premiers traités, il admet deux principes chers aux platoniciens : la forme intelligible est présente tout entière à chacune des choses sensibles (Parménide 131a-b) ; l'âme du monde s'étend à l'univers tout entier (Timée 34b-36e). Ces principes occupent une place de choix dans l'économie des traités 2, 4, 8, 10 et 21, dont les traités 22-23 reprennent et défendent les thèses. Nous tenons sans doute en 22-23 l'exposé le plus abouti, chez Plotin, de l'être intelligible, de sa puissance, de son extension, comme de la manière dont le sensible en dépend, c'est-à-dire de la participation.
Les traités 2, 4 et 8 préparent le terrain pour les traités 22-23. Ayant établi l'incorporéité de l'âme contre le matérialisme stoïcien, le traité 2 (IV, 7) soutient que cette incorporéité permet à l'âme d'être tout entière en plusieurs endroits, car elle ne possède ni quantité ni masse. Poursuivant son exposé dans le traité 4 (IV, 2), Plotin établit la distinction entre un monde sensible et un monde intelligible, dont il décrit les caractéristiques : le sensible est divisible, il ne reste pas identique, il possède une grandeur, une masse et un lieu, alors que l'intelligible est indivisible, reste identique et ne possède ni grandeur ni masse ni lieu. C'est pourquoi l'âme, qui appartient à l'intelligible, peut s'étendre à l'univers entier sans pour autant être divisée. Et enfin, le traité 8 (IV, 9) formule à son tour la même thèse, mais il ajoute que toutes les âmes n'en font qu'une. Plotin défend l'idée selon laquelle plusieurs âmes peuvent provenir d'une seule et même âme. En vertu de son incorporéité, une âme unique peut se trouver en plusieurs choses à la fois. Cette unité reste en elle-même, mais une pluralité naît d'elle.
Ce bref rappel met en évidence la récurrence, chez Plotin, du thème de l'omniprésence de l'âme et de l'intelligible dans le sensible. On comprend mieux alors à quel point cette doctrine, acceptée jusqu'ici sans procès, mérite une justification. Il faut expliquer comment l'âme du monde peut s'étendre à l'univers entier, puis comment l'âme présente dans un corps reste une et la même en chaque endroit du corps.
Comme Plotin le souligne, l'omniprésence est un concept familier, car nous avons tous la notion d'un dieu présent à l'univers entier (23 (VI, 5), chap. 1 et 4). Cette opinion n'est toutefois incontestable qu'en apparence, car dès que nous cherchons à l'expliquer, notre raison vacille. Parce que nous voyons la division régner dans les corps, nous nous imaginons que l'âme est divisée en même temps que les corps. Voilà, dit Plotin, l'erreur qui nous empêche sans cesse de voir la réalité véritable : nous laissons la sensation nous convaincre que la réalité réside seulement dans les corps. Il faut donc affranchir notre conception de l'intelligible des caractères qui sont propres aux objets de la sensation. La meilleure façon d'y parvenir consiste à énumérer de nouveau toutes les propriétés de l'intelligible : il est indivisible, il reste identique et il ne possède ni grandeur, ni masse, ni lieu. Mais Plotin va plus loin, affirmant que ce n'est pas l'intelligible qui se trouve dans le sensible, mais que c'est le sensible qui se trouve dans l'intelligible (22 (VI, 4), chap. 2). Plotin accorde ici une nouvelle acception au mot « lieu ». L'intelligible ne peut en effet se trouver en autre chose, car il est identique à l'être et l'être ne peut se trouver dans le non-être. Le non-être pouvant en revanche se trouver dans l'être, le monde sensible se trouve dans l'intelligible, c'est-à-dire dans l'être. C'est ainsi qu'« être partout », selon Plotin, équivaut à « se trouver dans l'être ». Autrement dit, l'intelligible ne se trouve pas partout comme s'il se trouvait en chaque chose comme en son lieu ; il est présent à chaque chose dans la mesure où chacune est un être. Étant l'être, l'intelligible ne peut que se trouver en chaque être, un et indivisible.
