De nombreux ouvrages ont été écrits sur Thomas Woodrow Wilson, et beaucoup de ses amis ont essayé de l’expliquer aux autres et à eux-mêmes. Ces explications ont une qualité commune : elles se terminent sur une note d’incertitude. Wilson demeure une énigme, un personnage rempli de contradictions même pour ses biographes et ses intimes. Le 10 juin 1919, pendant le dernier mois de la Conférence de la paix, le colonel Edward M. House écrivait dans son journal : « Je crois n’avoir jamais rencontré d’homme dont l’aspect se transforme tellement d’heure en heure. Ce n’est pas seulement le visage du Président qui change. C’est l’un des caractères les plus étranges et les plus complexes que j’aie jamais connus. Il y a en lui tant de contradictions qu’il est difficile de le juger. » Tous les intimes et les biographes de Wilson arrivent finalement à la même conclusion, avec plus ou moins de force.
Wilson était, certes, compliqué ; et il ne sera pas facile de découvrir la clef de l’unité qui sous-tend les contradictions apparentes de son caractère. De plus, nous ne devons pas commencer cette étude avec de faux espoirs. Nous ne pourrons jamais analyser complètement son caractère. De nombreuses tranches de sa vie et de sa personnalité nous demeurent inconnues. Les faits que nous connaissons semblent moins importants que ceux que nous ignorons. Tous ceux que nous aimerions approfondir ne pourraient l’être que s’il était encore en vie et acceptait de se soumettre à une psychanalyse. Or il est mort. Ces faits, personne ne les connaîtra jamais. Par conséquent nous ne pouvons espérer comprendre les événements décisifs de sa vie psychique dans leurs détails ou dans leurs rapports. Aussi ne pouvons-nous qualifier cet ouvrage de psychanalyse de Wilson : c’est une étude psychologique fondée sur les données qui nous sont accessibles, rien de plus.
Cependant nous ne voudrions pas faire trop peu de cas des documents que nous possédons. Nous connaissons beaucoup de choses sur de nombreux aspects de la vie et du caractère de Wilson. Certes, il nous faut abandonner l’espoir d’une analyse complète ; mais nous en savons assez pour justifier celui de suivre le cours principal de son développement psychique. Aux faits que nous connaissons sur lui en tant qu’individu, nous ajouterons ceux que la psychanalyse a découverts comme étant vrais de tous les êtres humains. Wilson n’était, après tout, qu’un homme, sujet aux mêmes lois de développement psychique que les autres, et la psychanalyse d’innombrables individus a prouvé l’universalité de ces lois.
Cela ne veut pas dire que la psychanalyse ait révélé les mystères fondamentaux de la vie humaine. Elle a, pour ainsi dire, ouvert la porte qui donne accès à la vie intérieure de l’homme et nous a permis de reconnaître l’existence de quelques objets qui se trouvent près de cette porte, bien que ceux qui sont situés plus profondément soient encore dans l’obscurité. Elle a laissé percer un peu de lumière dans les ténèbres, si bien que nous pouvons maintenant distinguer les contours de quelques-uns des objets qui y sont plongés. Nous sommes capables de décrire des mécanismes qui conduisent à la réalité ultime que nous ne pouvons exprimer. Notre science est encore très jeune, et des recherches ultérieures prouveront sans doute que les lignes grâce auxquelles nous nous efforçons d’esquisser ces objets n’ont pas été tracées comme elles auraient dû l’être. Mais la perspective que les détails de nos conceptions actuelles devront être modifiés plus tard ne doit pas nous empêcher d’utiliser ces conceptions. Les découvertes de Newton ne sont pas devenues inutiles parce qu’Einstein est venu après lui ; sans Newton, il n’y aurait probablement pas eu d’Einstein. Nous emploierons donc, tout naturellement, certains théorèmes que la psychanalyse a tirés des faits qu’elle a découverts et auxquels elle demande actuellement de croire. Il semble utile d’exposer, aussi brièvement que possible, quelques-unes de ces conceptions et hypothèses avant d’attaquer le problème psychologique présenté par le caractère de Wilson.
