L’an cinq de l’ère Kenchô (1253), au début du huitième mois, le maître zen Dôgen quitte ses montagnes du nord du Japon. Malade et alité depuis de longs mois, il rejoint la grande cité de Kyôto pour y trouver quelque secours. Un fidèle laïque du nom de Kakunen l’accueille, mais quelques jours après Dôgen s’éteint dans la demeure de son hôte. Sa biographie rapporte un ultime geste peu avant qu’il meure : il se lève et circumambule dans la pièce qui lui est réservée tout en psalmodiant des paroles du Bouddha extraites de l’un des chapitres conclusifs du Sûtra du Lotus, l’un des joyaux de la littérature de la Voie de la Grandeur :
« Dans le pays où vous vous trouverez, s’il en est qui l’acceptent [le Sûtra du Lotus], le gardent, le lisent, le récitent, le copient et pratiquent selon ce qui est exposé, à l’endroit où demeureront les volumes de ce texte, que ce soit dans un jardin ou dans une forêt, au pied d’un arbre, dans des quartiers monastiques ou dans une résidence laïque, dans un palais, une vallée de montagne ou un désert, il vous faudra chaque fois ériger une pagode et y faire offrande. Pourquoi cela ? Sachez qu’un tel endroit est le lieu de la voie, que là même les bouddhas obtiennent l’éveil complet et parfait sans supérieur, que là même les bouddhas mettent en branle la roue du dharma, que là même les bouddhas entrent dans l’extinction suprême 7 . »
Après avoir récité le passage, Dôgen prend un pinceau et calligraphie une inscription sur un pilier en bois, « l’Ermitage du Sûtra du Lotus du merveilleux dharma » (Myôhôrengekyôan), consacrant ainsi la résidence du disciple Kakunen. L’anecdote est mentionnée pour la première fois dans la biographie étendue de Dôgen composée deux siècles après sa mort sans que l’on puisse en déterminer l’historicité8. Qu’importe. Ce moine est l’héritier d’une tradition japonaise qui révère le Sûtra du Lotus comme l’enseignement ultime du Bouddha.
Dôgen passe pour l’un des plus grands écrivains du Japon et l’un des plus grands maîtres de l’histoire du bouddhisme. S’aventurer dans les méandres divaguants de son écriture est toujours une épreuve ; elle se disloque, elle s’épure jusqu’à l’inintelligible, alors qu’à l’évidence chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe semble dominé par l’exigence. Il y a là comme une déroute qui exige du lecteur une humble opiniâtreté. Lecture après lecture, on pressent cependant une œuvre fécondée par le Sûtra du Lotus, tant les références, les allusions, les triturations du livre canonique sont omniprésentes. Dans l’une de ses instructions, Dôgen cite un passage où le Bouddha recommande d’ériger des pagodes là où le Lotus sera vénéré sans qu’il soit nécessaire d’y placer des reliques, car explique-t-il, « C’est qu’il y aura déjà le corps entier de l’Ainsi-venu [une épithète du Bouddha]. » Et il renchérit, « Les volumes de ce livre sont le corps entier de l’Ainsi-venu. Révérer les volumes de ce livre revient à vénérer l’Ainsi-venu. Trouver les volumes de ce livre revient à trouver l’Ainsi-venu. Les volumes de ce livre sont les reliques de l’Ainsi-venu 9 . » Les -passages strictement dévotionnels ne sont pas les fragments les plus essentiels de l’œuvre de Dôgen, ils fonctionnent comme des signes, à la manière de cette calligraphie peinte sur un pilier d’une maison de Kyôto10.