Plotin comprend l'indivisibilité de l'intelligible de deux manières distinctes, que l'on peut qualifier d'« horizontale » et de « verticale ». En imaginant, comme le fait souvent Plotin, que le monde sensible se trouve au-dessous de l'intelligible, la division « verticale » impliquerait que l'intelligible vienne s'apposer sur le sensible tout en se divisant partie par partie : l'intelligible se fragmenterait en autant de parties qu'en compte l'univers sensible. Ce point de vue correspond à l'objection dite du « voile » et qui est énoncée dans le Parménide (131b-c). À Socrate, qui défend l'unité de la forme intelligible qui vient sur les multiples corps sensibles, Parménide objecte que la forme peut venir sur les corps à la manière d'un voile qui s'étendrait sur plusieurs hommes : chaque homme ne recevrait qu'une partie du voile, et non pas le voile tout entier. Plotin contourne aisément cette difficulté, car l'exemple du voile implique un corps, alors que l'âme est évidemment incorporelle. C'est pourquoi Plotin reprend souvent l'exemple de la lumière du jour, à l'instar de Socrate en Parménide 131b, puisque la lumière est selon lui incorporelle. Parce que la divisibilité n'appartient qu'à un corps, c'est-à-dire à ce qui possède une grandeur et une masse, et que l'intelligible ne possède ni corps, ni grandeur, ni masse, rien n'empêche que la forme qui vient sur plusieurs choses reste une. Quant à la division « horizontale », elle impliquerait la séparation du sensible et de l'intelligible, à la manière de deux plans d'existence qui ne seraient aucunement liés. Voilà une nouvelle absurdité, estime Plotin, car il est évident que le monde sensible est une copie du monde intelligible et qu'il ne peut survivre sans son modèle. La relation de modèle à copie que le monde intelligible et le monde sensible entretiennent est une relation de dépendance unilatérale, puisque l'intelligible est autarcique, alors que le sensible, faible et dépourvu, lui doit son existence.
Plotin considère que la participation n'est possible que si l'intelligible reste en lui-même, immobile et identique, tandis que les corps viennent se presser autour de lui. Il accuse l'importance du rôle que les corps jouent dans leur propre formation : chaque corps s'avance vers l'âme et reçoit d'elle la part d'intelligible qu'il est en mesure de supporter. Plotin introduit ici un axiome capital tant pour sa théorie de la participation que pour toute sa doctrine de la procession : ce qui participe d'une autre chose ne peut recevoir qu'imparfaitement la puissance de son modèle et n'en reçoit que ce qu'il peut en prendre. Tout comme l'Intellect ne peut recevoir la suréminence de l'Un, mais le reçoit en l'espèce de formes multiples, et tout comme l'Âme ne peut recevoir l'unité-multiple de l'Intellect, mais fragmente les formes en les recevant comme des raisons (lógoi), de même le corps qui se tourne vers l'Âme ne peut la recevoir en toute son indivisibilité, mais il reçoit, dans la division qui lui est propre, cette forme qui pourtant était une à l'origine. L'Âme n'est donc pas responsable de la division des corps : ce sont les corps qui s'approchent et qui reçoivent chacun l'âme qu'ils peuvent recevoir, même si l'Âme entière leur est présente. Chaque corps étant différent, il reçoit de l'Âme une âme différente de celle que reçoit un autre corps. C'est ainsi qu'il faut comprendre qu'une Âme unique peut produire plusieurs âmes. L'Âme contient toutes les âmes en elle à la manière d'une science qui contient en elle tous les théorèmes : tous les théorèmes sont présents et peuvent être déduits de l'ensemble, sans qu'aucun d'eux, considéré individuellement, n'existe nécessairement en acte. De sorte que l'Âme et l'intelligible, répète inlassablement Plotin, sont illimités, multiples et ne font pas défaut. En d'autres termes, l'Âme ne possède pas en elle une quantité définie d'âmes, qu'elle distribuerait aux corps jusqu'à ce qu'elle n'en ait plus en réserve. Elle reste au contraire en elle-même, ne diminue en rien et peut procurer des âmes à autant de corps qu'il s'avérera nécessaire. Car ce sont les corps qui s'approchent de l'Âme, et non pas l'Âme qui s'écoule dans les corps. L'intelligible ne vient jamais lui-même dans le sensible, ses puissances non plus, mais les corps gardent une image de la puissance des intelligibles.
