XXXI

Quand Wilson eut décidé de céder jusqu’à la fin plutôt que de lutter et qu’il eut préservé, malgré cela, son identification au Sauveur en se persuadant que la Société des Nations modifierait toutes les clauses injustes qu’il laissait figurer dans le traité et maintiendrait éternellement la paix, il alla de concession en concession avec une rapidité étonnante. Le 7 avril, il avait menacé de rompre la conférence ; une semaine plus tard, le 14 avril, le traité était tellement avancé que le gouvernement allemand fut invité à envoyer une délégation à Versailles pour le recevoir.

La soumission de Wilson fut accélérée non seulement par le sophisme que les conditions du traité étaient relativement peu importantes du moment que la Société des Nations existait, mais encore par son désir de demander des amendements au pacte de la Société. Il était évident que, si la doctrine de Monroe était attaquée par la Société des Nations, le Sénat des États-Unis refuserait de ratifier le traité. Il fallait donc qu’un amendement concernant là doctrine de Monroe figurât dans le pacte. Les Anglais et les Français avaient enfin amené Wilson à être demandeur. Ils lui firent comprendre clairement que s’il ne promettait pas aux Anglais de réduire la flotte américaine et s’il n’acceptait pas les conditions de paix de l’Angleterre et de la France, il n’obtiendrait pas cet amendement.

Le 8 avril, il accepta les réparations exigées par Lloyd George et Clemenceau ; les 9 et 10 avril, il transigea sur la question de la Sarre et de la flotte américaine ; le 11 avril, il obtient son amendement sur la doctrine de Monroe et, le 15 avril, il accepta la demande d’occupation de la Rhénanie formulée par Clemenceau.

Comme nous l’avons vu, Wilson avait insisté pour que la Société des Nations fût fondée et que l’Amérique apportât sa caution au traité de paix avant que les conditions n’en fussent fixées dans l’espoir d’élever les débats jusqu’au niveau du Sermon sur la Montagne et d’éviter la lutte ; puis quand il avait eu peur d’elle, en avril, il avait adopté la Société des Nations pour se justifier moralement. Lloyd George et Clemenceau comprirent finalement que Wilson ne pouvait supporter l’idée de se passer de la Société des Nations, quelles que fussent les conditions du traité ; et, lorsqu’il s’opposait à des conditions contraires aux quatorze points, Lloyd George lui rappelait courtoisement que sa résistance « mettrait fin à la Société des Nations » ; Wilson commençait alors à « s’agiter ».

Lloyd George put brandir efficacement cette menace à cause du besoin psychique qu’avait Wilson de préserver son identification au Christ par le sophisme que la Société des Nations changerait les clauses injustes du traité de paix. Les intérêts des États-Unis étaient contraires à ce que ceux-ci cautionnassent une paix néfaste. Personnellement, toutefois, Wilson avait besoin, non seulement d’une Société des Nations, mais encore d’une Société d’un genre particulier pour préserver la faible odeur de raison qui s’attachait à ses sophismes. Il était fort probable, à peu près impossible, mais cependant concevable que du plus petit naquît le plus grand, que la Société des Nations devînt un Parlement de l’humanité, révisât le traité et fît la paix. Mais il était inconcevable qu’une Société où les États-Unis ne seraient pas représentés pût devenir assez puissante pour réussir cet exploit sans précédent, et tout aussi inconcevable que si la Société, déjà faible, était encore affaiblie par des amendements et des réserves, elle pût devenir un puissant super-État, capable de changer à son gré les frontières et les servitudes. Wilson devait donc édifier une Société qui aurait l’approbation du Sénat des États-Unis et ne serait pas trop faible, ou renoncer au sophisme qui lui permettait de croire qu’il avait vraiment sauvé le monde. Ses actes, pendant le reste de sa vie, furent influencés, en grande partie, par son désir d’obtenir une telle Société.

Il ne s’arrêta momentanément qu’une seule fois, dans sa descente vertigineuse vers le traité de Versailles. Le 23 avril il lança son manifeste au sujet de Fiume, dans lequel il appelait le peuple italien à le soutenir contre son président du Conseil, Orlando. Il le fit après de longues et stériles négociations qui furent négligeables, sauf sur un point : elles donnèrent le coup de grâce à son affection pour House. Les Italiens avaient refusé d’accepter la proposition des « experts » américains sur Fiume, et House avait formé une autre commission, dirigée par son beau-frère, Mezes, qui établit une offre plus conciliante. Wilson, qui guettait les initiatives du Colonel pouvant être interprétées comme des actes de trahison, jugea que l’établissement de la commission de Mezes était une tentative de House pour le poignarder dans le dos. Selon M. Baker : « Il est indubitable que l’attitude du Colonel House, en divisant le Conseil des experts de la Commission et en favorisant les concessions envers l’Italie, a élargi la brèche déjà existante entre le président Wilson et lui, bien qu’il répétât avec insistance qu’il fallait agir ainsi pour « sauver la Société des Nations ». 