L’Extrême-Orient s’est longuement nourri des volumes du Lotus, vingt-huit chapitres en tout, de ses motifs et de ses paraboles. Les écoles japonaises, tout particulièrement, le considèrent comme le témoignage des enseignements les plus achevés du Bouddha. Dans ce livre épais pourtant, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, ni le Bouddha Shâkyamuni ni ses innombrables protagonistes n’y exposent la moindre doctrine. Dans le prologue, le bodhisattva Mañjushrî, le paragon de sagesse, prophétise, grandiloquent, la délivrance d’un sublime discours pour le bonheur de tous les êtres et qui aura pour titre le Sûtra du Lotus. Mais il ne sera jamais prononcé : « La prédication du sermon du Lotus, promise dans le premier chapitre, n’a jamais lieu. Le texte, si méritoire, a pour sujet un discours qui n’est jamais délivré. C’est une longue préface sans suite, de sorte que le Sûtra du Lotus est unique entre tous les textes. Il n’est pas simplement susceptible d’interprétations variées comme le sont tous les textes, il est ouvert et vide en son cœur même 11 . »
De ce cœur vide, seuls l’exubérance et l’inouï paraissent jaillir. D’innombrables figures de bouddhas et de bodhisattvas, les « êtres d’éveil », se manifestent sous des formes variées, multipliant les prouesses et les exploits. Rien ne leur semble impossible. Leur œil d’Éveillé leur permet de percer l’esprit de tous les êtres, de contempler la totalité de leurs actes passés ou futurs. Ils parlent et conversent, et même abondamment ; mais à l’explication, ils préfèrent la déclamation, la louange et l’allégorie. Une fois, ils exultent ; une autre, ils content une histoire ou une fable. Par-dessus tout, le texte est spéculaire : inlassablement, tous les personnages du Sûtra du Lotus proclament la magnificence d’un livre invisible intitulé le Sûtra du Lotus. Tout n’est que prétexte à célébrer cet autre livre dont on apprend qu’il est long de « deux cents millions de myriades de stances 12 ». Sous l’effet de cette singulière mise en abyme, la signification du Lotus sans cesse se dérobe.
Puissant, intense, troublant, le Sûtra du Lotus est l’un des sommets de la littérature du mahâyâna, la « Voie de la Grandeur » (ou le « Grand Véhicule » pour s’en tenir à la littéralité). L’expression désigne un mouvement de réforme apparu en Inde peu avant le début de l’ère chrétienne à la marge des anciennes écoles bouddhistes13 ; à la marge et non en marge, faut-il préciser, car le mouvement n’est pas schismatique, il paraît plus comme une forme de dissidence interne14. Son émergence reste mystérieuse et les historiens ne savent lui assigner avec certitude de foyer d’origine. À l’évidence cependant, elle est concomitante de la généralisation de l’écriture en Inde à cette époque. On a encore peu souligné le rôle déterminant du passage de l’oral à l’écrit dans la formation de ce courant réformé qui donna par la suite naissance à toutes les écoles bouddhistes qui se sont étendues des régions par-delà l’Himalaya jusqu’à l’Extrême-Orient, de la Mongolie jusqu’au Japon. Dans ses primes manifestations en effet, la Voie de la Grandeur est une pratique du texte. Le disciple de la Grandeur se définit par l’acceptation, l’étude, la mémorisation, la recopie et la préservation de livres impossibles qui entendent proclamer le vrai dharma (saddharma, ou « le dharma qui est » pour rester au plus près de la formule sanskrite qui confond la véracité avec l’évidence du réel). Les différents Sûtras de la Sagesse, le Sûtra de Vimalakîrti et le Sûtra du Lotus sont quelques-uns des joyaux de ce corpus littéraire15.
Dans un contexte de controverses évidentes, ces Livres entendent restaurer les fulgurances des enseignements du Bouddha contre certaines mésinterprétations. Leur ton provocant est à la hauteur d’un scandale : la véracité du dharma a été longuement ensevelie, clament-ils. Désignés du terme d’auditeurs, les fossoyeurs ne sont autres que les abhidharmistes, les métaphysiciens bouddhistes de l’époque. Ceux-là revendiquaient d’élucider les ambiguïtés des enseignements du Bouddha et d’en déjouer les inconsistances, afin d’établir une doctrine cohérente et explicative, l’abhidharma, littéralement le « méta-dharma », équivalent d’une métaphysique bouddhiste. Pour le disciple de la Grandeur, une telle entreprise va à l’encontre même du projet du Bouddha. Le dharma n’est qu’un ensemble de dispositifs thérapeutiques pour répondre à l’angoisse existentielle de l’homme. Certes, il se donne à entendre comme un discours, mais le discours ne vaut pas système. Il s’appuie sur des idées-forces – l’éveil, l’amour, la générosité – qui, par leur puissance d’évocation, libère de nouveaux espaces, et des méthodes pour les explorer. Les paroles contingentes, évasives et parfois contradictoires du Bouddha ne sont pas des manques mais des signes : il n’existe pas de vérité par-delà les phénomènes foisonnants du réel, les phénomènes sont déjà la vérité. Plus radicalement, les enseignements de l’Éveillé n’ont d’autre fin que de déjouer toute tentative métaphysique. Saturer le réel de significations jusqu’à en expliquer les fins dernières ne libère pas l’homme, il l’enchaîne, dit-il16.
