XXVI

Malgré le triomphe de l’identification inconsciente de Wilson au Sauveur du monde, il était extrêmement anxieux et épuisé. Pendant cinq semaines, à Paris, il avait travaillé plus qu’il ne l’avait jamais fait de sa vie. Il n’était pas habitué à cela. Pendant son mandat l’amiral Grayson l’avait défendu contre l’épuisement, mais, à Paris, les défenses derrière lesquelles il se reposait s’effondrèrent. Il n’avait pas de secrétaire et, s’il ne s’occupait pas lui-même de son travail, personne ne le faisait. Il était obligé de se fatiguer considérablement. Ses yeux commencèrent à le faire souffrir, ses élancements dans la tête reprirent, son estomac redevint acide. Lorsqu’il monta sur le George Washington il était au bord de l’effondrement physique et nerveux ; l’on peut juger de son état mental d’après les illusions qu’il entretenait au sujet du traité préliminaire.

Le Président épuisé commença, sur le George Washington, à apprendre des histoires désagréables sur son ami House. On lui dit que le gendre de House, Auchincloss, avait déclaré, en présence de Vance Mc Cormick et de plusieurs autres, « le Colonel va bien de nouveau ; les performances de batteur du petit Woody vont commencer à s’améliorer ». On lui dit encore que House lui-même encourageait ses secrétaires à parler de lui de cette façon. Or s’il était vrai qu’Auchincloss avait fait cette remarque, il était faux que House les encourageât. Mais Wilson était très sensible aux racontars, surtout s’ils étaient liés à un substitut de sa mère, et il ne put traiter cette histoire avec le mépris qu’elle méritait ; il détestait trop Auchincloss, son attachement inconscient au Colonel était trop profond, et il dépendait consciemment trop de lui. En outre, cette remarque était proche de la vérité. Il s’était aliéné tous ses conseillers, à l’exception de House. Il avait refusé d’avoir Tumulty à ses côtés ou de se servir du secrétariat de la délégation américaine. Il avait ignoré Lansing et les autres délégués américains. Les experts de la commission d’enquête du Colonel étaient en rapport avec lui par l’intermédiaire de Mezes, son beau-frère. Le secrétariat du Colonel, qui, en l’absence de son secrétariat personnel, était le seul qui fût à sa disposition, était dirigé par le gendre de House. Son conseiller juridique était l’associé de ce même gendre, qui lui-même le représentait au Conseil des Dix. Tant qu’il avait senti que House était son « double », le fait de dépendre de lui ou de ses satellites lui avait été agréable. Mais, outre son besoin sentimental de House, il était indispensable qu’il eût, avec celui-ci, des rapports sans nuages. L’histoire Auchincloss n’était qu’un léger nuage, qui menaçait cependant l’organisation précaire qu’il avait établie à Paris et le courant de sa passivité envers son père par le débouché de son affection pour House.

Wilson pouvait voir et entendre que le Colonel était demeuré l’ami paisible, modeste, soumis, le parfait petit Tommy Wilson qu’il avait toujours été, mais, troublé par ces racontars, il commença à se dire que derrière son dos House était peut-être différent. Il se souvint sans doute que le colonel avait projeté de « tout conclure dans les quatre prochaines semaines », et qu’il lui avait conseillé de ne pas mettre les pieds en Europe. En tout cas, l’histoire Auchincloss assena un coup à son identification de House au petit Tommy Wilson. Pour la première fois House se mit à ressembler au petit Joe Wilson, rival traître et menteur, plus qu’à lui-même enfant.

Le 24 février 1919, Wilson débarqua à Boston et s’attaqua immédiatement à ses adversaires de l’intérieur en leur faisant un discours sentimental pour les « enivrer de l’esprit d’abnégation ». De nombreux passages montrent qu’il avait perdu le contact avec la réalité. Il fit allusion aux soldats américains « combattant dans un rêve » et évalua en ces termes la puissance de son verbe : « J’ai eu cette douce revanche. Parlant, avec une parfaite franchise, au nom des citoyens des États-Unis j’ai exposé comme buts de cette guerre des idéaux, uniquement des idéaux, et c’est ce qui a gagné la guerre. »

Ses idéaux n’avaient pas seulement gagné la guerre ; ils avaient fait d’autres merveilles :

« Et maintenant, ces idéaux ont opéré un nouveau miracle : toutes les nations d’Europe sont soutenues par la confiance et l’espoir, parce qu’elles savent que nous sommes à la veille d’une ère nouvelle où les nations se comprendront mutuellement ; où elles se soutiendront dans toutes les justes causes ; où elles uniront leurs forces matérielles et morales pour faire triompher le droit. Si l’Amérique, en ce moment critique, abandonnait le monde, qu’adviendrait-il de lui ? »

Ce discours n’impressionna pas l’Amérique. Il sonnait faux. Wilson avait l’air d’essayer d’effacer les faits par des paroles. Les libéraux se dirent que ce n’était pas l’Amérique, mais Wilson qui abandonnait le monde, et les conservateurs qu’il était sur le point d’abandonner l’Amérique.