De là viennent ces deux définitions sommaires de la participation : « Reste donc à dire que l'unité intelligible ne se trouve en aucune chose, mais que ce sont les autres choses qui en participent, toutes celles qui peuvent lui être présentes et dans la mesure où elles sont capables de l'être » (23 (VI, 5), 3, 13-15) ; « Si donc elle [l'âme] n'est pas venue, mais qu'on la voit maintenant présente, et présente non pas au sens où elle attend le corps qui participera d'elle, c'est manifestement parce qu'elle existe en elle-même que l'âme est aussi présente à ce corps. Et si c'est parce qu'elle existe en elle-même qu'elle est présente à ce corps, c'est ce dernier qui est venu vers l'âme » (22 (VI, 4), 12, 38-41).
Les difficultés que soulève l'omniprésence de l'intelligible s'évanouissent, dit Plotin, dès que l'on envisage les véritables principes de l'intelligible (23 (VI, 5), chap. 2). Nous confondons en effet l'unité d'ici-bas, qui se transforme sans cesse et qui est divisée, avec celle de là-bas, qui est un être, qui reste identique et immuable, et qui ne possède pas de lieu (id., chap. 3). Toutes ces propriétés de l'unité intelligible font en sorte qu'elle ne peut s'éloigner d'elle-même et qu'elle ne possède pas de parties séparées les unes des autres. Car si elle s'écoulait ici-bas, elle appartiendrait à un corps et elle ne serait plus ni impassible, ni partout. L'impassibilité et l'omniprésence de l'unité intelligible requièrent d'elle toute absence de contact avec le sensible. Elle reste donc en elle-même. Cela ne signifie pas que l'intelligible soit localement séparé du sensible. Il ne ferait en effet aucun sens de croire que le sensible se trouve à une distance de l'intelligible, puisque ce dernier ne possède ni grandeur ni lieu qui seraient à même de le séparer du sensible. Ce sont des métaphores comme celle de l'illumination venant de l'intelligible sur le sensible qui donnent à penser qu'une distance les sépare et que l'intelligible part d'un point éloigné pour finalement s'étendre sur les corps. Il faut corriger une telle conception, insiste Plotin, car l'intelligible ne se trouve pas « loin » des corps. En fait, il ne se trouve ni éloigné des corps, ni ne leur appartient : il reste en lui-même, alors que le corps en retire une image.
C'est d'ailleurs là un trait particulier des traités 22-23 que cet usage abondant des métaphores. On n'en compte pas moins de neuf différentes, qui comparent l'intelligible à une main, à une sphère, à une oreille, aux yeux, au son, à une assemblée populaire, à un cercle et ses rayons, à des illuminations, et enfin à des doigts (22 (VI, 4), chap. 7, 12, 15 ; 23 (VI, 5), chap. 5, 8 et 10). Elles tentent toutes de nous aider à imaginer un aspect de l'intelligible. Par exemple, la main tenant un morceau de bois illustre la manière dont une puissance domine un corps sans être pour autant divisée : la puissance de la main s'étend à tout le corps qu'elle soulève ; quoique la main soit plus petite que ce corps, sa puissance s'y étend tout entière, une et la même. Et si par la pensée on faisait abstraction de la masse de la main, il ne resterait plus qu'une puissance invisible et indivisible, celle qui maintient en l'air le morceau de bois. De même, si l'on imaginait une petite sphère lumineuse entourée d'une plus grande sphère transparente, la même lumière s'étendrait partout sur la sphère extérieure. Et si l'on faisait abstraction de la masse de la petite sphère, la même puissance lumineuse s'étendrait à toute la sphère extérieure sans que l'on puisse en trouver la source. La métaphore de l'oreille est à son tour particulièrement suggestive, car elle illustre la manière dont une source unique peut être présente à plusieurs réceptacles : lorsqu'un son vibre dans l'air, il suffit qu'une oreille soit présente pour qu'elle capte le son et l'entende ; plusieurs oreilles entendent un seul et unique son répandu dans l'air. C'est de la même façon, suggère Plotin, qu'un corps acquiert son âme : il la reçoit dès qu'il vient à l'être, car il est dans sa nature d'être le réceptacle d'une âme. À l'instar d'une oreille, le corps « capte » son âme dès qu'il se trouve dans le monde dans lequel l'intelligible « vibre ».
