XXVIII

Après le 14 mars 1919 Wilson rencontra tous les jours, seul, Clemenceau et Lloyd George, et eut avec eux des entretiens secrets. Selon M. Baker, il « serra les dents et lutta virilement, ayant pour seule arme le raisonnement en faisant appel à des raisons élevées pour amener Clemenceau à changer d’avis, pour le convaincre que les moyens militaires n’assureraient jamais à la France ce qu’elle voulait vraiment et qu’il en existait de meilleurs non seulement plus justes, mais plus pratiques pour assurer l’avenir de la France ».

Il n’y a qu’un terme, dans la citation ci-dessus, qui semble quelque peu inexact : l’adverbe « virilement » devait peut-être se lire « d’une manière féminine ».

Clemenceau écoutait. Le 20 mars, House, que Wilson tenait dans l’ignorance des discussions des Trois, demanda à Clemenceau comment s’était passée l’entrevue de l’après-midi. « À merveille, répondit-il, nous n’avons été d’accord sur rien. »

Il est difficile d’admirer la stratégie et la tactique employées par le président des États-Unis dans la lutte qu’il mena pour donner au monde la paix qu’il lui avait promise ; mais il est impossible de ne pas sympathiser avec l’homme fatigué et souffrant qui, accroché à la conviction que Son Père Tout-Puissant l’avait envoyé assurer au monde une paix juste et durable, épuisait ses forces déclinantes à exhorter Lloyd George et Clemenceau. Wilson, après tout, luttait pour la dignité humaine. Il s’y prenait mal ; mais il défendait ce qu’il est un honneur de défendre.

À soixante-deux ans c’était un homme très las, menacé par le durcissement de ses artères, souffrant non seulement de troubles gastriques, de migraines et de névrite mais aussi d’une dilatation de la prostate. La méfiance qu’il éprouvait à l’égard de House l’avait séparé du seul ami intime qu’il possédât. Il était seul – par sa volonté, certes, mais seul quand même. Il se rendait à ses entrevues quotidiennes avec Clemenceau et Lloyd George sans un Américain pour l’aider ou pour noter les conclusions acquises. Il ressentait l’intense besoin d’un ami intime qui crût en sa mission. Il se tourna vers George D. Herron, l’homme sentimental qui l’avait comparé au Christ. Herron le supplia de se retirer de la Conférence plutôt que de transiger.

Clemenceau demeurait inflexible. Lloyd George, d’autre part, agissait aussi vite que s’il avait eu du vif-argent dans les veines si bien que Wilson, sans secrétaire pour enregistrer les promesses de Lloyd George, ne savait plus où il en était. Le 26 mars, House dit à Wilson que « Lloyd George avait déclaré que bien qu’il eût promis, la veille, d’accepter que le pacte fût englobé dans le traité de paix, il niait aujourd’hui l’avoir fait. Le Président répondit : « Alors c’est un menteur, car non seulement il l’a accepté, mais il l’a accepté en présence de Clemenceau et d’Orlando, qui pourront en témoigner. »

Le pauvre Tommy Wilson, qui avait, toute sa vie, vénéré les hommes d’État anglais et méprisé les Français, se mit, à ce moment critique de son existence, à mépriser Lloyd George et à respecter Clemenceau.

Le 27 mars, Wilson, qui continuait à prier et à exhorter, était au bord de la dépression nerveuse. Clemenceau voulait occuper la Rhénanie pendant trente-deux ans et annexer la Sarre. Wilson, irrité, répondit que les Français soulevaient des questions territoriales qui n’avaient rien à voir avec les buts de guerre des autres, et que personne n’avait entendu parler de leur intention d’annexer la Sarre avant la signature de l’armistice. Clemenceau, furieux, répondit : « Vous êtes germanophile. Vous cherchez à nuire à la France. » « C’est faux et vous le savez bien », répliqua Wilson. Clemenceau déclara alors que si la France ne pouvait annexer la Sarre il ne signerait pas le traité de paix. Wilson reprit : « Donc si la France n’obtient pas ce qu’elle veut, elle refuse d’agir avec nous. Dans ce cas voulez-vous que je rentre en Amérique ? » « Je ne veux pas que vous rentriez chez vous, mais moi je vais rentrer chez moi », conclut Clemenceau qui mit son chapeau et s’éloigna à grandes enjambées.