En Amérique, l’opposition au pacte fut en partie provoquée par l’antipathie personnelle que beaucoup éprouvaient envers Wilson ; Lodge, par exemple, détestait Wilson presque aussi profondément que le Président le détestait – mais elle tira sa principale force de la conviction que les conditions du traité de paix ne diminueraient nullement la probabilité des guerres futures et que les États-Unis y seraient entraînés par les obligations stipulées dans le pacte. En 1919, les adversaires du pacte adoptèrent exactement la position prise par Wilson dans son grand discours du 22 janvier 1917 au Sénat, lorsqu’il avait déclaré qu’il n’y avait qu’une seule paix que les Américains pourraient sanctionner :

« Les traités et accords qui mettent fin à la guerre doivent stipuler des conditions qui établiront une paix qui vaut la peine d’être maintenue et sanctionnée, une paix qui gagne l’approbation de l’humanité, et pas seulement une paix qui serve les intérêts divers et les buts immédiats des nations belligérantes. »

Wilson, en attribuant au pacte un pouvoir salutaire presque magique, avait oublié ses convictions des deux années précédentes.

Le Président se rendit à Washington et, sur l’avis de House, donna un dîner pour les membres du comité des Affaires étrangères du Sénat et le comité des Affaires étrangères du Colonel. Ce geste n’amena pas le rapprochement que House en espérait. Les sénateurs Lodge et Knox n’ouvrirent la bouche que pour manger. Wilson reporta sa colère sur House, qu’il blâma de lui avoir conseillé d’organiser ce dîner.

Le lecteur se souvient sans doute que Wilson avait éludé les demandes concrètes des Alliés pendant son séjour à Paris. C’est à Washington, par les câbles de House, qu’il apprit pour la première fois les conditions de paix des Alliés. House, en les lui transmettant, ne les accompagna d’aucun commentaire belliqueux. Dès que les objectifs des Alliés lui furent révélés, particulièrement ceux des Britanniques, sur lesquels il comptait pour épauler les Américains en vue d’obtenir une paix convenable, il abandonna l’espoir que la paix serait celle que Wilson avait promise au monde. Le 3 mars 1919, il écrivit dans son journal :

« Il est maintenant évident que la paix ne sera pas celle que j’avais espérée, ni celle que ce terrible cataclysme aurait dû amener… Je suis peiné d’avoir à accepter la paix qu’on nous impose. Nous en tirerons quelque chose, la création de la Société des Nations, bien qu’elle-même ne soit qu’un instrument imparfait. »

Le 4 mars 1919, Lodge annonça au Sénat que trente-sept sénateurs s’étaient engagés à voter contre la ratification du pacte de la Société des Nations. Wilson répondit le soir même à Lodge par un défi et une menace. Il déclara : « Quand le traité reviendra, non seulement ces messieurs y trouveront le pacte, mais ils s’apercevront que le traité est relié à lui par tant de liens qu’il est impossible de les séparer sans détruire tout l’ensemble. »

Ainsi la menace finale qu’il lança à Lodge, avant de quitter, épuisé, blême et las, New York pour la France, fut : « Vous accepterez le traité avec mon pacte, ou vous n’aurez pas de traité. »

Wilson brandit cette menace parce qu’il savait que les citoyens des États-Unis voulaient une paix immédiate, et qu’il était convaincu qu’ils préféreraient un traité englobant la Société des Nations à une attente indéterminée qui ferait durer les restrictions. Aussi, en liant la Société des Nations au traité, espérait-il exposer Lodge à l’antipathie générale comme l’adversaire du prompt rétablissement de la paix et l’obliger à accepter la Société des Nations. Mais il négligeait le fait qu’avant de quitter Paris il avait ordonné la préparation d’un traité préliminaire, comprenant des conditions militaires, navales, territoriales, économiques et financières susceptibles de lui arracher des mains l’arme qu’il avait choisie pour combattre Lodge. Le Sénat ratifierait peut-être le traité préliminaire, faisant ainsi la paix avec l’Allemagne, tout en rejetant le traité « définitif » ultérieur qui englobait la Société des Nations. Il est évident que Wilson ne croyait nullement que le traité de paix – qualifié de traité préliminaire, comme il le voulait – restaurerait la paix. Mais en fait, pendant qu’il brandissait sa menace à New York, House, obéissant loyalement à ses instructions, s’acharnait, à Paris, à préparer un traité qui réduisait à néant la menace du Président. Wilson s’était enfermé dans un dilemme : il lui faudrait supprimer le traité préliminaire qu’il avait créé ou ne pas mettre à exécution la menace faite à Lodge.

