Il est remarquable qu’un homme de cinquante-six ans, dans l’état physique et mental de Woodrow Wilson, ait pu accomplir un tel travail pendant les six ans et demi qui ont séparé son installation en mars 1913 de sa dépression en septembre 1919. Il subit plusieurs crises durant cette période, mais ne s’effondra jamais complètement. Deux éléments semblent avoir contribué à l’amélioration de sa santé : les soins attentifs de son médecin de la Maison-Blanche, l’amiral Cary T. Grayson, et un extraordinaire concours de satisfactions psychiques.
L’amiral Grayson surveillait tous les détails de la vie du Président. Il lui établit un régime strict et lui fit abandonner la sonde gastrique. Il le persuada de la nécessité de jouer au golf tous les matins autant que possible et de faire une longue promenade en auto tous les après-midi ; en outre il veilla à ce que le Président eût neuf heures de sommeil ininterrompu par nuit.
L’entourage de Wilson donnait l’impression qu’il travaillait énergiquement pendant de longues heures ; mais, en réalité, il demeurait rarement à son bureau pendant plus de quatre heures par jour. Le soir il ne travaillait jamais, sauf en cas de graves crises politiques ; il allait au théâtre ou lisait des poèmes et des nouvelles à sa femme et à ses filles. Lire à haute voix calmait ses nerfs autant que les vaudevilles du Keith’s Theatre.
Le révérend Joseph Ruggles Wilson, lui aussi, aimait beaucoup faire la lecture à haute voix, le soir, à sa famille.
Le Président menait une vie extraordinairement isolée. Il voyait à peine, ou pas du tout, les membres de son cabinet ou les chefs de son parti au Congrès. Il ne se confiait pas à eux et leur donnait l’impression qu’ils ignoraient tout de ses pensées. Lorsqu’il les invitait à prendre un repas à la Maison-Blanche, il les recevait avec une parcimonie qui les irritait. Il ne fumait ni ne buvait et n’offrait à ses invités ni vin, ni cigarettes, ni cigares. Il avait décidé d’économiser deux mille dollars par mois pendant qu’il serait à la Maison-Blanche, et il le faisait. Les conversations sérieuses pendant les repas l’empêchaient de digérer. Après une discussion avec Tumulty ou son gendre, McAdoo, au déjeuner, il avait quelquefois des troubles gastriques et des migraines pendant deux jours. Pour ménager ses nerfs et ses forces physiques, il évitait les contacts personnels et comptait surtout sur House et sur Tumulty pour connaître les gens et les choses. Il refusa de faire partie du Chevy Chase Country Club où il aurait rencontré les personnalités dirigeantes de la vie politique et sociale, et jouait au golf seul avec l’amiral Grayson sur un petit terrain isolé, en Virginie. Il pouvait ainsi conserver les forces physiques nécessaires à l’accomplissement de ses devoirs exécutifs.
Malgré les soins de l’amiral Grayson, ses conflits psychiques auraient sans doute provoqué ses « dépressions » habituelles si la fortune ne lui avait procuré, pour eux, d’excellents débouchés. Le mince courant de la libido dirigé vers sa mère continua à pouvoir s’exprimer parfaitement par l’intermédiaire de son épouse, tant qu’elle vécut. Certes, son surmoi n’était jamais satisfait ; mais aussi longtemps qu’il demeurait président des États-Unis il avait toujours devant lui une réalisation nouvelle qui pouvait le rassasier temporairement. En outre, ses actes politiques offraient un débouché total pour son identification à son père, son activité, et, en grande partie, sa réaction contre sa passivité envers lui.
Il avait de nombreux adversaires politiques éminents qu’il pouvait haïr et essayer de supprimer, et qui offraient ainsi un débouché pour le surplus de libido qui demeurait dans cette formation réactionnelle. L’affection qu’il portait à House offrait un ample débouché à sa passivité envers son père. De plus, la libido accumulée par son identification inconsciente au Christ pouvait trouver un débouché dans ses fonctions qui le mettaient au « service » de l’humanité. Le lecteur se souvient de ces mots, dans la lettre qu’il écrivit pour se plaindre de Hibben : « Peut-être vaut-il mieux aimer les hommes en général qu’individuellement. » Il aimait les hommes « en général » de la manière la plus chrétienne, et, à quelques exceptions près, les fuyait ou les détestait individuellement.
Enfin il pouvait, par ses discours, trouver un débouché pour son activité et sa passivité envers son père, obéir à son père et être son père, Dieu, en chaire.
Ainsi, tant que sa femme vécut, tant que House demeura son ami et que durèrent ses succès politiques personnels, ses conflits psychiques ne furent pas aigus. La conjonction des soins de l’amiral Grayson et de cette constellation psychique favorable le garda de la dépression.
Dans le choix des membres de son cabinet et de ses représentants diplomatiques Wilson se laissait surtout guider par Tumulty, et son remarquable programme législatif de 1912 à 1914, fut, en grande partie, celui de l’ouvrage de House intitulé : Philip Dru, Administrator. Le vote de ces lois, qui comprenaient le Fédéral Reserve Act, ne lui procura aucune joie, mais son sentiment habituel de n’en avoir pas fait assez. Il introduisit une nouveauté dans son administration qui lui appartint en propre et remontait à sa préférence de jeunesse pour les coutumes de la Chambre des Communes : il prononçait ses discours de vive voix au lieu de les faire lire, selon la tradition en vigueur au Congrès depuis 1797. La constitution des États-Unis ne lui permettait pas d’être le Premier ministre en fait, mais, dans la mesure du possible, il imitait son bien-aimé Gladstone.