Voici comment M. Baker décrit ce qui se passa ensuite :

 

« Le Président, amèrement offensé, fit une longue promenade en voiture au Bois pendant l’interruption de midi, et ; au début de la session de l’après-midi, il se leva devant les trois autres et, dans un appel émouvant l’amiral Grayson, qui l’entendit, déclara que ce fut l’un des discours les plus bouleversants que le Président ait jamais prononcés – exposa de nouveau sa conception de la paix.

Lorsqu’il eut fini, M. Clemenceau, très ému, serra la main du Président en disant : “Vous êtes un homme de bien, monsieur le Président, et un grand homme.”

Mais, si Wilson pouvait toucher Clemenceau, il était incapable de le faire céder. Il accusait l’esprit de son difficile adversaire d’avoir “un côté féminin”. »

 

Cette opinion de Wilson jette plus de lumière sur lui que sur Clemenceau. Rien n’était moins féminin que le refus de Clemenceau de se laisser emporter par l’éloquence de Wilson, et il est difficile de concevoir réponse plus féminine que celle de Wilson à l’attitude que Clemenceau avait eue le matin même. Clemenceau avait dépassé les limites de la courtoisie. Il avait insulté Wilson, et peu d’hommes se seraient abstenus, dans ces conditions, d’employer les armes viriles dont ils disposaient. Mais Wilson, « dans un appel émouvant… exposa sa conception de la paix ».

Les représailles de Wilson venaient d’une féminité sans mélange, et lorsqu’il accusait l’esprit de Clemenceau d’avoir « un côté féminin » c’était clairement pour essayer de se convaincre, en transférant le blâme sur Clemenceau, que le sien n’en avait pas. Comme toujours, il lui était insupportable de regarder en face le côté féminin de sa nature.

Quant aux compliments de Clemenceau, ils étaient sans doute sincères. Quatre jours plus tard il dit, en décrivant Wilson : « Il se croit un second Jésus-Christ venu sur terre pour convertir les hommes. » Clemenceau ignorait probablement tout de la psychanalyse, mais l’identification inconsciente de Wilson au Sauveur était devenue si flagrante qu’elle obligeait ceux mêmes qui n’avaient jamais étudié le tréfonds psychique à s’apercevoir de son existence.

Wilson fut touché par les paroles de Clemenceau. Il se dit qu’il pourrait peut-être encore le convertir par ses paroles, et obtenir, sans lutte ouverte, la paix qu’il avait promise au monde. Dans la soirée du 27 mars, M. Baker lui suggéra de dénoncer publiquement les « groupes obstructionnistes » qui revendiquaient des « frontières stratégiques et un accroissement de leur territoire national », et d’affirmer qu’en « insistant pour la réalisation de ce qu’ils croyaient être leurs intérêts immédiats, ils perdaient totalement de vue le fait qu’ils jetaient sûrement les semences des guerres futures ». Wilson refusa de faire une telle déclaration. Le soir suivant, M. Baker le pressa de nouveau d’attaquer ouvertement ses adversaires. Wilson, qui hésitait et espérait toujours, répondit : « Le temps n’est pas venu ; nous ne pouvons risquer d’interrompre la Conférence de la paix – pour le moment. »

Il était alors évident pour tous ceux qui collaboraient aux négociations – à l’exception de Wilson – que s’il ne voulait pas accepter les conditions de Lloyd George et de Clemenceau il devrait employer les armes viriles dont il refusait depuis si longtemps de se servir. Herron, qui croyait encore profondément que Wilson ressemblait au Christ, le supplia de quitter la Conférence. « Le Président fut très ému par la prière de Herron, et parcourut la pièce en s’écriant : « Mon Dieu, je ne le pourrai jamais. »

Ce fut, malheureusement, l’exacte vérité. Au moment où le sort du monde était suspendu à sa personne, il ne trouva pas, en lui, le courage de lutter. Sa seule source de courage viril, sa formation réactionnelle contre sa passivité envers son père, n’était pas tournée contre les dirigeants alliés, mais contre Lodge. En même temps, malgré tout, il lui était impossible d’accepter franchement un compromis. Toutes ses identifications à Dieu se dressaient pour l’empêcher d’admettre qu’il avait été la dupe des Alliés. Il se cramponnait, espérant en priant Dieu, Son Père, qu’il vaincrait en parlant comme le Christ.