Nous commençons par l’axiome suivant : dans la vie psychique de l’homme, depuis sa naissance, une force s’exerce, que nous appelons libido, et définissons comme l’énergie de l’Éros. La libido doit être accumulée quelque part. Nous pensons qu’elle « charge » certaines zones et parties de notre appareil psychique comme un courant électrique charge un accumulateur ; que, comme une charge électrique, elle est sujette à des variations quantitatives ; que, lorsqu’elle reste sans se décharger, elle présente une tension proportionnelle à la charge et cherche une issue ; en outre, qu’elle est continuellement alimentée et renouvelée par des générateurs physiques.
La libido s’accumule d’abord dans l’amour de soi, le narcissisme. Cette phase est nettement visible chez le nouveau-né, qui ne s’intéresse qu’aux actes et aux produits de son corps, et trouve en lui toutes ses sources de plaisir. Certes, même un enfant non désiré a un objet d’amour : le sein de sa mère. Il ne peut, toutefois, qu’intégrer cet objet en lui et le traiter comme une partie de lui-même.
En face du narcissisme nous plaçons l’amour objectal. Parfois une condition semblable au narcissisme du nouveau-né se continue chez l’adulte qui nous apparaît alors comme un égoïste monstrueux, incapable d’aimer un autre être ou une autre chose que lui ; mais normalement, dans le cours de la vie, une partie de la libido se tourne vers un objet extérieur au moi, tandis qu’une autre continue à adhérer au moi. Le narcissisme est la première demeure de la libido et reste son foyer le plus durable.
Chez les différents individus, la proportion entre l’amour narcissique et l’amour objectai varie considérablement ; la charge principale de la libido peut être stockée en soi ou dans des objets ; mais aucun homme n’est totalement dépourvu d’amour de soi.
Notre deuxième axiome est le suivant : tous les êtres humains sont bisexuels. Tous les individus, hommes ou femmes, sont composés d’éléments de masculinité et de féminité. La psychanalyse a établi ce fait solidement que la chimie a établi la présence d’oxygène, d’hydrogène, de carbone et autres éléments dans tous les corps organiques.
Quand la phase primaire de pur narcissisme est terminée et que les objets d’amour ont commencé à jouer leurs rôles, la libido charge trois accumulateurs : le narcissisme, la masculinité et la féminité. Nous considérons comme expressions de féminité tous les désirs qui sont caractérisés par la passivité, surtout le besoin d’être aimé, et, en outre, la tendance à se soumettre aux autres, qui atteint son apogée dans le masochisme ou désir d’être maltraité par les autres.
D’autre part, nous appelons masculins tous les désirs qui présentent un caractère actif comme le désir d’aimer, de dominer les autres, de conquérir le monde extérieur et de le transformer selon ses désirs propres. Nous associons ainsi la masculinité avec l’activité, et la féminité avec la passivité.
Les premiers objets que trouve l’enfant sont sa mère, son père ou leurs substituts. Ses premiers rapports avec ses parents sont de nature passive : l’enfant est soigné et caressé, guidé ou puni par eux. La libido de l’enfant se libère d’abord au moyen de ces rapports passifs. Puis l’on peut observer une réaction de la part de celui-ci. Il veut les traiter comme on le traite, devenir actif à leur égard, les caresser, leur donner des ordres et se venger d’eux. Cela fait, outre son narcissisme, quatre issues qui s’offrent à sa libido par la passivité et l’activité qu’il éprouve envers son père et sa mère. De cette situation naît le complexe d’Œdipe.
Pour l’expliquer, nous devons introduire le troisième axiome de la psychanalyse, postulat de la théorie des instincts selon laquelle deux principaux instincts sont à l’œuvre dans la vie psychique de l’homme : l’Éros, c’est-à-dire l’amour dans le sens le plus large, dont l’énergie a été nommée par nous libido, et un autre instinct que nous avons nommé d’après son but final, l’instinct de mort. Celui-ci se découvre à nous comme l’élan qui nous pousse à attaquer et à détruire. C’est l’adversaire de l’Éros qui tend toujours à des unités de plus en plus vastes, réunies par la libido. Ces deux instincts sont, dès la naissance, présents dans la vie psychique où l’on ne les trouve presque jamais à l’état pur mais généralement amalgamés dans des proportions diverses.
Ainsi, ce qui nous apparaît comme la masculinité et la féminité ne sont jamais uniquement composées de libido mais portent en elles un certain désir additionnel d’agression et de destruction. Nous supposons que cet élément additionnel est beaucoup plus fort dans le cas de la masculinité que dans celui de la féminité ; mais celle-ci n’en est pas dépourvue.
