Tout faire pour retrouver ce petit-fils inconnu.
Dans les grands moments, je choisis toujours d’aller « au contact » plutôt que de décrocher mon téléphone. C’est presque une superstition : je m’imagine qu’il est plus difficile de dire non en face de quelqu’un que de raccrocher un combiné. Humainement, le courant peut passer, la confiance s’installer dès les premières minutes.
J’ai opté pour le vendredi. La veille du week-end pour qu’il ne soit pas gâché, ou pire, raté. Ça valait le coup de vérifier si la piste de Morlaix était la bonne : déjà voir si ces petits-fils existaient vraiment, ceux nés avec le nom de Seznec et qui l’ont porté toute leur vie, les seuls descendants masculins à qui il revenait de le prolonger, autrement dit les plus « exposés ». Et puis, au pire, s’ils ne claquaient pas la porte, ils pourraient peut-être confirmer la piste, en « off », ou, au mieux, accepter l’interview que j’espérais tant.
Le choix du vendredi par bonne conscience aussi : si le boulot de la semaine est à peu près fait, on peut se payer le luxe de se prendre un râteau. Essayer d’avoir une « exclu », comme on dit dans la presse. Éventuellement, très hypothétiquement même. Mais si on ne le fait pas, il vaut mieux arrêter le métier.
Le scoop a très mal commencé. Ce n’est même pas la peine d’essayer de le cacher. Au contraire, ça fait partie de la saveur des choses, ça démontre aisément l’authenticité et l’intensité du moment.
Ma troupe d’élite, à savoir Smaïn et Matthieu, mes « acolytes », sont déjà dans le hall de la gare, droits derrière leurs sacs de matériel de prise de vue, près du kiosque à café. J’arrive à 8 h 20, tard et souriante, comme d’habitude, sans le stress de celle qui connaît ses névroses. Arriver tout juste à l’heure pour courir et sentir monter l’adrénaline. Tiens donc, c’est comme si c’était dans la boîte.
Départ à 8 h 31. Quai 9, c’est marqué sur le tableau du petit écran, là au-dessus de nos têtes. Ok, on fonce. Il y a pas mal de confusion due à l’inévitable mouvement social des chemins de fer français ; mais voici quand même le contrôleur qui est de sortie, le long des wagons. Ah, des sièges libres. Smaïn s’agite parce que son « appli » dit que le train devrait être à quai un peu plus loin, quai 19… Mais le « Waze » du rail déconne toujours, t’inquiète. Moi je m’y connais en gare. Les faits divers forment les reporters à tous les modes de locomotion.
Vérification quelques minutes plus tard auprès du contrôleur qui passe par là et se fait vite compatissant. Non, ce n’est pas le bon train, celui-ci va à Montceau-les-Mines. Pas du tout Montaigu-la-Brisette (ne cherchez pas : j’ai modifié le nom des destinations). Vous n’êtes pas dans la bonne direction mais, c’est vrai, deux trains partaient exactement à la même heure, et comme l’affichage est défaillant aujourd’hui…
Il faut absolument descendre au plus vite. Examen en urgence des horaires et trajets : on va trouver une voiture de location, prendre un taxi, un hélicoptère ou un jet privé. Ne pas renoncer à l’objectif.
J’ai le temps de relire la transcription de la cassette de Guillaume fils, enregistré « en loucedé » par son neveu Bernard Le Her, qui le pressait de laisser une trace de son témoignage. Ils en parlent après le récit de l’agression.
BLH : Enfin, il faudrait que tu mettes ça par écrit un jour.
GS : Ah mais c’était mon intention…
BLH : Que tu le donnes à Jean-Yves ou que tu le mettes chez le notaire. Ou même, si tu veux, tu me le donnes à moi.
GS : Je le donnerai aux enfants, ils le sauront et ils feront ce qu’ils voudront avec… Je ne m’étendrai pas. Je dirai ce que j’ai vu et entendu.