Wilson était opposé à pactiser avec l’Italie, non seulement parce qu’il avait cédé tant de fois à la France et à l’Angleterre qu’il lui devenait difficile de concilier le traité en préparation et les quatorze points, mais aussi parce qu’il était profondément confus d’avoir, dans un moment d’ignorance, promis à l’Italie tout le Tyrol situé au sud du col du Brenner, avec ses deux cent cinquante mille Autrichiens de langue allemande. Il était bien décidé à ce que l’Italie n’obtînt plus de lui d’annexions abusives. Aussi lança-t-il son manifeste. Orlando rentra en Italie et dit aux Italiens : « Choisissez entre Wilson et moi. » Les portraits de Wilson devant lesquels les paysans italiens avaient allumé des cierges disparurent aussitôt et furent remplacés par des caricatures où l’on voyait le visage du Président surmonté d’un casque allemand. On raconta à Wilson, bouleversé par la réaction inattendue des adorateurs auxquels il avait envoyé des baisers à Milan, que son échec était dû au fait que House et Mezes avaient raconté aux Italiens qu’il bluffait. Ce fut la fin de son affection pour House. L’identification de House au petit Tommy Wilson disparut. Le Colonel devint, pour le Président, un personnage composite et paranoïde : Joe Wilson, Hibben, Iscariote.

Il nous semble inutile de rappeler le détail des concessions que fit Wilson, pendant le reste du mois d’avril 1919. Sa réaction devant les exigences des Alliés devint stéréotypée : capitulation, regrets, justification. Sa conduite du 30 avril 1919, après qu’il eut cédé la province chinoise de Shantung au Japon est typique. M. Baker la décrit ainsi :

 

« Je vis, comme d’habitude, le Président à 18 h 30, et il examina longuement avec moi la question (du règlement japonais). Il me dit qu’à force d’y penser il n’avait pu dormir la veille. Rien de ce qu’il ferait ne serait bien. Il déclara que ce règlement était le meilleur qui pût sortir d’un passé trouble… Son seul espoir était de préserver l’intégrité du monde, d’assurer l’entrée du Japon dans la Société des Nations, puis d’essayer d’obtenir justice pour les Chinois… Il savait que sa décision serait impopulaire en Amérique, que les Chinois seraient amèrement déçus, que les Japonais triompheraient, qu’il serait accusé de violer les principes qu’il avait lui-même établis, mais que, néanmoins, il était obligé de travailler pour remettre de l’ordre dans le monde et le défendre contre l’anarchie et le retour au militarisme d’antan. »

 

Il travaillait, par conséquent, contre un « retour au militarisme d’antan » en abandonnant une province chinoise aux vieux, militaristes japonais.

Le traité de Versailles fut remis aux Allemands le 7 mai. À Weimar le président de l’Assemblée nationale, en le lisant, déclara : « Il est incompréhensible qu’un homme qui a promis au monde une paix juste, sur laquelle pourrait être fondée une Société des Nations, ait pu aider à élaborer ce projet dicté par la haine. » Le premier commentaire officiel allemand sur le traité parut le 10 mai 1919. Il faisait observer que « sur les points essentiels la base d’une paix fondée sur la justice, dont les belligérants étaient convenus, a été abandonnée » ; que certaines des exigences du traité étaient telles que « pas une nation ne pourrait les tolérer » et que nombre d’entre elles ne « seraient pas réalisées ».

Cette déclaration rendit Wilson furieux. Il essayait d’oublier qu’il avait conclu une paix inconciliable avec ses quatorze points, et il ne pouvait supporter qu’on vint lui dire qu’il avait manqué à sa parole. Les reproches de son surmoi durent devenir d’une sévérité insupportable à la suite de ce rappel de la vérité.