Insistons une fois de plus sur le fait que toute charge de libido comporte en elle une certaine agression, et revenons au complexe d’Œdipe. Nous ne traiterons d’ailleurs que du complexe d’Œdipe du garçon.
Nous avons observé que la libido de l’enfant charge cinq accumulateurs : narcissisme, passivité envers la mère, passivité envers le père, activité envers la mère et activité envers le père et qu’elle commence à s’épancher par le canal de ces désirs. Un conflit entre ces différents courants de la libido produit le complexe d’Œdipe du petit garçon. Celui-ci n’est d’abord conscient d’aucun conflit ; il prend une certaine satisfaction à la réalisation de tous ses désirs et n’est nullement troublé par leur incompatibilité. Mais graduellement le petit garçon peut difficilement concilier son activité et sa passivité envers son père et sa mère, soit parce que l’intensité de ses désirs a augmenté, soit parce qu’il ressent le besoin d’unifier ou de synthétiser tous ces courants divergents de la libido.
Il est particulièrement difficile au petit garçon de concilier son activité envers sa mère et sa passivité envers son père. Lorsqu’il veut exprimer pleinement son activité envers sa mère, il trouve son père entre eux. Il désire alors écarter son père qui fait obstacle à la possession de sa mère ; mais la charge de libido stockée passivement envers son père le pousse à se soumettre à celui-ci, au point de désirer devenir une femme, sa propre mère, dont il souhaite occuper la situation par rapport à son père. De cette source naît plus tard l’identification à sa mère, qui devient un élément permanent dans l’inconscient du garçon.
Le désir de ce dernier d’écarter son père devient irréconciliable avec celui d’être passif envers lui. Les désirs de l’enfant sont en conflit. Aucun des accumulateurs de la libido, sauf le narcissisme, ne peut se décharger et l’enfant se trouve dans le conflit que nous appelons le complexe d’Œdipe.
La solution du complexe d’Œdipe est le problème le plus difficile que rencontre l’enfant au cours de son développement psychique. Dans le cas d’un petit garçon, la peur détourne de la mère la plus grande partie de la libido au bénéfice du père, et la question la plus importante devient l’incompatibilité de son désir de tuer son père avec celui, tout aussi ardent, de lui obéir aveuglément.
Une des méthodes de fuir le dilemme majeur du complexe d’Œdipe est employée par tous les garçons : c’est l’identification au père. Également incapable de tuer son père ou de se soumettre entièrement à lui, le petit garçon trouve une issue qui équivaut à faire disparaître son père sans toutefois avoir recours au meurtre. Il s’identifie à son père. Il satisfait ainsi à la fois ses désirs de tendresse et d’hostilité envers lui. Non seulement il exprime son amour et son admiration pour son père, mais il l’écarte en l’incorporant à lui par un acte qui ressemble au cannibalisme. Désormais, c’est lui qui est le père admiré et éminent.
Ce stade originel d’identification au père explique l’ambition ultérieure, que nous observons si souvent dans la jeunesse, de dépasser le père et de devenir plus grand que lui. Le père auquel le petit garçon s’identifie n’est pas celui qui existe réellement et que son fils reconnaîtra plus tard, mais un père dont les facultés et les vertus ont subi un développement extraordinaire et dont on a supprimé les faiblesses et les fautes. C’est le père tel qu’il apparaît au petit enfant. Plus tard, comparé à ce personnage idéal, le père véritable devra nécessairement paraître petit ; et lorsqu’un jeune homme veut devenir un plus grand homme que son père, il se détourne simplement de son père tel qu’il est dans la vie pour retrouver l’image paternelle de son enfance.
Ce père de l’enfance, tout-puissant, omniscient, parfait, lorsqu’il est incorporé à l’enfant devient une force psychique interne que nous appelons, en psychanalyse, idéal du moi ou surmoi. Le surmoi se manifeste, pendant la vie ultérieure de l’enfant, par ses ordres et ses défenses. Son rôle négatif de défense est connu de tous sous le nom de conscience. Son rôle positif de domination, bien que peut-être moins facilement perceptible, est certainement plus important. Il s’exprime par toutes les aspirations conscientes et inconscientes de l’individu. Ainsi, du désir insatisfait du garçon de tuer son père naissent l’identification au père, l’idéal du moi et le surmoi.