La prédominance de la scolastique bouddhique en ces temps anciens aurait pu ruiner ce mouvement contestataire. Sans doute servi par la puissance de ces textes, il n’en fut rien. Au second siècle de notre ère, Nâgârjuna, l’antiphilosophe, rédige une œuvre décisive intitulée les Stances du milieu par excellence (Mûlamadhyamakakârikâ) qui subvertit toutes les catégories bouddhistes du temps. Siècle après siècle, ces stances sibyllines ont vivifié des générations de maîtres et de disciples17. Paradoxalement, la métaphysique a par la suite regagné les traditions indiennes de la Grandeur. Le bouddhisme tibétain, qui est l’héritier direct des formes tardives de ces traditions, conjoint ainsi la philosophie et l’antiphilosophie, donnant à leurs enseignements un aspect tantôt scolastique tantôt libertaire. Les Chinois, eux, ne sont guère sensibles à la métaphysique. À sa manière, la tradition chan (zen en japonais) a su préserver la radicalité du discours. Ses répliques sont tranchantes :
Un moine demanda au maître Yunmen : « Qu’est-ce que le Bouddha ? » Le maître répondit : « Un bâton à se torcher le derrière.18 »
De livre canonique en livre canonique, une triade dessine la portée de la Grandeur. Il s’agit de trois termes sanskrits, prajñâ, karunâ et upâya, que l’on traduit le plus souvent en français par « sagesse », « compassion » et « moyens habiles ». Ces mots-clés condensent à eux seuls la Voie de la Grandeur telle qu’elle est appréhendée depuis deux millénaires. La sagesse (prajñâ) ne peut être expérimentée sans la compassion (karunâ), l’une soutient l’autre ; leur mûrissement conjoint s’épanouit dans une parfaite habileté (upâya) à agir dans la multitude des situations.
Comment de tels motifs peuvent-ils pleinement résonner dans nos langues ? La sagesse du Bouddha n’a rien d’une modération ou d’une quelconque prudence, elle est l’entente héroïque de l’angoisse existentielle et de sa délivrance. Sa compassion n’a rien d’un pâtir. Le terme de karunâ fut d’ailleurs adopté pour sa quasi-homophonie avec karana, l’agir. Sans être littérales, des traductions plus audacieuses, plus expressives, pourraient sans doute mieux préserver et même rehausser leur sens profond. Ne devrait-on pas d’ailleurs convoquer des formes verbales plutôt que des substantifs pour témoigner d’une activité ? Le disciple de la Grandeur, proclament en effet tous ces livres, travaille à même la matière du réel, dans ses frémissements, dans ses incendies et ses bruissements. Il est l’alchimiste qui transforme la Terre en or.
Osons traduire et déclarons que le disciple de la Grandeur aspire à se libérer de ses peurs et à prendre soin du monde. La Voie de la Grandeur est systématiquement présentée comme un chemin dédoublé : sur le premier, il s’exerce à se défaire de ses peurs les plus fondamentales, la peur de mourir, la peur de ne pas être reconnu, la peur de ne pas être aimé, c’est prajñâ, la sagesse ; sur le second, il s’exerce à prendre soin de tous ceux qui meurent, de tous ceux qui ne sont pas reconnus, de tous ceux qui ne sont pas aimés, c’est karunâ, la compassion. Le chemin débute invariablement par l’acceptation inconditionnelle de sa propre fragilité et vulnérabilité. Mais l’acceptation, seule, ne suffit pas. Les Livres de la Grandeur se présentent comme une collection de leçons, de méthodes et de pratiques pour s’appliquer, jour après jour, à se libérer des peurs ainsi qu’à prendre soin du monde. Mais les deux chemins se conjoignent. Car plus je suis tendre, moins j’ai de crainte ; et moins j’ai de crainte, plus je suis tendre. Enfin, les moyens habiles couronnent le cheminement. Quelles que soient les situations, les conditions ou les personnes rencontrées, l’adepte accompli n’est plus démuni. Il ne se fatigue plus, il ne se désespère plus. Le monde souffre, il le guérit et le fait resplendir avec une habileté consommée. Par moyens habiles, il faut entendre à la fois un savoir-être et un savoir-faire propres à libérer la confiance et la joie, l’amour et la communion dans l’instant qui vient. C’est l’upâya, un terme sanskrit dérivé d’un verbe upe, « s’engager » (avec des acceptions similaires au français, « aller vers, entreprendre »). La Voie de l’Éveil se confond alors avec la Voie de l’Action.