J’avais oublié ce « détail » ! Peut-être existe-t-il, finalement, cet écrit de Guillaume fils ! Imaginons que ses fils n’aient pas voulu gêner la croisade de leur cousin, Denis Le Her-Seznec, en le divulguant ? C’est peut-être plus opportun maintenant. On peut rêver : ils ne veulent pas communiquer et rester dans leur bulle de protection, mais ils me donnent le « testament » de leur père ?
Au final, point de sarcasmes, nous n’avons perdu « que » 2 heures, presque rien. Nous roulons à présent dans un écrin de verdure, traversant des villages riants, scrutant les panneaux, à l’affût de la moindre primevère, du moindre faisan, d’une ferme typique où le temps se serait arrêté, dans le style années vingt pour tourner quelque image d’évocation… Forêt dense, champs, maisons éparses, il fait bon vivre dans le coin, loin des T1-T2-T3 parisiens si exigus. On a eu chaud et peur du ridicule, détendons l’atmosphère : « Vous verrez que, quand nous arriverons chez lui, il viendra de partir ! »
Il va sonner midi bientôt, et en province on rentre manger chez soi, c’est presque la meilleure heure pour débarquer, non ? La maison de l’élu est située dans un vallon assez encaissé, accessible par une charmante petite route sinueuse bordée de demeures à flanc de coteau. Que choisir ? Grimper les cent mètres de chemin privé à pieds comme en promenade, ou foncer l’air de rien en voiture et s’excuser de l’intrusion ? Seconde option. Et à peine le moteur coupé, une dame sort sur le perron surplombant l’aire où garer les véhicules.
« Madame Seznec ? Excusez le dérangement, c’est juste pour savoir si M. Jean-Yves Seznec habite bien ici et s’il est là ? Je travaille sur l’affaire, je sais qu’il est en plein deuil et que sa maman vient de mourir. C’est pourquoi j’ai justement préféré attendre afin de respecter un délai décent. Quand j’ai retrouvé sa trace quelque temps après les fouilles, j’ai su que sa mère, Claudie, venait de s’éteindre, et j’ai attendu malgré la course à l’info.
– Je suis sa compagne, il vient de partir en ville, il y a beaucoup de papiers à faire avec un deuil.
– Oui, j’imagine bien. Nous sommes venus de Paris. Pourrons-nous repasser en début d’après-midi, une fois passée l’heure du déjeuner ?
– Oui, faites, mais je ne sais pas si c’est vraiment le moment…
– Nous verrons bien, c’est important, il nous le dira à ce moment-là, d’accord ? À tout à l’heure. »
La dame n’était pas en colère, elle n’a pas éructé contre ces saletés de médias qui se délectent à renifler les caniveaux et fouiller les poubelles, Sylvie n’a même pas protesté contre notre intrusion. Après tout, nous étions sur une propriété privée. Non, Sylvie est paisible, humaine, ouverte, ça se voit tout de suite.
Pour tromper l’attente, et pour moi l’impatience et la peur d’avoir tout faux, nous allons gambader dans la verdure alentour pour faire quelques plans de décor « style campagne française 1920 » où se déroulerait une vaste enquête pour retrouver Quémeneur le disparu. Puis, dans la bonne humeur des désespérés qui en ont vu d’autres et qui savent tout de même qu’après la nuit vient le jour, nous avalons un délicieux os à moelle à l’auberge non loin. Une sorte d’écho rigolo à notre escapade de Morlaix (les os à ronger…). Sans aigreur, sans regrets inutiles. L’archéologue Jean-Jacques et les voisins l’avaient bien dit, sans qu’on écoute alors cet appel à la prudence : ici, en 1920 et encore pour longtemps, dans toutes les maisons, il y avait un trou où jeter les restes. Aujourd’hui, on dit composteur…
14 heures, on grimpe à nouveau le chemin. Jean-Yves apparaît au pied de l’escalier, mince et svelte, souriant, accueillant, dardant le trio un brin gauche et gourd qui dérange les honnêtes citoyens d’un regard doux à la fois amusé et curieux. Oui, j’entends la question que vous vous posez : il a un peu l’allure de son grand-père. Simple, l’élu du cru, en jean et pull-over, une dégaine d’adolescent de 60 ans. Je me demande si cela ne cache pas un ricanement intérieur.