Certes, la création du surmoi ne résout pas toutes les difficultés du complexe d’Œdipe ; mais il crée une accumulation pour une certaine partie du courant de la libido qui était, à l’origine, une activité agressive envers le père. En échange, toutefois, il devient une source de nouvelles difficultés avec lesquelles le moi devra dorénavant se mesurer. Car le surmoi, pendant tout le reste de la vie, admoneste, critique, refoule et s’efforce de détacher et de détourner de leurs objectifs tous les désirs de la libido qui ne répondent pas à ses idéaux. Chez beaucoup d’êtres humains, cette lutte, dans le moi, entre la libido et le surmoi n’est pas sévère, soit parce que la libido est faible et se laisse facilement conduire par le surmoi, soit parce que celui-ci est si faible qu’il se contente d’observer la libido suivre son cours ; ou encore parce que les idéaux du surmoi ne transcendent pas les limites de la nature humaine, de sorte qu’elle n’exige rien de plus, de la libido, que ce que celle-ci est disposée à accorder. Cette dernière variété de surmoi est agréable pour la personne qui la possède ; elle a le désavantage d’assurer le développement d’un être humain très ordinaire. Le surmoi qui exige peu de la libido en obtient peu ; l’homme qui attend peu de lui-même en reçoit peu.
À l’extrême opposé se trouve le surmoi dont les idéaux sont si grandioses qu’il exige l’impossible du moi. Le surmoi de ce genre produit quelques grands hommes et beaucoup de psychotiques et de névrosés. La manière dont se développe un tel surmoi est facile à comprendre. Nous avons déjà vu que tout enfant a une idée exagérée de la grandeur et de la puissance de son père. Dans bien des cas, cette exagération est si excessive que le père auquel s’identifie le petit garçon et dont l’image devient son surmoi équivaut au Père Tout-Puissant, à Dieu. Un tel surmoi exige continuellement l’impossible du moi. Quoi que le moi puisse réussir dans la vie, le surmoi n’est jamais satisfait. Il dit sans cesse : « Tu dois rendre possible l’impossible ! Tu peux accomplir l’impossible ! Tu es le fils bienaimé du Père ! Tu es le Père Lui-même ! Tu es Dieu ! »
Le surmoi de ce genre n’est pas rare. La psychanalyse est là pour témoigner que l’identification du père à Dieu est un fait ordinaire, sinon commun, de la vie psychique. Quand le fils s’identifie à son père, son père à Dieu, et qu’il érige ce père en surmoi, il sent que Dieu est en lui et qu’il est lui-même devenu Dieu. Tout ce qu’il fait doit être bien puisque c’est Dieu Lui-même qui le fait. La quantité de libido qui charge cette identification à Dieu devient si grande chez certains êtres humains qu’ils perdent la faculté de reconnaître l’existence des faits qui lui sont contraires dans l’univers réel. Ils finissent dans des asiles d’aliénés. Mais l’homme dont le surmoi est fondé sur cette supposition et qui garde un respect absolu des faits et de la réalité peut, s’il en a la possibilité, accomplir de grandes choses. Son surmoi exige et obtient beaucoup.
S’adapter au monde réel est, naturellement, l’une des tâches principales de tous les êtres humains. Ce n’est pas une tâche facile pour un enfant. Aucun désir de sa libido ne trouve pleine satisfaction dans l’univers réel. Tous les humains doivent, cependant, opérer cette adaptation. Ceux qui ne réussissent pas tombent dans les psychoses ou la démence. Celui qui n’arrive qu’à un apaisement partiel, et par conséquent instable, du conflit devient névrosé. Seul l’homme qui réussit à s’adapter complètement devient un être normal et sain. Certes, nous devons ajouter que la solution du conflit n’est jamais si complète qu’elle ne puisse s’effondrer sous la pression d’épreuves extérieures. Nous pouvons affirmer que tous les hommes sont plus ou moins névrosés. Cependant, chez certains d’entre eux, la solution du conflit est assise sur des fondements si fermes qu’ils peuvent subir de grandes épreuves sans tomber dans la névrose, tandis qu’il suffit à d’autres, d’une légère adversité pour les amener à élaborer des symptômes de névrose.