Dans toutes ces Écritures, la figure du bodhisattva incarne l’accomplissement de la sollicitude dégagée des peurs. Le bodhisattva s’entend comme l’être (sattva) d’éveil (bodhi). L’étymologie reste néanmoins obscure, le terme paraît être la sanskritisation d’un moyen indo-aryen bodhisatta qui signifierait plutôt « le dévoué à l’éveil ». De fait, ce qualificatif de bodhisatta désigne dans le bouddhisme ancien le Bouddha Shâkyamuni dans son parcours à l’éveil au long d’innombrables vies avant qu’il ne renaisse sous les traits d’un Indien du nom de Gautama. Pour distinguer spécifiquement le bodhisattva engagé dans la Voie de la Grandeur, les Écritures redoublent l’épithète de celle de mahâsattva, « le grand être ». S’écartant de toute vraisemblance étymologique, une glose traditionnelle interprète le terme comme un oxymore qui réunit sous les mots de bodhi et de sattva les deux pôles de l’aspiration du bodhisattva. Bodhi désigne l’ultime libération, la délivrance de l’angoisse existentielle. La marche est ascendante, l’image est celle d’un orant agenouillé qui joint les mains et lève son regard vers les Éveillés. Le renoncement aux compulsions, aux frustrations et aux illusions est son chemin. Sattva nomme les êtres auxquels il s’attache inlassablement d’un amour infini. L’image, à l’inverse, est descendante, il est le secourant qui s’abaisse jusqu’aux petites bêtes qui grouillent et courent dessus et par-dessous la terre, et même encore plus bas, il plonge au cœur des enfers, jusqu’à sentir et le feu et la glace des tourments. L’affection est son chemin. Mais le bodhisattva n’opte pas pour l’affection contre la dés-affection, la Voie de la Grandeur les embrasse tous deux. Ce faisant, il explore le caractère profondément contradictoire et mystérieux de la vie.
Car oui, le disciple de la Grandeur entend bien révéler la vie contradictoire. Loin d’être paralysante, la contradiction l’anime. Il assume ce cercle mystérieux qui se referme sur lui-même : il ne s’appartient pas, mais tout lui appartient. Il n’a décidé ni de son sexe, ni de sa famille, ni de son temps. Son corps éprouve sa finitude dans ses faiblesses, l’épuisement, la maladie et la douleur, rappelant obliquement qu’il est, lui aussi, promis à la mort. Il reste cependant le seul maître de sa vie. Nul autre que lui ne sent, ne pense ou n’agit à sa place. Instant après instant, il est sommé de choisir sans jamais pouvoir se dérober, car il sait que chacun de ses actes l’engage. Assumant pleinement ce lieu et cette place, il en est le garant et le responsable. La Voie devient une exploration continue de la vie. Celui qui s’y engage apprend à renoncer à l’impuissance (la démission devant sa propre force) tout autant qu’à la toute-puissance (le déni de sa propre vulnérabilité). Il renoue et jouit simplement de sa propre puissance. Dans la seule présence.
Tout comme on parle d’une profondeur de champ, il existe une profondeur de l’existence – la présence. Même si notre être se cantonne à demeurer là, dans la contingence du corps, l’existence n’est nullement réduite à ce là. La présence est une position d’ouverture, le corps vivant son foyer. Cette position n’a rien de statique car la présence, jaillissante, est toujours en mouvement. En elle, l’être se déploie et se confond avec son agir. La vie est aventure, la vie s’invente. La tâche de tout être humain serait-elle de clarifier le sens de cette présence agissante en ce monde ? Il n’y a pourtant rien à découvrir, puisque tout est déjà « à découvert » dans le seul fait d’être présent. La présence nous est donnée comme un mystère originaire qui échappe à toute emprise.
