NOTICE

L'objet de ce traité est de dissocier l'excellence du principe de l'activité de pensée. Ce qui pense, ou même ce qui se pense, ne peut plus prétendre au rang de réalité la plus parfaite et la plus éminente. C'est la théologie aristotélicienne qui est la plus directement visée par une telle thèse : dans le livre de la Métaphysique, Aristote définit en effet la contemplation de dieu par lui-même comme « ce qui est le plus agréable et le meilleur » (7, 1072b24) et il présente l'Intellect comme « la plus divine des choses » (9, 1074b16). Il s'agit précisément pour Plotin de destituer l'Intellect aristotélicien de sa primauté pour y substituer l'Un, seul principe absolument parfait, parce que purifié de toute intellection. Cette destitution de l'Intellect représente l'un des gestes inauguraux qui ouvrent l'histoire du néoplatonisme : nulle part en effet dans le médio-platonisme antérieur n'était affirmée avec une netteté et une radicalité aussi prononcées que dans ce traité la supériorité du premier principe par rapport à toute forme de pensée.

Pour parvenir à supplanter « l'intellection de l'intellection », la ēsis noḗseōs aristotélicienne, Plotin joue sur le lien entre l'unité et la primauté : seul ce qui est absolument un peut être absolument premier. Il lui faut donc souligner l'écart au sein de l'intellection entre ce qui constitue son sujet, le noûs, et son objet, le noētón. En tant que toute pensée suppose une forme d'altérité entre ce qui est pensé et ce qui pense, entre l'être et ce qui le saisit, l'Intellect ne peut échapper à la dualité. Plus précisément, il est à la fois un et deux, « simple et non simple » (chap. 1, 13). Et de ce fait, il ne peut plus prétendre à la primauté : il devient nécessaire de poser un principe antérieur qui soit absolument un et identique.

Néanmoins, la dualité inhérente à l'intellection du noûs n'est pas exclusive de toute forme d'unité : en pensant l'être intelligible, l'Intellect ne saisit pas une réalité extérieure, mais il se pense lui-même, et dans cette mesure il reste un. Aussi Plotin prend-il le soin de préciser, dès le début du traité, qu'il faut clairement distinguer ce qui pense autre chose et ce qui se pense soi-même (chap. 1, 1-2). Ces deux modes de pensée mettent en jeu deux niveaux d'altérité. La pensée en l'âme est caractéristique du premier cas de figure : tout objet, qu'il soit sensible ou intelligible, est appréhendé par l'âme comme une réalité autre qu'elle-même, sans qu'elle soit capable de se reconnaître dans celle-ci ou de s'y identifier (chap. 1, 1-3). Elle n'a donc pas la capacité de surmonter la scission originelle entre la pensée et l'être : dans le mode de pensée propre à l'âme, l'altérité est en excès sur l'identité. Dans la pensée de l'Intellect, en revanche, il y a un parfait équilibre entre identité et altérité, puisque l'intellection de l'être s'identifie à l'intellection de soi : l'Intellect saisit nécessairement l'être intelligible à la fois comme même et autre. S'il n'y avait pas identité, l'Intellect ne serait pas ce qui pense « en premier (prṓtōs) » : un principe d'intellection supérieur serait requis où serait pleinement réalisée l'identité du pensant et du pensé (chap. 1, 8-9). Mais s'il n'y avait pas altérité, l'Intellect serait privé de tout objet et serait incapable de penser (chap. 1, 12-13).

Toute l'argumentation de Plotin tend donc à dissocier la hiérarchie des modes de pensée de la hiérarchie des principes de réalité. Dans la première hiérarchie, Plotin y insiste à plusieurs reprises, l'Intellect tient le premier rang : la pensée de soi propre au noûs constitue l'archétype de toute pensée, la pensée « au sens fort » (kuríōs, 1, 11), dont la pensée de l'âme, incapable de saisir le même dans l'autre, n'est qu'une image affaiblie. Mais ce qui est premier dans l'ordre de l'être et de la pensée n'est pas l'absolument premier. L'unité duelle de l'Intellect requiert, comme son fondement, l'existence de l'unité absolue de l'Un. Dès lors, si l'intellection seconde de l'âme n'est rendue possible que par l'intellection première de l'Intellect, celle-ci sera à son tour fondée dans le Bien supérieur à toute intellection (chap. 2, 18-19).

Altérité du Bien et continuité de l'émanation

Cependant, à trop marquer le contraste entre la pensée accomplie de l'Intellect et l'absence de pensée du Bien, Plotin risque de rompre le lien de continuité entre le principe et la réalité qui en découle. Si le Bien non pensant est présenté comme l'absolument autre par rapport à l'Intellect parfaitement pensant, il paraît difficile de concevoir l'émanation à partir du premier principe : cette dernière requiert en effet qu'une forme d'identité entre l'engendré et ce qui l'engendre se trouve préservée. Aussi Plotin, tout en affirmant avec force la distinction entre le premier et le second principe, doit-il utiliser des concepts et construire des analogies qui contrebalancent la différence et qui l'enserrent en quelque sorte au sein de l'identité.