Tout moi humain est le résultat de l’effort fait pour résoudre ces conflits : les conflits entre les désirs divergents de la libido et les conflits de la libido avec les exigences du surmoi et avec les faits du monde réel. Le type d’adaptation qui s’établit finalement est déterminé par la force relative de la masculinité et de la féminité innées de l’individu et les expériences auxquelles il a été soumis dans sa petite enfance. Le produit final de tous ces efforts d’ajustement est la personnalité.
Unifier les désirs de la libido les uns avec les autres et les exigences du surmoi avec celles du monde extérieur n’est pas, nous l’avons dit, une tâche facile pour le moi ; il faut, d’une façon ou d’une autre, satisfaire tous les instincts ; le surmoi insiste pour être obéi ; il faut fatalement s’adapter à la réalité. Pour accomplir cette tâche, le moi se sert de trois mécanismes lorsqu’il ne peut satisfaire immédiatement la libido : le refoulement, l’identification et la sublimation.
Le refoulement est la méthode qui consiste à nier l’existence du désir instinctuel qui demande satisfaction, en le traitant comme s’il n’existait pas et en l’oubliant après l’avoir relégué dans l’inconscient.
L’identification cherche à satisfaire le désir instinctuel en transformant le moi lui-même en l’objet désiré, de sorte que le moi représente à la fois le sujet qui désire et l’objet désiré.
La sublimation est la méthode qui consiste à donner au désir instinctuel une satisfaction partielle en substituant, à son objet inaccessible, un objet apparenté qui n’est pas désapprouvé par le surmoi ou le monde extérieur ; ainsi le désir instinctuel est transféré, de son objet ou but le plus satisfaisant mais inaccessible, à un autre, peut-être moins satisfaisant mais plus accessible.
Le refoulement est la moins efficace de ces méthodes visant à réaliser la solution désirée du conflit, parce qu’il est impossible, à la longue, de négliger les désirs instinctuels. À la fin la poussée de la libido devient trop forte, le refoulement s’effondre et la libido s’enflamme brusquement. De plus, l’intensité de la libido refoulée est considérablement augmentée par le refoulement car elle est isolée non seulement de toute décharge, mais encore de l’influence modératrice de la raison qui, elle, tient compte de la réalité. Le refoulement peut arriver à ce que la libido ne se décharge pas finalement par le canal de son objet originel, mais soit contrainte de forcer une nouvelle issue et de se jeter sur un objet différent.
Par exemple un garçon qui refoule complètement l’hostilité qu’il éprouve envers son père ne se libère pas, de ce fait, de son désir instinctuel de le tuer. Derrière le barrage du refoulement, au contraire, son activité agressive à l’égard de son père augmente jusqu’à ce que sa tension devienne trop forte pour l’isolateur. Le refoulement s’effondre, l’hostilité du garçon envers son père éclate et se lance contre lui ou contre un substitut, quelqu’un qui lui ressemble par quelque côté et peut, dès lors, servir de représentant du père.
L’hostilité envers le père est inévitable chez tous les garçons ayant tant soit peu de masculinité. Or lorsque l’homme, dans son enfance, a complètement refoulé cette poussée instinctive, il aura invariablement, plus tard, des rapports hostiles avec les représentants de son père, et manifestera son hostilité même s’ils ne la méritent pas puisqu’ils l’attirent sur eux par le simple hasard qu’ils lui rappellent son père. Dans de tels cas, cette hostilité naît à peu près entièrement du sujet et n’a presque pas de cause extérieure. S’il se trouve, en plus, qu’il existe un véritable motif d’hostilité, la réaction émotionnelle devient excessive et l’hostilité tout à fait disproportionnée à la cause extérieure. Généralement ce genre d’homme pourra difficilement entretenir des rapports amicaux avec les hommes de son milieu, de sa compétence et de ses aptitudes, et il lui sera impossible de collaborer avec ceux qui lui sont supérieurs car il sera contraint de les détester.
Nous ne pouvons laisser le thème du refoulement sans attirer l’attention sur la méthode qu’emploie le moi pour assurer le succès des actes individuels de refoulement. Il édifie des formations réactionnelles, généralement en renforçant les pulsions qui sont contraires à celles qu’il veut refouler. Ainsi, par exemple, du refoulement de la passivité envers le père peut naître un développement exagéré de la masculinité, qui se manifestera par un refus arrogant de tous les représentants du père. La vie psychique de l’homme est extrêmement compliquée. Les formations réactionnelles contre les pulsions instinctuelles refoulées jouent un rôle aussi important dans la formation du caractère que les deux identifications primaires au père et à la mère.