Café et douche froide d’emblée : pas d’interview, ce n’est pas le genre de la maison, mais discuter, oui. C’est pas de refus, franchement, on brûle de savoir. Bernard Le Her a-t-il été victime d’une hallucination ?
En trois heures, on parle un peu de tout, du coin, du travail, de notre documentaire en chantier, de la famille et de toutes ces épreuves qu’elle a traversées au cours du XXe siècle, des voyages lointains qui plaisent tant à Sylvie et Jean-Yves, du père, Guillaume fils de Guillaume, qui a voulu éloigner les siens pour les protéger des rebondissements rituels et retentissants de l’affaire et de la folie médiatique qui chaque fois soufflait. Toujours aussi fort. Parfois plus fort encore. Qui reprend depuis quelques mois. Une bourrasque.
Et ce père qui, toute sa vie, a déménagé dès que l’on découvrait sa véritable identité. Ou plutôt quand l’on soupçonnait sa véritable ascendance…
Comme il portait le même prénom que son père bagnard, il a voulu que, dans sa famille à lui, on l’appelle « Guy ». Sans en donner la vraie raison. Et je décide aussitôt que je l’appellerai dorénavant comme ça et non du surnom navrant adopté par beaucoup, dont l’avocat et d’autres, « Petit-Guillaume »… À la limite Seznec Jr aurait été plus joli.
Je décide de me montrer très franche avec Jean-Yves parce qu’il respire lui-même la droiture, l’honnêteté, l’humilité : oui, je suis très tentée de croire à cette révélation de l’avocat, oui, je sais bien qu’il l’a appelé au moment des fouilles parce que tout semblait possible et tout le monde était tendu. Il aurait dit à l’avocat que, oui ça s’était bien passé à Morlaix, mais que le corps n’y était sans doute pas… Alors pourquoi ? Il sait bien quelque chose, non ? Moi, j’ai besoin de recouper cette version invérifiable pour le moment…
Car la transcription de l’avocat n’est pas suffisante, même si je ne crois pas une minute que ce soit un faux, comme d’autres l’insinuent. Sans la voix du « témoin » du crime, sans le support de la cassette comme élément matériel, d’autant que, près de quarante ans après, les deux interlocuteurs sont morts… Il n’y a pas vraiment de quoi faire basculer radicalement les convictions du côté de Morlaix.
Alors Jean-Yves ? Quand l’avocat a sorti son livre à la fracassante révélation – passée hélas assez inaperçue – en 2015, il en a envoyé un exemplaire à Jean-Yves, dont il avait trouvé les coordonnées. Et le lecteur Jean-Yves a reconnu évidemment la seule version qu’il connaissait, ah oui ce fut un coup de massue, se retrouver projeté trente-six ans en arrière dans le tête-à-tête le plus difficile de sa vie avec son père.
Tout d’un coup, cela est devenu trop pesant. Suis-je le seul « vivant » à savoir ? Et il appelle les frères, Gabriel et Thierry, et la sœur, Guylaine. Non, elle, le père ne lui a jamais parlé, elle était partie tôt de la maison pour fonder sa famille… mais elle a quand même su qu’elle appartenait à la famille « maudite » par une copine de classe de 6e. Elle lui avait même prêté un livre sur l’Affaire. Mais Guylaine n’en avait jamais parlé. Aux autres, à ses proches, ni même à ses frères. Comme eux. Est-ce qu’elle y a seulement cru ?
En revanche pour Gabriel et Thierry, c’est oui. Guy en a donc parlé aux trois garçons, en ordre dispersé, chacun à son tour mais à peu près à la même époque que le neveu Bernard, quand les ans défilaient et que la fin s’approchait. Il a distillé sa terrible confidence, ce récit qu’il avait gardé pour lui pendant plus de cinquante ans, au cours des dernières années de sa vie.
Avant, il n’avait eu qu’une consigne à leur donner, invariable : vous n’êtes pas de la famille du bagnard ! Allez, filez !