Tous les êtres de connaissance partagent la reconnaissance de ce mystère, mais tous ne font pas œuvre de cheminer vers lui : la présence est une grâce qui se donne dans la pure gratuité de l’existence nue, sans qu’elle s’impose comme une obligation. Pour un disciple de la Grandeur, la décision naît lorsqu’il se fait l’obligé de la présence, lorsque ce mystère devient l’enjeu de sa propre vie. Une telle clarification ne cherche pas à théoriser la vie. C’est la vie qui se laisse alors éprouver par la vie.
Évidemment, toute clarification suppose un effort de la pensée. Mais la pensée ne pense pas en dehors des sensations, des ressentis et des actes, elle ne les précède ni ne les suit. Même à penser la vie, la pensée n’est qu’un aspect du mouvement de la vie.
Souvenons-nous de ces simples moments, lorsque, dans une nuit obscure, nous cherchions à tâtons une porte, un oreiller ou un objet. Le corps se raidissait, pesant et malhabile, cherchant dans sa mémoire quelque repère pour se frayer un chemin vers la présence. Nous ne sommes pas présents lorsque la présence s’enlise sur elle-même et se referme en son lieu. À l’inverse, nous sommes présents lorsque nous sommes à l’écoute du temps qui vient. Pour l’homme, le temps qui vient est un à-venir, ce n’est pas un futur sans lien avec le passé, ce n’est pas non plus un futur déjà enclos dans le présent où les faits se déplient par la seule mécanicité d’une cause qui entraîne immanquablement son effet. Ce mot beau d’avenir désigne notre position d’être humain : dans la présence se déploie le possible.
On a pu faire au Bouddha le procès du pessimisme ; il le serait s’il soutenait un déterminisme absolu. Il évoque le cycle des existences, mais il ne voit d’enchaînement que lorsque la vie s’éprouve dans une stérile répétition. Dans l’expressive formulation métro-boulot-dodo, nous ne disons pas autre chose que le Bouddha. Dans la servitude de l’éternelle répétition, le présent reste enclos sur lui-même, le passé ne peut être reconnu pas plus que ne se dessine un avenir. Le rêve y a-t-il encore une place ? Nous savons comme la répétition mécanique nous entraîne vers une lente déshumanisation et comme nous nous sentons redevenir humain lorsque nous nous permettons de vivre un autre possible. Rêver, simplement rêver, est déjà une trouée dans la banale répétition du quotidien.
Un autre possible n’est pas la seule promesse d’une autre existence, mais d’un autre monde. Dans les Écritures de la Grandeur, la manifestation de l’activité éveillée des bouddhas et des bodhisattvas requiert immanquablement la vision de cet autre monde. Un même motif inaugural se répète de livre canonique en livre canonique avec de multiples variantes. Il suffit que le Bouddha prêche, peu importe qu’il s’agisse d’un parc, d’une esplanade ou d’une montagne, pour que des foules de moines et de bodhisattva-mahâsattva, ces adeptes mystiques de la Grandeur, viennent s’assembler en cercle (mandala) autour de lui. La Terre se met alors soudainement à trembler. Une foule toujours plus nombreuse d’êtres surnaturels, de dieux, de musiciens célestes (les gandharva), de sublimes oiseaux à la parure dorée (les garuda), accourent de toutes parts en ce lieu devenu l’épicentre d’une transfiguration. Car sous l’effet d’une magie, toute la Terre se renouvelle. Les prodiges succèdent aux prodiges. Le sol devient d’or et se pare de filets de diamants. De merveilleux palais surgissent, s’élèvent, tous plus somptueux les uns que les autres. Des joyaux tombent en pluie. Les parfums les plus suaves, les couleurs les plus éclatantes, les sonorités les plus cristallines saturent les sens des témoins assemblés. Non seulement l’espace se dilate mais également le temps. Dans cette épiphanie, l’à-venir se dévoile aux yeux des êtres par la seule monstration d’une Terre devenue soudainement pure et cristalline. Ils voient !