M. Baker écrivit alors :

 

« Cet article eut un effet particulièrement malheureux sur le président Wilson… qui fut indigné de ce tollé général. Il savait fort bien ce qui avait été fait, que des règlements qui ne répondaient pas à ses idéaux et ne le satisfaisaient pas avaient été décidés, pour pouvoir donner à un monde déchiré une paix immédiate et pour établir une organisation puissante capable de la sanctionner. Ces accusations sans preuves provoquèrent de sa part un démenti absolu et plongèrent toute la discussion dans une atmosphère de polémique passionnée. »

 

Les Allemands avaient dit ce qu’il savait être vrai ; ce qu’il ne pouvait, par conséquent, supporter d’entendre. Il avait une aptitude extraordinaire à ignorer les faits et à croire ce qu’il désirait, mais il dut lui être difficile de continuer à croire, en lisant la déclaration allemande, qu’il ressemblait au Sauveur. Il y réussit cependant en s’accrochant à son espoir que la Société des Nations modifierait le traité de paix. Dès lors, il ignora, dans la mesure du possible, toutes les critiques adressées à ce dernier. Le 12 mai, House consigna dans son journal :

 

« L’Associated Press m’a donné un exemplaire de la tirade du président Ebert contre le Président et ses quatorze points. J’ai demandé au Président s’il désirait y répondre. Il m’a dit : “Non” ; il n’avait même pas envie de la lire, car le peuple américain étant satisfait de la paix, peu lui importait que l’Allemagne le fût ou pas. »

 

Cette déclaration de Wilson semble marquer un progrès important dans sa fuite devant la réalité. Ses deux affirmations sont fausses. Il est évident qu’il refusait de lire les critiques allemandes parce qu’elles lui tenaient tellement à cœur qu’il ne pouvait les supporter, non parce qu’elles lui importaient peu. Son surmoi extraordinairement puissant exigeait encore qu’il fût le juge équitable du monde. Et c’était, après tout, lui qui avait insisté pour que les Alliés acceptassent, comme partie intégrante des accords d’armistice, ses instructions du 27 septembre 1918 :

« Avant tout, la justice impartiale exige qu’il n’y ait aucune discrimination entre ceux envers qui nous désirons être justes et les autres. Ce doit être une justice sans favoritisme, qui ne reconnaît d’autres normes que les droits égaux des divers peuples intéressés. »

Il avait, certes, changé considérablement dans les mois qui s’étaient écoulés, mais il existait au moins une continuité historique entre le Wilson du 27 septembre 1918 et celui du 12 mai 1919. Il n’avait pas perdu le sentiment de son identité. Et pas un homme doué de son surmoi, ayant parlé comme il avait parlé, n’aurait pu lire les commentaires allemands du traité sans honte – refoulée peut-être, mais brûlante. Après tout, il avait manqué à sa parole envers le monde, et son sentiment de culpabilité devait être écrasant ; aussi, toutes les fois que son attention était attirée sur sa trahison, devait-il menacer de quitter son inconscient pour envahir sa conscience. Alors Wilson était obligé de détourner les yeux, dans la mesure du possible, de la vérité à son sujet.

Malheureusement pour l’équilibre mental de Wilson, il était également faux que « le peuple américain fût satisfait de la paix ». Certes, la plupart des Américains ignoraient à peu près tout des affaires internationales, et absolument tout du traité de Versailles. En outre, la propagande avait excité en eux une haine exagérée de l’Allemagne, de sorte que la rigueur du traité leur semblait juste. Mais ils étaient aussi opposés à ce que leur pays se mêlât des « affaires européennes », et comme ils considéraient que la Société des Nations, partie intégrante du traité, entraînait les États-Unis dans les querelles de l’Europe, ils étaient fortement opposés à sa ratification, même ceux qui n’étaient pas contraires aux conditions du traité et étaient prêts à s’attaquer, en les qualifiant de « germanophiles et de bolchevistes », aux Américains qui exprimaient la vérité à son sujet.

De plus, les rares Américains qui connaissaient suffisamment les affaires internationales pour pouvoir se représenter les conséquences politiques et économiques de la paix étaient énergiquement opposés au traité à cause de l’ambiguïté de ses conditions. Même parmi les membres de la délégation américaine à Paris, de M. Lansing jusqu’au dernier des délégués, les critiques étaient violentes et générales. On considérait que les clauses sur les réparations condamneraient l’Europe à l’effondrement économique, que les clauses politiques sèmeraient les germes des guerres futures et que celles concernant la Société des Nations entraîneraient probablement les États-Unis dans ces guerres. Ces critiques se faisaient généralement à huis clos, parce que de nombreux membres de la délégation américaine se sentaient complices du crime, complices par instigation, et que les autres n’étaient pas disposés à démissionner, de peur d’être publiquement dénoncés comme « germanophiles et bolchevistes ».

Le 17 mai 1919, cependant, l’un des auteurs de cet ouvrage donna sa démission de membre de la délégation américaine et commença à attaquer publiquement le traité en publiant la lettre suivante adressée à Wilson :

17 mai 1919.