Oui, la piste de Morlaix est vraie. Mais de cela les frères n’ont jamais parlé entre eux. Jusque-là.
J’ai peur d’avoir mal entendu, j’ai l’échine qui tortille, le poil qui se dresse, des fourmillements dans les jambes, la salive qui se bloque.
Primo, je dois rester stoïque sur le canapé vert sombre, même si ça tangue grave dans le salon. Je ne me souviens pas s’il y avait du feu dans la cheminée en cette fin mars, auquel cas j’aurais pu fixer la danse des flammes pour me donner une contenance.
Deuxio, intégrer qu’ils savent et donc qu’ils confirment la piste de Morlaix. Mais ils ont eux aussi gardé le silence pendant des décennies, le secret étant tellement lourd pour eux qu’ils n’en ont même pas discuté entre frères. Comment est-ce possible ? Pourquoi et comment ont-ils pu, tous les trois, décider de ne rien dire sans savoir si les autres en feraient autant : était-ce par respect pour la souffrance du père, par peur de trahir une confidence qu’on croyait faite à soi seul ? Parce que, après un si long silence, on ne sait plus comment démêler les fils de sa propre vie. Fils d’un père qui a été le témoin d’un crime et n’a rien dit, ça peut tout changer, l’image du bon père devient-elle trouble ?
Tertio, plaider la fin du secret. Il y aurait mille arguments : vous avez fait la plus grande partie du chemin, les souffrances de votre père n’auront servi à rien si c’est pour en rester au milieu du gué, les thèses les plus fantaisistes continuent et vont continuer encore longtemps à proliférer alors qu’il y a une belle occasion d’y mettre un terme.
Si la branche familiale qui s’est investie totalement dans le combat pour l’innocence de Seznec a fait fausse route depuis tant d’années, il n’est pas trop tard pour le dire.
Les « seznecophiles » se déchirent via les posts, les blogs, les journaux, et s’envoient les pistes les plus échevelées à la tête, les certitudes et les procès en incompétence… et même si finalement ça les occupe, cela pourrait sonner la fin de la récréation. Enfin, mettre tout ce petit monde d’accord. Savoir la vérité, au moins celle du seul témoin direct des faits – et plus encore l’avoir sue de sa bouche –, et la dire serait tout à votre honneur.
C’est trop lourd de garder pour vous la « solution » de l’énigme qui fait maintenant partie de l’histoire de France. Non, non, ce n’est pas grandiloquent, Seznec a depuis longtemps dépassé le cadre du judiciaire des « grandes affaires du XXe siècle », des « grandes erreurs judiciaires » et elle n’est pas « l’affaire préférée » uniquement des Bretons. Il en va de l’intérêt général ! L’intérêt national, cela ferait presque un peu étriqué.
Et aussi… Parce que toute vérité est bonne à dire. Tout simplement. Non, pas solennellement. Au fait, ne dit-on pas, je pense encore ici à l’affaire d’Outreau dont j’ai eu à connaître, comme disent les juristes distingués, que la vérité sort de la bouche des enfants ? Eh bien, Guy était enfant lorsque… Un petit morveux de 12 ans, à l’époque. CQFD.
Quarto, c’est urgent. Il faut arrêter la logorrhée des arguments, même sur le ton le plus aimable qui soit, pour justifier une interview, avant que tout le monde dans ce salon ait mal à la tête. Foin d’excités, de vautours, de mercenaires du fait divers. Nous ne sommes pas venus ici chercher et soutirer le scoop pour le scoop, mais pour lever le voile, approcher au plus près de la vérité. Accessoirement vérifier que l’on ne faisait pas fausse route depuis des mois. Encore que, « des mois », qu’est-ce que ça pèse par rapport à un siècle de silence ?
Calme, de l’autre côté de la table basse, Jean-Yves sourit : « Je ne suis pas prêt. Nous ne sommes pas prêts. »
Merci d’avoir fait toute cette route… pour rien. Ça me gêne un peu ! Oh non, merci de vous être confié, c’est déjà extraordinaire. C’est juste notre métier d’essayer d’aller jusqu’au bout de l’enquête. J’espère ne pas vous avoir trop importunés. Réfléchissez, prenez du champ, nous avons encore le temps, parlez-en à Gabriel, pesez encore le pour et le contre, et peut-être qu’un jour…
Moi aussi je tais mon petit secret : je viens de vivre l’un des moments les plus intenses de ma longue partie de pêche journalistique.