Cette Terre pure est une terre dilatée ; toutes les possibilités d’un monde vivant s’y trouvent enfin déployées. La plénitude des sens souligne, elle, une nouvelle appréciation de la vie. Souvent, il suffit d’un claquement de doigt pour que d’un coup la magie provoquée par le Bouddha ou quelques bodhisattvas aux sublimes talents s’évanouisse. Car il s’agit bien d’une magie, soulignent à l’envi les Écritures. Elle n’est d’ailleurs contemplée que par les bodhisattvas les plus accomplis. À la différence de ces voyants, les autres disciples ne perçoivent que l’apparence ordinaire du monde Sahâ. Le monde Sahâ, « le monde d’Endurance », est le nom donné dans tous ces livres à notre Terre où chacun endure les limitations et les impossibilités. Pour ces disciples à la vue déficiente, rien n’a bougé, rien ne s’est transformé. La magie est un art qui étonne et émeut, la réalité ordinaire semble soudainement abolie et les limites franchissables. Par leur magie, les bouddhas et les bodhisattvas convertissent le regard des adeptes et les invitent à leur tour à s’inventer magicien : il ne s’agit pas simplement de se transformer mais de renouveler sa relation au réel. Le monde devient un lieu d’imagination.
Le seul dévoilement ne ferait que mettre à jour une réalité déjà présente. Mais ce qui est vu n’est pas encore advenu. Le revoilement qui s’ensuit crée le mouvement nécessaire à notre propre transformation : nous pouvons désormais rêver. Le revoilement défait également toute interprétation littérale qu’un autre monde existerait caché, secrètement, doublant en quelque sorte ce monde-ci. Tout particulièrement dans cette Voie de la Grandeur, il n’existe ni arrière-monde ni d’autre monde ailleurs, il n’existe que notre propre capacité à transfigurer ce monde ordinaire. L’extraordinaire requiert précisément ce monde d’Endurance qui s’étend dans l’espace et dans le temps partout et autour de nous.
Ce motif de l’épiphanie de la Terre connaît de multiples variantes. Le Sûtra du Lotus n’en fait pas un thème inaugural comme dans tant d’autres livres ; il apparaît cependant d’une façon fort originale dans le quinzième chapitre intitulé « Les surgis de la Terre ». Celui-ci occupe une place médiane dans la composition du livre en vingt-huit chapitres. L’exégèse traditionnelle chinoise, puis japonaise, y lit une rupture dans l’économie d’un texte divisé en deux parties, les quatorze premiers chapitres formant « l’enseignement préparatoire » et les quatorze derniers « l’enseignement fondamental » pour reprendre des formulations traditionnelles. Dans la première partie du Lotus, le Bouddha se manifeste dans une forme limitée, quatre-vingts ans de vie terrestre ; dans la seconde, il révèle une forme dilatée à l’extrême, d’une longévité quasi-éternelle. À ce moment médian du livre, une multitude de bodhisattvas venus des horizons infinis s’affirment prêts à honorer le Sûtra du Lotus et à le prêcher dans le monde d’Endurance. Le Bouddha Shâkyamuni leur assure cependant que leur soutien n’est pas nécessaire, car au sein même de ce monde une autre multitude de bodhisattvas a la capacité d’accomplir cette tâche. Alors que le livre s’est déjà longuement détaché de toute attente triviale et convenue, l’inconcevable s’ajoute à l’inconcevable. À la surprise générale des disciples présents, la Terre se fend et des cohortes sans fin de bodhisattvas accompagnés de leur suite surgissent de ses entrailles. Ils ont à leur tête quatre bodhisattvas qui répondent au nom de Agir-Supérieur, Agir-Infini, Agir-Pur et Agir-Ferme19. L’incrédulité est générale, même parmi les disciples les plus affermis. Maitreya se fait alors le porte-parole de l’assemblée pour interroger le Bouddha : d’où peuvent bien surgir cette foule de bodhisattvas, si nombreuse que l’infinité du temps ne suffirait pas à les décompter ? Le Bouddha prend alors la parole pour témoigner de leur présence immémoriale, expliquant « [qu’]ils demeurent au sein de l’espace au nadir du monde d’Endurance 20 ». À ces bodhisattvas, il a déjà longuement enseigné la voie qu’ils ont impeccablement accomplie.