C'est là en particulier la fonction de la notion d'agathoeidés qui apparaît deux fois dans le traité (chap. 4, 6 et chap. 5, 13). Cette notion est empruntée à la République VI, 509a : la connaissance et la vérité « prennent la forme du Bien », de la même manière que la vue et la lumière « prennent la forme du soleil » dans le monde visible. Déjà chez Platon, la notion d'agathoeidḗs permettait de marquer une double relation de ressemblance et la différence : la connaissance et la vérité étaient certes dites semblables au Bien, mais Socrate précisait immédiatement qu'il « ne serait pas exact de considérer que l'une ou l'autre est le Bien » (509a3-4). Toutefois, alors que Platon utilisait l'agathoeidḗs dans le strict contexte d'une théorie de la connaissance, Plotin se réapproprie ce concept dans le cadre de sa théorie de l'émanation et il le leste d'une dimension ontologique, puisque l'agathoeidḗs exprime désormais la relation entre le principe et la réalité qui en est issue. Plotin accentue en outre le caractère paradoxal du concept : « prendre la forme du Bien » signifie nécessairement s'écarter du Bien, puisque le premier principe n'a pas lui-même la détermination d'une Forme. Aussi se penser soi-même comme « conforme au Bien » revient-il déjà à penser autre chose que le Bien qui est au-delà de toute Forme (chap. 4, 6-7).

L'usage plotinien de l'image du soleil et de la lumière s'écarte également de la lettre platonicienne de République VI, d'où cette image est elle aussi issue. En premier lieu, Plotin inverse ici l'ordre de l'analogie : le Bien se voit identifié à la lumière et l'Intellect au soleil (chap. 4, 16), alors que c'est la Forme du Bien que Platon rapportait au soleil. Plotin souligne ainsi le caractère non substantiel du Bien en l'illustrant au moyen de la lumière, qu'il conçoit comme une réalité incorporelle, par contraste avec le soleil qui est un corps. Mais surtout, en second lieu, Plotin intègre cette image dans le cadre de l'émanation, de façon à ce qu'elle puisse illustrer la hiérarchie des principes. Le Bien est une lumière absolument simple en laquelle aucune distinction ne se manifeste entre une source éclairante et un objet éclairé (chap. 4, 20-21). Dans la lumière propre à l'Intellect en revanche, un écart apparaît entre ce qui éclaire et la réalité éclairée : cet écart correspond à la distinction entre l'Intellect sujet de la pensée et l'intelligible qui est son objet (chap. 4, 19-20). Enfin, l'âme se caractérise en ce qu'elle n'est pas à elle-même sa propre source de lumière, mais qu'elle n'a qu'une lumière d'emprunt qui lui vient de l'Intellect. À cette image correspond l'idée que la pensée ne peut qu'être « importée » en l'âme (chap. 4, 18), puisqu'elle ne possède pas en elle son objet d'intellection.

Le rapport entre les deux premières lumières, celle du Bien et celle de l'Intellect, est remarquable : il ne s'agit pas d'une lumière qui éclaire une réalité autre qu'elle-même (comme c'est le cas dans la relation entre l'Intellect et l'âme), mais il s'agit d'une lumière qui engendre une autre lumière. Comme le souligne Plotin, le Bien donne à l'Intellect « la puissance d'être ce qu'il est » (chap. 4, 22). L'Intellect n'est donc pas l'effet direct du Bien, mais il reçoit du premier principe le pouvoir de s'engendrer lui-même, d'être à lui-même sa propre cause.

La structure d'ensemble de cette image de la lumière permet donc à Plotin de souligner le lien de continuité entre les différents principes. Il corrige ainsi la rupture que semblait introduire l'opposition abrupte entre la non-pensée du Bien et la pensée première de l'Intellect. Il n'en demeure pas moins que la tension n'est pas totalement réductible entre la nécessité d'affirmer la transcendance du Bien par rapport à toute intellection afin de préserver son absolue simplicité, et celle de souligner la continuité entre les différents niveaux de réalité dans le cadre de la théorie de l'émanation.