Pour une fois, on n’a pas eu à sortir le matériel du coffre. Mes acolytes me réconfortent : « T’as fait le job, t’as tout essayé. » Merci Smaïn, merci Matthieu, vous aussi vous avez assuré en racontant vos tournages à l’autre bout du monde… Moi, je me coltine des affaires bien tordues et à 100 % françaises ! Que voulez-vous, c’est ma tisane magique, pour ne pas dire ma came.
Juste avant de repartir, sans savoir si l’on allait se revoir un jour, Jean-Yves m’a glissé une confidence, comme pour me faire un cadeau, m’offrir un lot de consolation pour le dérangement. Il m’a raconté l’histoire de la lettre, celle écrite par son grand-père.
Comment a-t-il pu déchirer LA lettre et la jeter ? Pire, en ayant complètement oublié qui pouvait être l’auteur, le destinataire, le sens du contenu ? Il a même imaginé que quelqu’un avait joué les usurpateurs, dans cette famille « compliquée », c’était déjà arrivé, que l’auteur inconnu avait pu monter dans les tours, ou menacé l’autre ou esquissé une approche de chantage… Il a eu peur que les filles, ses filles !, tombent dessus et se désespèrent d’être nées là, dans ce magma familial délétère… Il n’a pas voulu ça, surtout pas.
Je n’y crois pas, l’envie de rire arrive à grands pas, c’est nerveux. Pas d’agacement, parce que c’était tout sauf de la bêtise. Mais cette rage de rater une fois encore l’occasion de connaître une bribe de plus de l’événement, d’avoir un zeste de la réalité qui ne soit pas gangrenée par les à-peu-près et les interprétations, ou les fantasmes.
Voilà. C’est juste la seule lettre envoyée du bagne par le grand-père au père : elle commençait par « Mon cher Guillaume », et était signée « Guillaume ». C’est même ça qui a troublé Jean-Yves, qui pourtant savait depuis toujours qu’ils portaient le même prénom, diable ! Il avait tellement été élevé-éduqué-entretenu dans le silence de cette famille qu’il a fini par y perdre son latin. C’est elle, cette masse de silence forcé qui a pris le dessus. Voilà que le non-dit sur le grand-père a fini par couper les connexions mémorielles.
Sa mère la lui avait donnée après le décès du père – en 1981 donc –, elle lui a dit ce qu’était cette précieuse épître, et il l’a gardée, chouchoutée pendant des années… Il l’a même rangée un jour dans le portefeuille du père, là, bien pliée en quatre.
Et puis en 2015, un coup de fatigue, il décide de faire le grand ménage. Il tombe distraitement sur ce portefeuille paternel. Mais que fait dedans cette vieille feuille jaune qui est peut-être un torchon aux relents de querelles intestines, un énième épisode du feuilleton des bisbilles intrafamiliales ?
Jean-Yves la prend, il déchire le bout de papier jauni et, vlan, le jette à la corbeille. Je n’ai pas osé demander si c’était parti au tri sélectif. Pendant son récit, les larmes montent dans ses yeux, perlent sur ses cils, avant de débouler sur ses joues, et moi, je crois que j’ai la bouche ouverte, je fixe n’importe quel objet, à portée, pour ne pas m’y mettre aussi.
Pour l’avoir lue et relue intensément, cette missive venue du bagne, il se souvient quand même de quelques mots. Il était écrit : « Je sais que je t’ai fait beaucoup de peine avec la promesse… » Et un peu plus loin : « Viens me voir au Maroni… »
« VIENS ME VOIR AU MARONI… »
Mais quel sens ces mots peuvent-ils avoir, où faut-il le chercher ? Il est vrai qu’à ce moment-là, Jean-Yves ne sait rien du « serment » des Seznec, seul Gabriel est dépositaire de ce fragment-là, vous le saurez bien assez tôt… Et il ne sait pas non plus ce qu’est le Maroni, et pourquoi donc aller « googleliser » un lieu où l’on ira peut-être jamais…
Bref, pour lui, c’est du charabia, Jean-Yves s’est demandé ce que la lettre faisait là… Allez oust, rangement vertical !