L'usage de ces métaphores est aussi l'occasion pour Plotin de souligner leur inaptitude à rendre parfaitement compte de la réalité intelligible qu'elles souhaitent représenter. Il émet des mises en garde à l'endroit de trois de ses métaphores préférées : celle du cercle et de ses rayons (23 (VI, 5), chap. 5), celle de l'illumination (23 (VI, 5), chap. 8), et celle de la réflexion d'une image dans l'eau (id.). C'est à des fins de clarté et faute de mieux que Plotin décrit si souvent la multiplicité qui procède de l'Un en évoquant des rayons qui émanent d'un même centre. Il faut pourtant se garder d'imaginer ces rayons comme quittant le centre ou se séparant les uns des autres, puisque ces rayons et cette multiplicité restent ensemble, qu'ils ne quittent jamais ni le centre, ni le cercle ainsi engendré ; ils permettent uniquement d'illustrer la manière dont une multiplicité peut venir d'une même source et y rester attachée. De même, il faut rester vigilant et ne pas croire que l'illumination qui vient de l'intelligible sur le sensible est semblable à l'illumination des corps sensibles par le soleil. L'illumination intelligible indique simplement que les formes dans la matière sont des images des formes intelligibles, et la métaphore souligne ainsi l'écart qui persiste entre l'archétype et son image, comme si l'intelligible était séparé du sensible. La relation qui s'établit entre le modèle intelligible et son image sensible nous mène du reste à la troisième métaphore, celle de l'image qui se reflète dans l'eau. Plotin s'en était en effet servi pour décrire la dépendance de l'image sensible à l'égard de son archétype intelligible (22 (VI, 4), chap. 10). Il précise maintenant que cette métaphore est trompeuse, car elle institue une séparation indue entre l'intelligible et le sensible. Puisqu'une telle séparation, on l'a vu, est inadmissible, il reste donc à admettre la dépendance du monde sensible à l'égard de l'intelligible.
Telle est donc, dans ses grandes lignes, la solution que Plotin propose au problème de la participation et à celui de l'omniprésence de l'intelligible. Même s'il s'en explique à cinq reprises dans les traités 22-23, sa doctrine s'y développe finalement à l'identique : l'âme du monde peut s'étendre à l'univers entier, et l'âme peut se trouver partout, une et entière, en plusieurs corps, car l'âme et l'intelligible sont incorporels, sans dimensions ni limites, sans masse ni matière ni lieu. L'intelligible reste ainsi en lui-même, imperturbable, alors que le corps s'approche de lui. Les corps ressentent un désir naturel à chercher l'intelligible, à se tourner vers lui. C'est le corps qui va vers l'intelligible et non l'inverse : le corps a besoin de l'intelligible, il le désire et le poursuit. Les corps désirent se presser contre l'intelligible, souhaitent s'en approcher autant que faire se peut, tel l'Éros du Banquet platonicien, qui couche au pas des portes et qui contemple à distance la beauté de l'être aimé. Ils sont de surcroît attachés à l'intelligible ; ils en dépendent et s'y suspendent. Ils en reçoivent une illumination vivifiante, indispensable à leur survie. C'est que les corps ne sont que des images dégradées de la réalité de là-haut. C'est pourquoi, comme Plotin le souligne au terme du traité 23, nous devons nous détourner des choses sensibles afin de contempler la réalité intelligible, qui est notre véritable demeure. Il faut fuir le monde du devenir et remonter vers la réalité intelligible. Celle-ci nous est sans cesse présente, mais nous tournons notre attention vers les soucis du monde matériel, perdant de vue notre patrie intelligible. Ce n'est qu'au prix d'un dépouillement et d'une purification que l'homme pourra revenir à son état originel, celui de l'homme intelligible, qui constitue sa véritable nature.