La méthode d’identification qu’emploie le moi pour satisfaire les désirs de la libido est un mécanisme très utile et très employé. Nous avons déjà expliqué comment l’identification au père et le surmoi se développent à partir de l’activité agressive envers le père ; d’innombrables autres identifications sont employées tous les jours par tous les êtres humains. Un enfant qui a perdu un petit chat peut compenser la perte de cet objet d’amour en s’identifiant avec le petit chat, en rampant, en miaulant et en mangeant sur le sol comme lui. Un enfant qui a l’habitude d’être porté sur les épaules de son père pour « jouer au cheval » peut, si le père est pendant longtemps absent, placer une poupée sur ses épaules et la porter comme son père le portait, prétendant ainsi être son père. Un homme qui a perdu une épouse bien-aimée peut, jusqu’à ce qu’il rencontre un nouvel amour, essayer de remplacer l’objet d’amour par lui-même. Nous verrons un exemple instructif de ce mécanisme dans la vie de Wilson. Celui dont la passivité envers son père ne peut trouver aucun débouché direct le remplacera souvent par une double identification à son père et trouvera un homme plus jeune qu’il identifiera à lui-même ; puis il donnera à l’homme plus jeune le genre d’amour que sa passivité insatisfaite envers son père lui fait désirer obtenir de celui-ci. Dans de nombreux cas, l’homme dont la passivité envers son père n’a trouvé aucune issue directe la décharge en s’identifiant à Jésus-Christ. La psychanalyse a découvert que cette identification se retrouve chez des êtres entièrement normaux.
Il existe encore un autre moyen de régler le problème du père dans le complexe d’Œdipe qui conduit à une double identification. Lorsque le garçon, devenu homme, a lui-même engendré un fils, il identifie son fils à l’enfant qu’il était et s’identifie à son propre père. Sa passivité envers son père se libère alors à travers ses rapports avec son fils. Il lui donne l’amour qu’il aurait tant voulu, dans son enfance, recevoir de son père. Cette solution au dilemme majeur du complexe d’Œdipe est la seule solution normale – que nous offre la nature ; mais il faut, pour y recourir, avoir un fils. Ainsi la passivité envers le père s’ajoute-t-elle à tous les autres motifs de désir d’avoir un fils.
Nous avons déjà vu qu’une identification à la mère naît de la passivité envers le père. Nous devons attirer maintenant l’attention du lecteur sur le renforcement de cette identification qui se produit quand, au moment de la disparition du complexe d’Œdipe, le garçon abandonne sa mère comme objet d’amour. Il transfère une partie des désirs actifs et passifs qu’il éprouve envers sa mère sur d’autres femmes qui la représentent ; mais ces désirs ne sont jamais satisfaits par les substituts et l’identification à la mère sert à augmenter cette libido insatisfaite. Au moyen du mécanisme que nous avons déjà décrit, l’enfant compense la perte de sa mère en s’identifiant à elle. Il donnera dès lors, pendant toute sa vie, aux autres hommes qui représentent ce qu’il était, enfant, une part petite ou grande de l’amour qu’il désirait, enfant, recevoir de sa propre mère.
La sublimation, troisième méthode employée par le moi pour résoudre ses conflits, implique, comme nous l’avons noté, le remplacement des objets originels de la libido par d’autres qui ne sont pas désapprouvés par le surmoi ou la société. Ce remplacement s’opère par transfert de la libido d’un objet à un autre. Par exemple le garçon reporte une partie de sa libido de sa mère à ses sœurs, s’il en a, et plus tard à ses cousines ou à des amies de ses sœurs, puis à des femmes qui sont en dehors du cercle familial ; il s’en éprend jusqu’à ce que, par ce moyen, il trouve finalement celle qu’il épouse. Plus sa femme ressemble à sa mère, plus le courant de libido sera fort dans son mariage ; mais de nombreuses pulsions instinctuelles hostiles, qui tendent à rompre le mariage, s’accrochent également à ces rapports maternels.