Il détestait celui-ci plus violemment que jamais, et il nous paraît important de noter qu’il commença à le combattre avant de lutter contre Clemenceau et Lloyd George. Nous avons vu que Lodge était, pour lui, depuis longtemps, un substitut de son père et que sa formation réactionnelle contre sa passivité envers ce dernier avait, depuis plusieurs années, trouvé un débouché secondaire grâce à cette haine. Nous avons vu également que lorsque l’énergie de cette formation réactionnelle était dirigée contre un substitut de son père, comme dans le cas de West, Wilson pouvait lutter avec une résolution farouche ; mais que si, pour une raison ou une autre, l’énergie de cette formation réactionnelle n’était pas dirigée contre un homme qui n’était pas son égal d’un point de vue intellectuel ou moral, il se montrait faible et gêné. Pendant toute l’année 1919, l’énergie de sa formation réactionnelle contre sa passivité envers son père fut dirigée contre Lodge, et non contre les hommes politiques européens, à l’exception, pendant quelque temps, du président Poincaré. Wilson demeura l’adversaire inflexible et impitoyable de Lodge, ce qu’il ne fut jamais envers Clemenceau et Lloyd George.

Son peu d’empressement à manifester une hostilité intraitable envers les chefs alliés venait sans doute, en partie, de son ignorance de l’Europe. Il était sur un terrain nouveau et se laissait effrayer par toutes sortes d’ogres, comme celui que l’on balançait si efficacement devant ses yeux en lui disant que s’il s’opposait résolument à Lloyd George et à Clemenceau il précipiterait toute l’Europe dans le bolchevisme. Quand il luttait contre Lodge il était chez lui, en terrain connu, sûr de lui. Mais la raison profonde de son intransigeance en face de Lodge et de sa mollesse en face de Lloyd George ou de Clemenceau semble avoir été due au simple fait que c’est Lodge, et non Clemenceau ou Lloyd George, qui avait succédé à West. Sa haine pour Lodge paraît avoir absorbé à peu près toute l’énergie de sa masculinité, qui ne fut jamais surabondante. Il rencontrait les chefs alliés non avec des armes masculines, mais avec des armes féminines : prières, supplications, concessions, docilité.

Pendant les deux semaines que Wilson passa en Amérique il fut extrêmement pris et n’accorda que peu d’attention aux câbles que le Colonel lui envoyait de Paris. Il savait qu’il devait lutter, mais ce fut seulement à l’arrivée du George Washington à Brest, le 14 mars 1919, lorsque House l’eut mis de vive voix au courant des Faits, qu’il comprit l’énormité des exigences des Alliés et l’étendue de la lutte qui l’attendait. Tandis que le train filait vers Paris, ils parlèrent, et Wilson fut profondément bouleversé, non seulement par les faits, mais plus encore par l’attitude du Colonel à leur égard.

Il revenait en France comme le Messie prêt à combattre pour le Seigneur, son Dieu, qui, dans son inconscient, était également Wilson. Il croyait toujours que Dieu l’avait choisi pour donner au monde une paix juste et durable, et il espérait, en assurant la « sécurité avant la paix » pouvoir élever les négociations au niveau du Sermon sur la Montagne. Or House lui dit que la création de la Société des Nations n’avait nullement changé les exigences des Alliés et que les conditions qu’ils proposaient présentaient un caractère vindicatif. Il ajouta que tous les arguments et la force persuasive du monde ne changeraient rien aux exigences de Clemenceau et de Lloyd George, conseilla à Wilson de regarder ce fait bien en face et, puisque les hommes voulaient la paix, de transiger immédiatement pour conclure, dès que possible, cette paix néfaste qu’il serait, finalement, obligé d’accepter.

House croyait si profondément qu’un compromis était inévitable, et, en fait, souhaitable en comparaison d’une lutte ouverte, que le jour même de l’arrivée de Wilson en France, le 14 mars 1919, il écrivit dans son journal :

« Mon but principal est maintenant de conclure, dès que possible, la paix avec l’Allemagne. »

Toutes les identifications de Wilson à la divinité protestaient contre l’idée que se faisait House de la situation et contre ses conseils. Il ne pouvait admettre qu’il lui fût impossible de hisser les négociations de Paris jusqu’au niveau des idéaux chrétiens. Il pouvait encore moins accepter qu’après tous ses nobles espoirs, propos et promesses, après avoir appelé l’Amérique à le suivre dans sa croisade pour une paix durable, après avoir sacrifié des milliers de vies américaines et des billions de dollars, il devait avouer qu’il n’était pas le Sauveur du monde, mais l’instrument des Alliés. Être d’accord avec House, c’était admettre que le spectre qui l’avait rendu si nerveux et si malheureux pendant l’été et l’automne de 1916 et qui s’était tenu près de lui lorsqu’il avait écrit son message de guerre était réel. Accepter les conseils du Colonel, c’était renoncer à croire en sa propre mission, à sa ressemblance au Fils de Dieu. Cette conviction était devenue l’essentiel de son être, l’illusion centrale à laquelle les faits devaient s’adapter. Son identification au Christ était une fixation.

