Ellen Axson Wilson mourut le 6 août 1914. Elle avait été, pour Wilson, une épouse parfaite, un admirable substitut de sa mère, un « centre de calme » dans sa vie. Pendant vingt-neuf ans, la charge de la libido qui se trouvait dans les désirs dirigés vers sa mère n’eut pas besoin d’autres débouchés. Ses amitiés avec les femmes avaient toutes été sans passion. Et il est certain que la quantité de libido qui, chez lui, était dirigée vers les femmes était extrêmement faible si on la compare à celle qui était dirigée vers les hommes mais il lui fallait néanmoins, de toute nécessité, un débouché, et la perte d’Ellen Axson ébranla les zones les plus profondes de sa personnalité. Il n’arriva pas à sortir de la dépression causée par sa mort. Il exprimait sans cesse sa douleur et son désespoir, disant qu’il…
… « avait l’impression d’être une machine usée dans laquelle il n’y avait plus rien de valable… qu’il pensait avec terreur aux deux ans et demi qui le séparaient de la fin de son mandat présidentiel, et qu’il ne voyait pas comment il pourrait les vivre… que son courage était brisé par la mort de Mrs Wilson et qu’il n’était plus apte à remplir ses fonctions parce qu’il ne pouvait même plus penser correctement, et qu’il n’avait plus cœur à rien… que sa vie était intolérablement triste et solitaire et qu’il ne pouvait s’empêcher de désirer être assassiné… mais qu’il avait un tel contrôle de lui-même qu’il savait parfaitement que si personne ne le tuait, il continuerait jusqu’au bout à accomplir, le mieux possible, sa tâche. »
Ses yeux se remplissaient de larmes lorsqu’il parlait de son désir de mourir et de son incapacité à accomplir son travail. Grayson, Tumulty et House s’efforçaient vainement de le réconforter. Il invita Tumulty à vivre à la Maison-Blanche, mais sa plus grande consolation fut l’amitié de House, qu’il appelait, dans les lettres qu’il lui écrivit à ce moment-là, « Mon cher, cher Ami », ou « Très cher Ami ». Cependant cette amitié ne lui suffisait pas. Wilson avait un immense besoin qu’une femme l’aimât comme sa mère et Ellen Axson l’avaient aimé.
Le 12 décembre 1914, il écrivit à Mrs Toy :
« Je n’ai plus aucun ressort. Je n’ai pas encore appris à rejeter le fardeau de ma douleur et à vivre comme avant, malgré mon malheur. Les livres mêmes n’ont plus de sens pour moi. Je lis des romans policiers pour oublier, comme d’autres s’enivrent ! » Nous pouvons être sûrs que Wilson, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un autre substitut maternel, remplaça celui qu’il avait perdu par lui-même, comme il avait remplacé sa cousine Hattie Woodrow par lui-même en devenant Woodrow Wilson.
La profonde dépression de Wilson persista pendant les vacances de Noël 1914 et s’accentua en janvier 1915 lorsqu’il se crut obligé d’envoyer House à l’étranger. L’ambassadeur d’Allemagne, le comte von Bernstorff, lui avait affirmé que si House se rendait à Berlin il trouverait le gouvernement allemand prêt à conclure la paix sur des bases raisonnables. House quitta Washington le 25 janvier 1915. Ce soir-là il écrivit dans son journal :
« Les yeux du Président étaient mouillés de larmes quand il m’adressa ses dernières paroles d’adieu. Il m’a dit : “Votre amitié intelligente et désintéressée m’a été très précieuse” ; il m’a exprimé sa gratitude à diverses reprises en m’appelant son “ami très digne de confiance”. Il a déclaré que j’étais la seule personne au monde à qui il pût tout dire… Il a insisté pour m’accompagner. Il est descendu de voiture, a pénétré dans la gare et est venu jusqu’au guichet et au train, refusant de me quitter avant que je sois installé dans mon compartiment. »
Après le départ de House, le Président solitaire, sans épouse, sans ami, seul à la Maison-Blanche, le devint à un tel point que son médecin, Gary Grayson, craignant un effondrement total, insista pour qu’il fit de la musique et qu’il reçût. Parmi les amis de la fiancée de l’amiral Grayson se trouvait une veuve de quarante-trois ans nommée Mrs Galt. En avril 1915, huit mois après la mort d’Ellen Axsob Wilson, elle fut invitée à entendre de la musique à la Maison-Blanche, et Wilson s’éprit aussitôt d’elle.
Mrs Édith Bolling Galt était une Américaine de la haute bourgeoisie, simple, saine et dodue. Respectable veuve de joaillier, rondelette, jolie et modérément riche, elle était douée d’une abondante vitalité mais n’avait aucune vivacité physique ou intellectuelle. Elle était assez timide et avait vécu dans une calme pénombre jusqu’à ce que Wilson s’éprit d’elle. La courtoisie demande que nous nous abstenions de discuter des raisons qui la firent distinguer par Wilson ; mais nous pouvons cependant remarquer qu’il avait besoin, dans sa vie, d’un substitut de sa mère et que la personnalité de ce substitut n’avait qu’une importance secondaire. Pour pouvoir aimer une seconde fois, il lui fallait seulement trouver, chez une femme, un trait qui lui servît de lien mental inconscient pour relier l’objet d’amour éventuel à sa mère. Contentons-nous de constater qu’Édith Bolling Galt, comme Ellen Axson, devint pour Wilson le substitut de sa mère et satisfit le besoin qu’il avait d’un tel substitut. Il trouva de nouveau un « centre de calme » dans sa vie et un cœur maternel où se reposer. Sa passivité envers sa mère le poussa à essayer de retrouver, avec sa deuxième femme, les rapports qu’il avait eus avec sa mère et sa première femme. Il confia même à Mrs Galt que Joe Tumulty lui avait conseillé de ne pas l’épouser, et s’attendit ensuite à ce qu’elle le trouvât sympathique ! On se demande toutefois si, à ce moment-là, il n’agissait pas sur l’ordre d’un désir inconscient de créer des difficultés entre sa mère et son petit frère Joe.
Wilson était si absorbé par Mrs Galt qu’il ne la voyait jamais assez, et ses collaborateurs commencèrent à éprouver des difficultés à fixer son attention sur les affaires publiques. Le souvenir d’Ellen Axson Wilson s’effaça bientôt. Cette volte-face rapide de son épouse morte vers Mrs Galt était cependant une preuve, plutôt qu’une réfutation, de l’affection profonde qu’il avait eue envers la première. Il ne pouvait pas vivre sans quelqu’un qui la remplaçât. Il trouva ce substitut en Mrs Galt, et, de la dépression la plus profonde, s’éleva très vite au sommet de l’exaltation.