 

Mon cher Président,

J’ai remis, aujourd’hui, ma démission de sous-directeur au Département d’État, attaché à la Commission américaine chargée des négociations de paix. J’ai été l’un des millions d’hommes qui ont eu implicitement toute confiance en vos qualités de chef, et cru que vous n’accepteriez rien de moins qu’une « paix permanente » fondée sur une « justice généreuse et impartiale ». Or notre gouvernement a maintenant consenti à livrer les peuples souffrants du monde à des oppressions, asservissements et démembrements nouveaux – à un siècle de guerres futures. Et je ne peux plus me persuader qu’un travail efficace pour un « nouvel ordre du monde » soit possible en demeurant au service de ce gouvernement.

La Russie, « cette preuve concluante de la bonne volonté », pour moi comme pour vous, n’a même pas été comprise. Les décisions injustes de la Conférence en ce qui concerne le Shantung, le Tyrol, la Thrace, la Hongrie, la Prusse-Orientale, Dantzig, la vallée de la Sarre, et l’abandon du principe de la liberté des mers, rendent de nouveaux conflits internationaux inévitables. Je suis convaincu que la Société des Nations actuelle sera impuissante à les empêcher, et que les États-Unis y seront entraînés par les obligations prises dans le Pacte de la Société et l’accord spécial conclu avec la France.

Nul n’ignore que vous vous êtes personnellement opposé à la plupart des dispositions injustes, et que vous les avez acceptées que sous la pression des circonstances. Je suis cependant convaincu que si vous aviez mené votre lutte à ciel ouvert et non derrière des portes fermées, vous auriez eu avec vous l’opinion mondiale, qui vous était acquise ; vous auriez pu résister aux pressions et établir « l’ordre international nouveau, fondé sur les principes libéraux et universels du bien et de la justice » dont vous nous parliez. Je regrette que vous n’ayez pas mené votre combat jusqu’au bout, et que vous ayez eu si peu de foi en ces millions d’hommes de toutes les nations qui, comme moi-même, avaient confiance en vous.

Très sincèrement vôtre.

William C. Bullitt.

À l’Honorable Woodrow Wilson

Président des États-Unis.

 

Cette lettre eut une très grande répercussion, sans aucune mesure avec l’importance de celui qui l’avait rédigée. Elle fut, naturellement, qualifiée de « germanophile » et de « bolcheviste » par ceux qui tenaient tellement à leur haine de l’Allemagne et de la Russie qu’ils ne voulaient pas être rappelés à la réalité ; mais elle provoqua une vague universelle d’approbation et de gratitude de la part de ceux qui étaient au courant des véritables relations internationales. Cette réaction fut particulièrement vive en Angleterre. Wilson ne répondit pas à cette lettre ; mais, une semaine plus tard, il fut obligé de tenir compte de l’opinion qu’elle exprimait non seulement à cause de la lettre du général Smuts du 22 mai 1919 à Lloyd George dénonçant le traité, mais encore à cause de Lloyd George lui-même !

Celui-ci, qui avait fièrement emporté le traité à Londres, revint à Paris avec ce que Wilson qualifia d’une « peur bleue ». Bien qu’il eût amassé, pour l’Empire britannique, un domaine impérial nouveau en Afrique, en Asie Mineure, dans les mers orientales et qu’il eût détruit les forces économiques, navales et militaires de l’Allemagne, il avait été sévèrement critiqué par ses collègues du gouvernement pour avoir laissé la France devenir trop puissante. On lui fit observer qu’il avait transformé l’équilibre des forces en Europe et avait fait, de la France, le principal ennemi virtuel de l’Angleterre. Il revint à Paris résolu à modifier le traité aux dépens de la France et de la Pologne, son alliée, tout en s’accrochant à ce que l’Angleterre avait gagné. Il s’efforça de persuader Wilson de se joindre à lui pour attaquer les conditions favorables à la France, mais il ne réussit qu’à éveiller le mépris et la colère de celui-ci : mépris, à cause de la conversion de l’Angleterre à la vertu quand il s’agissait des autres ; colère, parce que Lloyd George osait suggérer que le fils du révérend Joseph Ruggles Wilson avait offert à l’Allemagne des conditions incompatibles avec ses quatorze points. (Wilson ne supporta jamais d’admettre en public que des conditions quelconques du traité fussent contraires aux quatorze points.) Il aurait accueilli avec joie la prétendue conversion de Lloyd George, exigé la révision de tout le traité et l’abandon de tous les avantages anglais et français, si, en agissant ainsi, il n’aurait eu l’air d’admettre qu’il avait mal agi, qu’il avait préparé un traité néfaste, qu’il n’avait pas été le Juge universel parfait, équitable et vertueux. Il lui était déjà difficile de refouler la conscience qu’il avait des défauts du traité ; l’offre de Lloyd George menaçait d’ébranler sa foi en sa propre intégrité. Il lui était impossible de demander la révision générale du traité qu’il avait sanctionné. Furieux et méprisant, Wilson fit observer à Lloyd George que les conditions du traité n’étaient telles que parce qu’il avait pris le parti de Clemenceau contre lui. Tout en refusant de faire pression sur celui-ci, il déclara qu’il approuverait les modifications au traité, dans le sens de la clémence, si Lloyd George pouvait persuader Clemenceau de les accepter.