Comme nous l’avons fait remarquer, House n’était plus « Mon très cher Ami » mais « Mon cher House » depuis janvier 1917, parce que le Colonel avait résisté à la libération de la charge de libido contenue dans cette identification.

De plus, le soir du 14 mars 1919, House lui conseilla, non seulement d’abandonner sa vocation de sauveur, mais encore il l’horrifia en lui faisant, d’un ton désinvolte, une remarque qui choqua tellement Wilson qu’il voulut la partager au plus vite avec quelqu’un. Il se rendit dans son salon particulier, fit venir un ami et lui dit, comme s’il lui confiait un épouvantable secret, qu’il avait demandé au Colonel s’il avait accepté un traité préliminaire qui n’englobait pas la Société des Nations, et que House n’avait pu le nier !

Attendu que Wilson avait ordonné à House de faire un tel traité, un déni eut été l’aveu d’une désobéissance délibérée de sa part et il n’est pas extraordinaire que la question et la réponse n’aient nullement impressionné House qui n’y fit aucune allusion dans son journal. Mais elles produisirent sur Wilson un effet terrible. Dans le train, il se retourna pendant des heures sur sa couchette, incapable de dormir. Il ne se souvenait pas qu’il avait oublié la Société des Nations quand il avait ordonné au Colonel de préparer un traité préliminaire. La réponse désinvolte que fit House à sa question lui sembla donc la réponse d’un traître. Le Colonel avait accepté de supprimer, du traité de paix, le pacte de la Société des Nations. Il l’avait dépouillé de l’arme qu’il possédait contre Lodge. Il avait essayé de lui voler son titre à l’immortalité ! Il est facile d’observer ce qui se passa dans son inconscient. Là, il était Jésus-Christ. House l’avait trahi : il ne pouvait être que Judas Iscariote.

L’identification de House au petit Tommy Wilson reçut un coup mortel dans le train qui roulait vers Paris. Elle ne mourut pas immédiatement. Les identifications anciennes meurent lentement. La vie baisse peu à peu en elles, apportant des souffrances et des espoirs de guérison. Wilson continua à voir House, comme Jésus rompit le pain avec Judas, bien qu’il connût la terrible nature de son ami. Mais leur amitié était mourante, condamnée, et personne ne pouvait plus rien pour elle.

« À partir de ce moment, une certaine froideur apparut entre les deux hommes… », écrivit Baker dans l’ouvrage qu’il rédigea avec l’aide de Wilson. La « froideur » était toute du côté de Wilson. House s’efforça de demeurer son ami, comme Hibben avant lui. Mais il n’y avait rien à faire. L’inconscient est un maître implacable. Deux jours après la conversation qu’il avait eue avec House dans le train, Wilson, rempli de crainte, demanda à l’ami auquel il s’était confié en voyage s’il ne trouvait pas que le Colonel House avait changé et n’était plus le même homme. Dans l’inconscient de Wilson, House avait changé et n’était plus le même homme : il était autrefois le petit Tommy Wilson ; il était devenu Joe Wilson, Hibben, Judas.

C’est ainsi que, le 14 mars 1919, l’affection de Wilson pour House commença à se changer en « froideur » et que le débouché qui, depuis huit ans, avait si bien porté une partie considérable de sa passivité envers son père fut supprimé pendant un mois crucial de son existence. Son identification au Fils Bien-Aimé du Père Tout-Puissant demeura son seul autre débouché important pour sa passivité envers le révérend Joseph Ruggles Wilson, et il n’est pas surprenant qu’à mesure que diminuait son affection pour House, son besoin de s’identifier au Christ s’amplifiait. Dès lors, son identification au Sauveur porta une immense charge de libido. Mais sa passivité envers son père était le plus fort de ses désirs, et il est impossible de penser que cette seule identification pouvait lui servir de débouché suffisant. Nous avons lieu de soupçonner qu’à partir du 14 mars 1919, une partie considérable de sa passivité envers son père demeura sans débouché, en eut besoin, en chercha. Une soumission formelle à un adversaire masculin, suivie d’identification à sa mère, offrait un débouché possible. Wilson, lorsqu’il se fut détourné de House, se plia aux exigences des chefs alliés.