Désir et pensée

La netteté avec laquelle Plotin bannit l'activité de pensée, l'intellection, du premier principe s'explique aussi par la solidarité de la pensée et de l'être (chap. 6, 23). Si, comme le veut Platon, le Bien est « au-delà de la réalité » (epékeina tē̂s ousías, République, VI, 509b9), il doit aussi, du fait de l'indissociabilité de l'intellection et de l'être souvent réaffirmée par Plotin, se situer au-delà de l'intellection. Penser, « au sens propre », revient donc bien, semble-t-il, à penser l'être intelligible. Pourtant, une autre forme d'intellection apparaît dans le traité, qui est la pensée du Bien : « voici ce qu'est intelliger : un mouvement qui se porte vers le Bien en le désirant » (chap. 5, 8-9). Il ne saurait plus s'agir ici d'identité entre la pensée et l'être, puisque le Bien est au-delà de toute détermination ontologique. Comment donc articuler ces deux modes d'intellection, celle de l'être et celle du Bien ? Comment, plus précisément, Plotin peut-il affirmer de la pensée de soi de l'Intellect qu'elle est à la fois est intellection « au sens propre » (chap. 1, 11) et intellection « par accident » (chap. 5, 16-17) par rapport à la pensée du Bien ?

La pensée du Bien et la pensée de l'être ne sont pas en concurrence ou en contradiction l'une vis-à-vis de l'autre. L'enjeu pour Plotin est d'élaborer un rapport immédiat au Bien qui respecte son caractère illimité, qui ne le dénature pas en lui donnant une détermination : la description du mouvement vers le Bien dans les termes d'un désir (éphesis), d'une aspiration au principe, permet de relever un tel défi. Alors que l'intellection s'égale à l'être en s'identifiant à la totalité de ses déterminations, le désir est un élan originaire vers l'illimitation du principe. Aussi l'éphesis, en tant qu'elle vise le Bien premier principe, est-elle antérieure à la saisie effective de l'être intelligible, qui n'est qu'un image dérivée, « conforme au Bien ». Plus précisément, le désir de l'Intellect éternellement orienté vers le principe ne cesse de « faire exister avec lui » l'intellection de l'intelligible. Il n'y a pas de rupture ou de dissociation entre l'une et l'autre intellection, mais l'orientation vers ce qui est au-delà de soi est fondatrice de l'orientation vers soi de l'Intellect, qui est orientation vers l'être intelligible : Plotin note en ce sens que le désir du Bien engendre l'intellection de soi (chap. 5, 9-10). À l'antériorité du Bien par rapport à l'être, correspond ici l'antériorité et le caractère principiel du désir par rapport à la pensée. On comprend, dans cette mesure, que ce soit l'orientation originelle vers le principe qui constitue la forme essentielle de pensée, et que la pensée de soi qui en dérive ne soit présentée que comme accidentelle (chap. 5, 16-17). Cependant, le désir du Bien n'est plus à proprement parler une intellection (ēsis), si l'on définit celle-ci comme une connaissance parfaitement définie de son objet. Dans cette perspective, c'est la saisie de soi comme être intelligible qui représente la forme la plus achevée d'intellection.

De la difficulté de dire le Bien

Le but premier du traité, on l'a dit, est de préserver le Bien de toute détermination qui introduirait en lui de l'altérité et du multiple. La pente naturelle du discours cependant est de qualifier ce dont il parle, de le déterminer, et non de s'en tenir à une présentation purement négative de son objet. Or, le premier principe n'échappe pas à une telle règle : Plotin ne peut éviter que le vocabulaire de l'être, qui est le vocabulaire de la détermination, ne reflue sur la présentation du Bien. Deux termes en particulier sont révélateurs d'un tel reflux. Au début du second chapitre, Plotin souligne qu'il n'y a d'Intellect que parce qu'une « réalité qui est purement un intelligible » (ousías katharō̂s noētoû, chap. 2, 8) existe antérieurement à lui. Une telle qualification s'applique manifestement au Bien. Or, Plotin ne précise-t-il pas au Chapitre 6, fidèle en cela à Platon, que le Bien est « au-delà de la réalité » (chap. 6, 30) ? De façon plus paradoxale encore, Plotin parle du Bien comme d'un « substrat (hypokeímenon) qui n'est plus avec les autres, mais qui existe en soi-même » (chap. 3, 7-8). Le vocabulaire du substrat est utilisé ailleurs par Plotin (par exemple, dans le traité 12) pour qualifier la fonction de la matière, support des qualités au sein de la réalité sensible. Le premier principe se trouve donc assumer une fonction similaire à ce qui, à l'opposé, constitue le point d'extinction du réel.

Tout se passe par conséquent comme si le discours sur le premier principe subissait la contamination du discours sur l'être, et qu'il lui était impossible, pour énoncer ce qu'est le Bien, d'éviter de prendre appui sur les concepts de l'ontologie. Mais la gravité d'une telle impossibilité et d'un tel échec n'est que relative dans la perspective plotinienne. Car le recours au langage n'a en définitive de valeur que propédeutique : il ne s'agit pas ultimement pour le philosophe de dire le Bien, mais bien de « l'atteindre dans la mesure où on le peut » (chap. 6, 36), par un contact qui laisse derrière lui les approximations du discours.