M. Baker écrivit :

 

« Le 2 avril, le Président était à bout de forces. Je trouve dans mes notes de ce jour-là :

« Il (le Président) a dit que les choses ne pouvaient pas continuer longtemps ainsi ; que s’il était impossible d’arriver à une décision quelconque au milieu de la semaine prochaine, il faudrait sans doute rompre les pourparlers… »

Je lui parlai de l’inquiétude qui planait sur le monde, des nouvelles révoltes qui avaient éclaté en Allemagne et en Hongrie, du blâme que tous rejetaient, injustement, sur lui de ce délai.

« Je sais, je sais », a-t-il répondu. Puis, après un silence : « Mais la paix doit être conclue sur les principes que nous avons exposés et acceptés, ou pas du tout. »

 

Wilson évitait, autant que possible, tout contact personnel avec House. Mais le soir du 2 avril 1919 il lui téléphona et le Colonel nota dans son journal :

 

« Nous avons examiné à fond la situation… Il m’a déclaré que le Vieux était obstiné et qu’il n’arrivait pas à lui faire prendre une décision. Ce qu’il veut dire, c’est qu’il ne réussit pas à amener Clemenceau à penser comme lui… Le Président m’a demandé si je croyais Lloyd George sincère envers lui… L’impression qui prévaut, c’est que George se sert de lui pour rompre avec les Français… Je lui ai demandé si quelqu’un prenait des notes aux réunions du Conseil des Quatre. Le professeur Mantoux, qui est l’interprète d’Orlando, le fait. Le Président dit qu’il a l’impression que Mantoux ne l’aime pas. Il a ajouté : « En fait, je ne suis pas sûr qu’aucun d’eux m’aime ».

 

Ces mots sont profondément pathétiques. Ils furent prononcés par le président des États-Unis qui, trois mois auparavant, avait été reçu par la France, l’Angleterre et l’Italie avec un amour et une vénération si intenses qu’il apparaissait, aux yeux du monde et à ses propres yeux, comme le Roi des Rois. Or, en fait, il avait encore plus d’hommes prêts à répondre à son appel et à le suivre au combat qu’aucun autre, avant ou après lui, n’en eurent jamais. Il était toujours le chef des idéalistes de l’univers. Bien qu’ils fussent troublés et inquiets parce qu’il ne leur avait pas donné l’ordre de lutter, ils avaient toujours foi en lui. Mais il n’avait plus foi en lui-même. Le conflit entre sa volonté de mener à bien la bataille qu’il affrontait et sa peur l’avait fait redevenir le petit Tommy Wilson, le petit garçon chétif, avec son binocle, ses migraines et ses aigreurs d’estomac, qui n’osait pas jouer avec les garnements grossiers des rues d’Augusta, et se sentait loin de la vie, seul et sans ami.

Le lendemain de sa conversation avec House il sombra dans une dépression nerveuse et physique totale. « Il fut saisi de violentes quintes de toux, si prolongées et si fréquentes qu’elles l’empêchaient de respirer. Il avait 40 de fièvre et une diarrhée abondante… son état semblait grave. » Au début de la matinée du 4 avril 1919, Wilson était alité, vomissant, toussant, avec une diarrhée continuelle et de l’hématurie, son adénome prostatique et la névrite de son épaule gauche lui causant des élancements douloureux, luttant pour retrouver sa respiration, le visage hagard, souffrant de crispations nerveuses dans le côté et l’œil gauches. Mais les souffrances physiques de ce jour-là étaient peut-être moins terribles à supporter que ses souffrances morales. Il était en face de deux partis qui lui semblaient aussi horribles l’un que l’autre. Manquer à ses promesses et devenir la dupe des Alliés au lieu d’être le Prince de la paix, ou être fidèle à ses promesses, supprimer l’aide financière des États-Unis à l’Europe, démasquer Clemenceau et Lloyd George, rentrer à Washington et abandonner l’Europe et lui-même… à quoi ?