Les êtres humains se servent d’innombrables sublimations pour libérer la libido, et c’est à elles que nous devons les plus grands monuments de la civilisation. Sublimés, les désirs insatisfaits de la libido se transforment en art et en littérature. La société elle-même se maintient grâce à une sublimation de la libido, la passivité du garçon envers son père se changeant en amour des autres et en désir de leur être utile. Si la bisexualité des êtres humains apparaît parfois comme un grand malheur et la source de maux infinis, nous ne devons pas oublier que, sans elle, la société humaine ne pourrait exister. Si l’homme n’était qu’activité agressive, et la femme passivité, la race humaine aurait cessé d’exister longtemps avant l’aube de l’histoire, car les hommes se seraient massacrés jusqu’au dernier.
Avant de terminer ce bref exposé de certains principes fondamentaux de la psychanalyse, il semble utile d’en décrire quelques autres.
Tout obstacle à la décharge de la libido produit un barrage d’énergie psychique et une augmentation de tension, dans l’accumulateur intéressé, qui peut s’étendre à d’autres accumulateurs. La libido cherche toujours à se stocker et à se libérer ; elle ne peut être endiguée définitivement ou au-delà de certains niveaux. Si elle ne peut être stockée et libérée au moyen d’un accumulateur, elle le fait en se servant d’autres accumulateurs.
L’intensité, ou, pour continuer notre comparaison, la quantité de libido varie considérablement chez les divers individus. Certains ont une libido extraordinairement puissante, d’autres faibles. La libido de quelques-uns peut être comparée à l’énergie produite par les énormes dynamos d’une centrale électrique, tandis que celle d’autres hommes ressemble au faible courant fourni par la magnéto d’une automobile.
La libido abandonne toujours un débouché s’il s’en offre un autre plus proche des pulsions instinctuelles originelles, à condition que la résistance du surmoi et celle du monde extérieur ne soient pas plus fortes dans ce deuxième cas. Par exemple elle est toujours prête à renoncer à une sublimation si elle en trouve une autre, plus voisine de son objet originel.
C’est peut-être une loi, et, au moins, un phénomène très fréquent qu’un être humain éprouve, pour une personne qu’il aime avec une intensité particulière, une haine considérable, et pour une personne qu’il hait avec une intensité particulière un amour considérable. L’une ou l’autre de ces pulsions instinctuelles opposées est totalement ou partiellement refoulée dans l’inconscient. Nous appelons cela le fait, ou le principe d’ambivalence.
La naissance d’un frère produit toujours une certaine réaction chez un petit garçon ; il se sent trahi par son père et sa mère. Il peut alors transférer totalement ou en partie le blâme et la haine qu’il éprouve envers ses parents sur son jeune frère. Un enfant qui se développe normalement se libère de cette haine et du sentiment d’avoir été trahi par une identification typique ; il se transforme en père de l’enfant et transforme en lui son frère plus jeune. Mais si le développement est moins normal, le blâme de la trahison reste attaché au plus jeune frère dont l’aîné, pendant toute son existence, continue à penser que ceux de ses amis qui, plus tard, représentent son jeune frère le trahiront aussi.
Ce sentiment de trahison naît de la déception des désirs actifs et passifs de la libido ; mais le refoulement de la passivité envers le père peut avoir une conséquence beaucoup plus grave. Il peut conduire les hommes à une forme persécutrice de paranoïa : la manie de la persécution. Généralement, l’homme qui souffre de cette manie se croit persécuté par la personne qu’il aime le plus intensément. La manie de la trahison et de la persécution n’est souvent fondée sur aucun fait, mais naît seulement du besoin de fuir la personne aimée parce qu’elle excite, sans la satisfaire, la passivité du malade. Si celui-ci croit que la personne qu’il aime si ardemment le trahit et le persécute, il peut la haïr au lieu de l’aimer et ainsi lui échapper. Il est facile de retrouver la source de tous les cas de méfiance injustifiée et de manie de la persécution dans une passivité refoulée envers le père.
Les frustrations et les malheurs de tous genres tendent à repousser la libido dans ses formes antérieures ; par exemple à la ramener, des sublimations, à ses objets originels de désir. C’est ce que nous appelons régression.
Dans le cours de la vie humaine, il peut se faire que le développement psychique s’arrête brusquement et se termine, au lieu de continuer son évolution. Dans un tel cas, une expérience accablante a obligé la libido à pénétrer dans des accumulateurs auxquels elle s’accroche jusqu’à la mort ou la désagrégation mentale. C’est ce que nous appelons fixation.