Avant son installation, Wilson avait déclaré à un ami : « Ce serait une ironie du sort que mon administration ait à s’occuper surtout des Affaires étrangères. »
Il s’intéressait depuis quarante ans aux problèmes intérieurs et se sentait très capable de les résoudre ; mais il ne s’était jamais occupé de politique internationale et son ignorance dans ce domaine était aussi profonde que son ignorance des pays étrangers. Il connaissait un peu la Grande-Bretagne. Mais il s’intéressait tellement plus aux affaires intérieures qu’aux affaires étrangères qu’au lieu de compenser son ignorance en nommant un secrétaire d’État versé en politique étrangère il choisit William Jennings Bryan, aussi pur que lui de toute connaissance du monde, afin d’obtenir son soutien pour son programme de législation intérieure. Cette nomination signifiait qu’il entendait être son propre secrétaire d’État, car le jugement de Bryan ne lui inspirait aucune confiance. Son mépris pour les facultés intellectuelles de celui-ci était, d’ailleurs, plus superficiel que réel. Bryan aurait pu être de sa propre famille : comme lui, c’était un « Ancien » presbytérien qui trouvait son expression suprême dans la prédication. Comme lui, il estimait les intentions nobles et les « principes moraux élevés » davantage que les faits. En outre, les idées de Bryan que Wilson jugeait ridicules ou dangereuses étaient peu nombreuses comparées à celles qu’il approuvait complètement. Comme Bryan, il était convaincu que les « principes » plus une petite connaissance des faits conduisent à de brillants résultats dans les affaires internationales.
Son ignorance du monde permit au Président de se servir de la politique étrangère plus librement que de la politique intérieure pour exprimer ses désirs inconscients. Les initiatives qu’il prit sur le plan intérieur produisirent de remarquables résultats et, au printemps de 1914, le programme de Philip Dru avait été en grande partie, incorporé dans la législation. Ses projets de politique étrangère ne furent pas réalisés, mais House s’efforça d’intéresser Wilson à une nouvelle convention internationale pour le développement des pays pauvres et le maintien de la paix européenne ; et, bien que Wilson se préoccupât fort peu des affaires continentales, il permit à House de l’élaborer.
Comme nous l’avons observé, la vie intellectuelle de Wilson s’était toujours limitée aux États-Unis et à la Grande-Bretagne, et, à la Maison-Blanche, il demeura étonnamment ignorant de la politique, de la géographie et de la distribution raciale européennes. Même après son grand discours sur les affaires internationales sa connaissance du continent européen demeura rudimentaire. Il apprenait suffisamment de faits pour prononcer ses discours, mais il lui arrivait souvent de ne pas se rendre compte de la portée de ses paroles. À bord du George Washington, en se rendant à la Conférence de la paix, il déclara qu’il avait l’intention de donner la Bohême à la Tchécoslovaquie. Or, quand on lui demanda ce qu’il allait faire des trois millions d’Allemands qui se trouvaient en Bohême, il répondit : « Trois millions d’Allemands en Bohême ! C’est curieux ! Masaryk ne m’en a jamais parlé ! »
En février 1916, pendant un dîner à la Maison-Blanche, on parla de la race juive. Wilson affirma qu’il y avait au moins cent millions de Juifs dans le monde. Lorsqu’on lui dit qu’il n’y en avait pas quinze millions, il envoya chercher l’Annuaire universel et, même après avoir vu les chiffres, il eut peine à croire qu’il s’était trompé. Il donna le sud du Tyrol à l’Italie parce qu’il ne savait pas qu’il y avait des Autrichiens de sang allemand au sud du col du Brenner.
En 1914, au printemps, Wilson envoya House en Europe à titre de représentant personnel. House parla au Kaiser, le 1er juin 1914, de l’avantage qu’il aurait à élaborer un pacte entre l’Allemagne, l’Angleterre, les États-Unis et les autres grandes puissances. Le Kaiser déclara qu’il approuvait ce projet et le colonel, ravi, se rendit à Paris, puis en Angleterre voir Sir Edward Grey en qui il avait une confiance presque filiale.
Grey fit attendre House pendant une semaine à Londres avant de le recevoir, le 17 juin 1914. Puis, tout en étant aussi charmant que de coutume envers le colonel, il ne lui transmit aucun message pour le Kaiser. House demeura à Londres pour s’efforcer d’en obtenir un. Le 28 juin l’archiduc Franz Ferdinand, héritier présomptif des trônes d’Autriche et de Hongrie, fut assassiné par un Serbe à Sarajevo. Le 3 juillet, Tyrrell fit enfin savoir à House que Grey désirait qu’il fit part au Kaiser des sentiments pacifiques des Anglais, afin de pouvoir entamer des négociations ultérieures. House ne transmit ce message au Kaiser que le 7 juillet. Lorsque sa lettre arriva à Berlin, le Kaiser était parti en croisière dans les eaux norvégiennes. Il ne reçut la lettre de House qu’au moment de son rappel à Berlin, après l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, le 23 juillet 1914. Ainsi se termina le premier effort de House et de Wilson pour établir un accord international en vue de sauvegarder la paix. La guerre éclata. Le 4 août 1914, Wilson proclama la neutralité des États-Unis.