L’insistance répétée de Maitreya à connaître leur sphère d’origine attire évidemment l’attention sur la brève réponse du Bouddha : « Ils demeurent dans l’espace au nadir du monde d’Endurance. » Autrement dit, ils résident dans un espace vide par-dessous la Terre. Âkâsha, le terme utilisé dans la version sanskrite, ne désigne pas un espace vide qui serait révélé par des limites comme peut l’être une arène ou la place d’un marché, mais l’espace dans sa dimension d’ouverture infinie, à l’image d’un ciel vaste et sans borne. Surgissant de l’ouvert, ces bodhisattvas ouvrent un nouveau chemin marqué au sceau de l’agir (les noms des quatre bodhisattvas chefs de file sont emblématiques). Le chapitre se clôt sur une nouvelle interrogation de Maitreya : comment le Bouddha a-t-il pu enseigner en si peu d’années à une telle multitude ? La question trouvera sa réponse dans le chapitre suivant qui s’intitule « La longévité de l’Ainsi-venu ». Le Bouddha s’y dévoilera libéré de sa temporalité organique. Ce n’est que par habilité (upâya), dira-t-il, qu’il apparaît naissant et mourant. En fait, il demeure en ce monde Sahâ depuis des temps immémoriaux, et il demeurera encore en ce monde pour des temps incommensurables.
Le Lotus exploite les procédés narratifs propres aux Écritures de la Grandeur. Tous ces livres entendent dévoiler (par la monstration) et révéler (par la parole) un autre possible. Ils ne disent pas une réalité derrière une fiction, ils œuvrent à figurer le réel. Les lire et tenter de séparer l’extravagance du raisonnable (étant entendu quel seul le raisonnable serait acceptable) pour en extraire les supposées vérités essentielles trahirait leur portée. Le langage du dharma est de nature métaphorique et nous devons le prendre comme tel. Les termes de fiction et de réalité sont même à récuser si nous voulons en saisir le véritable motif.
Dans l’histoire de la pensée occidentale, la fiction et la réalité forment un couple aux rapports ambigus, la fiction renvoyant au néant et la réalité à l’être. Depuis Platon, l’imaginaire a été tantôt valorisé tantôt dévalorisé. S’il est reconnu dans sa fonction créatrice, il peut tout autant être déprécié comme un pur divertissement de la pensée qui manque l’essence de l’être21. Dans l’enseignement du Bouddha au contraire, la fiction et la réalité ne se rapportent pas à des catégories comme l’être et le néant, elles s’entrelacent nécessairement pour figurer le monde – autrement dit l’imaginer autrement. L’imaginaire ne cisaille pas le monde en deux, d’un côté la réalité, de l’autre la fiction, il lui donne forme. L’imaginaire révèle nos capacités ; nous pouvons penser, nous pouvons rêver, nous pouvons inventer au cœur d’un monde réel.
Le titre du Sûtra du Lotus est lui-même une figure de l’imaginaire. Dans la fange, la fleur de lotus éclôt immaculée. Le livre revient plusieurs fois sur la question de la métaphore et de la parabole, soulignant que tous les bouddhas du passé, du présent et du futur font œuvre de « la plus grande variété de relations, de paraboles et de locutions 22 » dans leurs enseignements. Tour à tour magiciens, griots, conteurs, voyants, ils excellent dans cet art de l’imaginaire, à même de nous émouvoir et de nous mouvoir. Agir-Supérieur, Agir-Infini, Agir-Pur et Agir-Ferme surgissent des fentes de la Terre. Leur surgissement pourrait-il inspirer notre agir, qu’il devienne à la fois supérieur, infini, pur et ferme ? Jamais les métaphores et les paraboles ne décrivent un autre monde, ailleurs, lointain, mais toujours ce monde d’Endurance. Le disciple de la Grandeur ne se libère pas du monde, mais dans le monde. La libération ne peut naître que du présent, de ses propres agencements, de ses contingences et de ses limitations, en lui trouvant ses propres lignes de force à la manière d’un sculpteur qui fait surgir une œuvre d’art dans la matière brute, précisément, en suivant ses veines et ses fêlures.