En proie à une peur accablante il reculait devant les conséquences possibles de l’emploi des armes viriles. Il avait exagéré les dangers qu’il y avait à lutter, et minimisé ses chances de lutter avec succès. Une seule menace de laisser la France seule en face de l’Allemagne aurait pu obliger Clemenceau à transiger ; un seul coup de son « fouet financier » aurait pu mater Lloyd George.

Mais le malade, dans son lit, avait recommencé à regarder le monde avec les yeux du petit Tommy Wilson, et il se fit une image de cauchemar des conséquences possibles de ses actes. Il craignait que son départ ne causât une reprise immédiate des hostilités en Europe, que les armées françaises affamées ne piétinassent les Allemands, les Autrichiens, les Hongrois et les Russes affamés eux aussi et ne dictassent finalement une paix bien pire que celle qu’il redoutait ; il craignait que de tels événements ne causassent un mouvement révolutionnaire tellement vaste que toute l’Europe céderait à l’emprise du bolchevisme et il ne pouvait supporter cette pensée. Il détestait et redoutait les communistes beaucoup plus profondément que les militaristes. Il n’avait pas en lui la moindre étincelle de radicalisme : il était l’homme d’État chrétien venu apporter la lumière au monde capitaliste en paraphrasant le Sermon sur la Montagne. La vision qu’il avait d’un univers parfait était une vision de petites villes prospères comme celles où il avait vécu toute sa vie. Il était inconcevable qu’une révolution communiste éclatât en France ou en Angleterre ; mais Wilson le craignait cependant. Maintes et maintes fois, pendant ces jours et ces nuits où l’avenir du monde était suspendu à sa décision il répéta : « L’Europe est en feu ; il ne faut pas que je jette de l’huile sur le feu ! »

Et sur sa propre vie, quelles seraient les conséquences de la lutte ? Il serait insulté d’une extrémité à l’autre du monde capitaliste, son propre monde ! Déjà la presse de Paris et celle de Londres l’attaquaient avec une amertume qui le blessait profondément. Il savait aussi que, s’il était acclamé par les libéraux et les idéalistes américains comme un prophète, la masse se tournerait contre lui. On le qualifierait de « germanophile » comme Clemenceau l’avait fait. On l’accuserait de vouloir « protéger les Huns », d’être bolcheviste. La propagande qu’il avait lâchée sur l’Amérique par l’intermédiaire de son ami Georges Creel avait fait son effet. Les Américains avaient été poussés à haïr l’Allemagne et la Russie. Les vieilles dames hurlaient à la mort. S’il avait l’air de favoriser l’Allemagne et le communisme, les Américains tourneraient cette haine contre lui. Le monde entier le détesterait, à l’exception d’une poignée de libéraux américains et anglais de l’opinion desquels il se souciait et des socialistes et communistes européens dont il ne pouvait supporter l’approbation et auxquels il ne pouvait tolérer d’être assimilé. Et, le pire, c’est qu’il devrait retirer les États-Unis de la Société des Nations. La Société serait établie, mais sans lui. Il se priverait de son titre à l’immortalité.

Aussi la perspective de quitter la Conférence lui était-elle intolérable ; mais l’autre éventualité ne l’était pas moins. Le sentiment qu’il avait toujours eu que s’il entraînait les États-Unis dans une guerre, ce devait être une guerre pour la paix, était l’un des plus profonds qu’il ait jamais éprouvés. Presque toute la force de sa passivité extraordinairement puissante à l’égard de son père était affectée à son identification inconsciente au Christ. Transiger, partir, c’était admettre qu’il n’était pas le Prince de la paix. En outre ce serait manquer à sa parole, bafouer ses promesses, les idéaux et les idéalistes. Il anéantirait tout le mouvement libéral américain dont il était le chef. Il serait honni par ceux à l’estime desquels il tenait le plus. Que dirait Herron, « celui qui le comprenait vraiment » ? Que diraient tous les jeunes qui avaient cru en lui ? Que penserait-il lui-même ? Il se tiendrait devant le monde, non comme le Fils de Dieu parti pour gagner une couronne royale et qui l’avait gagnée, mais comme le Fils de Dieu parti pour combattre et qui avait abandonné lorsqu’il avait vu la Croix.