Et voilà comment Jean-Yves, petit-fils Seznec resté dans l’ombre jusqu’en 2018, a perdu la seule trace privée, personnelle, de son grand-père Guillaume Seznec.
Enfant, les personnages de Claude, dans le « Club des 5 », et de Fantômette m’ont tellement plu : des filles têtues et pleines d’esprit, courageuses, accrocheuses, teigneuses même. Une semaine plus tard, sait-on jamais ?, je rappelle Jean-Yves. Avec un léger serrement au cœur.
Le décès de leur maman, Claudie, les a beaucoup remués. Il va falloir s’occuper de la maison que les parents ont construite de leurs mains. Gabriel n’est pas bavard, il n’aime pas trop parler, surtout pas en public, et encore moins à des journalistes. Et puis c’est compliqué parce que le cousin, Denis Le Her-Seznec, se moque dans tous les médias de l’opération des fouilles à Morlaix. Ce n’est vraiment pas la peine, surtout maintenant, de se donner en spectacle en exprimant un désaccord total.
Dommage, j’ai le sentiment que ce n’est pas passé loin. Je n’ai pas envie de raccrocher, j’ai mille questions à poser. Non, leur père, Guy, ne leur a pas demandé – encore moins fait jurer – de ne rien dire à personne !
Guy a conseillé à ses fils de ne pas parler, ce n’est pas la même chose : « Oh, vaut mieux pas en parler parce que tu vas avoir les pires ennuis et on va te prendre pour un menteur. » Mais s’il l’a dit, c’était quand même pour partager avec eux cette incroyable vérité. Pour ne pas emporter avec lui dans la tombe ce secret de famille qu’il avait toute sa vie porté comme un fardeau.
D’un autre côté, c’est tout à l’honneur des fils, de ne pas vouloir déformer le témoignage de leur père, retracer au plus près ses dires, ce qu’il a dit avoir vu et entendu, mais sans l’interpréter.
Par exemple, il n’a pas vu le crime, donc il ne sait pas s’il s’agit d’une chute fatale ou si un objet, voire une arme, a été utilisé. Autre exemple, le corps a bien sûr été enlevé du salon de Morlaix. Mais où le père, Guillaume Seznec, a-t-il bien pu l’emmener et s’en débarrasser, peut-être avec l’aide de son chauffeur Raymond Samson ou d’un ami ? Cela, Guy, et par conséquent ses fils Gabriel et Jean-Yves l’ignorent. Il faut se méfier de ceux qui ont cette manie d’en faire dire toujours plus, d’augmenter le récit originel avec des impressions, des accessoires, un trop beau décor… et puis quoi encore ?
Cinq jours plus tard, il me rappelle. En fait, depuis notre visite, Jean-Yves et Gabriel ont beaucoup parlé, parlé de l’Affaire du grand-père et du récit de papa et de l’incroyable légende qui a été construite autour, alors que les faits étaient si simples. « Simples »…
Mais les frères ne sont pas d’accord : l’aîné pense à présent qu’il faut parler pour mettre tout simplement un terme à près d’un siècle de fausses pistes, interprétations, présomptions, élucubrations, et autres produits de l’autosuggestion, tandis que l’autre craint que leur intervention « au nom du père » n’aggrave encore plus les querelles de passionnés et de spécialistes autoproclamés de l’Affaire. Pire, qu’elle ne fasse imploser la famille.
Gabriel ne voit pas l’intérêt de me rencontrer, c’est non pour l’instant. Et ça pourrait bien durer longtemps. Mais ils gardent « précieusement » mon numéro de téléphone. J’entends, l’espoir fait vivre.
Patience. N’est-elle pas l’apprentissage d’une certaine sagesse ? Difficile de réprimer ce fichu sentiment d’échec tout de même : en résumé, avoir flairé le dénouement d’un siècle de mystères, se convaincre que la « piste de Morlaix » était la bonne, tout ça pour se casser le nez sur la seule, la dernière occasion de valider ce qui est devenu pour les gens compétents et sérieux l’hypothèse la plus crédible : l’interview des petits-fils « qui savent » ! Fichu métier.
Trois semaines passent, et dans le TGV qui me mène en repérage pour France 5 dans la belle campagne angevine, le téléphone sonne. C’est Jean-Yves. « Gabriel veut bien vous rencontrer ! Il a bien dit qu’il ne parlera qu’à vous. » Histoire de dire, venez seule, hein ? Le ton de Jean-Yves est chaleureux, comme s’il était soulagé de cette nouvelle perspective, j’ai l’impression que nous sommes proches, que nous pensons au fond la même chose sur la nécessité de mettre fin au silence, de dévoiler la vérité du père. Cela crée entre nous une sorte de proximité solidaire, une intimité, comme si je le connaissais depuis fort longtemps. En quelques semaines, nous sommes devenus des « alliés », vaille que vaille, et cela me plaît, me soulageant un peu du poids de ce rôle de perpétuelle fouineuse qui toque à la porte à l’heure du repas.
Les frères ont beaucoup parlé, pesé le pour et le contre, peut-être même le ton a-t-il monté. Trahir le père ? Marginaliser Denis, le héraut de la cause ? Ne livrer que ce que l’on sait ? N’est-ce pas déjà trop ? Est-il question ou non de « prendre ses responsabilités » ? Enfin, pourquoi ne pas appliquer à la lettre cet adage : « Pour vivre heureux vivons cachés » ? Oui, mais justement, c’est ce qu’a fait Guy, le père, toute sa vie, et à la fin, imaginez les souffrances infligées par un silence à soi imposé, imaginez ce qu’il faut inventer comme stratégies de contournement pour ne pas être démasqué, échapper à son histoire à l’échelle d’une vie ! Oui, il ne savait plus qu’en faire de ce secret…
Trop encombrant, pour un enfant de 12 ans, même pour un adulte, et voilà que me revient l’image du sparadrap du capitaine Haddock dans Tintin, qui parcourt l’avion d’une casquette à un chandail… Impossible de s’en débarrasser !
La seule solution, c’était de le partager. Il l’a donc servi « à la découpe ». Il l’a dispatché à ceux qu’il aimait, en qui il avait totalement confiance, « façon puzzle ». Il savait que, maintenant, c’était presque trop tard, qu’il était impossible de redescendre d’une montagne, oui c’est cela qu’était devenue l’Affaire : une montagne de supputations.
Voilà : au fond, ils veulent se faire porte-parole de la vérité du père, pour lui rendre hommage.
Sur le quai de la petite gare, je marche d’un pas décidé vers Jean-Yves. On va aller faire un tour en forêt avant le déjeuner avec Gabriel, humer l’humus, écouter le craquement des feuilles sous les talons, écraser la terre molle et si douce. Grimper les collines des terres éprouvées, martyrisées par la guerre de 14-18.
Je n’ai droit à aucun faux pas. Un mot, un clignement d’œil, un soupir, et je rate le coche.
Gabriel, pull-over, jean et la boule à zéro, semble à la fois farouche, taiseux et sur ses gardes. Il n’a visiblement aucune confiance dans l’espèce particulière des journalistes. C’est bien parce que le frangin ne partage pas ce sentiment que cette scène a lieu… et qu’il est là. Il me faut y aller tout en douceur. Je fais comme s’il n’y avait aucune tension tout en y mettant les formes. Cet homme de 50 ans est émouvant parce qu’il a l’air bien portant, sain, fort, mais il a, de ce fait, l’air encore plus inconsolable, et l’idée m’effleure fugitivement que ce pourrait bien être à cause du secret.
Pourquoi ne pas commencer par le début, le contexte, l’occasion qui a fait éclore les mots et les confidences, la vérité de Guy ?