La crainte que l’Allemagne ne signerait pas le traité commençait à se répandre à Paris, et le refus de Wilson de travailler avec Lloyd George à des modifications de la dernière heure suscita la réprobation générale. Le 30 mai 1919, House, qui n’était plus le disciple bien-aimé, consigna dans son journal :

 

« On pense partout que les actes du Président ne cadrent pas avec ses paroles. On dit à Paris et à Londres : “Wilson parle comme Jésus-Christ et se conduit comme Lloyd George.” Je n’ai à peu près plus jamais l’occasion de lui parler sérieusement, et pour le moment, il n’est pratiquement plus sous mon influence. Quand nous nous voyons c’est pour régler quelque problème urgent et non pour faire un tour d’horizon ou des projets d’avenir, comme nous avions l’habitude de faire. Si je pouvais voir tranquillement le Président, je suis sûr que j’arriverais à obtenir de lui que ses actes correspondissent à ses paroles. Le Président ne sent pas vraiment les choses comme moi, bien que j’aie toujours pu faire appel à son esprit libéral. »

 

Le 3 juin 1919, Wilson réunit la délégation américaine et lui fit les remarques suivantes sur la conversion de Lloyd George à la vertu lorsqu’il s’agissait des autres :

 

« Sans avoir l’air exigeant, je trouve que… le moment où il aurait fallu examiner toutes ces questions était celui où nous rédigions le traité, et je suis un peu las des gens qui viennent me dire maintenant qu’ils craignent que les Allemands refusent de signer ; car leur crainte est motivée par des clauses auxquelles ils tenaient absolument lorsque nous avons préparé le traité, ce qui me dégoûte profondément.

Or voilà ce qui s’est passé. Ces personnes qui foulèrent aux pieds notre jugement et inclurent, dans le traité, ces clauses qui sont maintenant des pierres d’achoppement, font des efforts acharnés pour les retirer. Si elles ne devraient pas figurer dans le traité, je dis : retirez-les, mais j’ajoute : ne les retirez pas simplement pour que le traité soit signé…

Bien que nous n’ayons pu les empêcher d’inclure des clauses déraisonnables dans le traité, nous les avons amenés à y faire de très importantes modifications. Si nous avions rédigé le traité à leur gré, les Allemands se seraient retirés aussitôt après l’avoir lu.

Enfin, que le Seigneur soit avec nous. »

 

Lloyd George se mit à s’exprimer comme s’il était une médiocre doublure de Wilson, déclarant que le moment était venu de décider si la paix serait « infernale » ou « céleste » ; mais Clemenceau demeura inebranlable et se contenta de lui faire remarquer que les avantages acquis par l’Empire britannique étaient infiniment plus grands que ceux acquis par la France, et qu’il serait plus convaincant s’il était disposé à rendre leurs colonies aux Allemands au lieu de faire ses dons charitables uniquement aux dépens de ce pays. Néanmoins, pour la première fois depuis le début de la Conférence, les intérêts anglais et la justice étaient du même côté, et Lloyd George continua à exploiter au maximum cette coïncidence extraordinaire. Il manifesta clairement, d’ailleurs, à quel point son esprit évangélique était dû au premier, et non au second de ces motifs au Conseil des Quatre du 9 juin, lorsque les Américains ayant proposé que les conditions de paiement des Réparations fussent modifiées et qu’une somme précise fût fixée dans le traité, Lloyd George refusa catégoriquement d’envisager la réduction de ses revendications illimitées. Le Premier ministre britannique qui voulait changer la paix « infernale » en « paix céleste », s’opposait à l’abandon d’une seule parcelle de la « livre de chair » qui revenait à son pays. Et la tragédie de la Conférence de la paix fut allégée, dans ses derniers jours, par le spectacle comique, bien qu’un peu écœurant, de ce petit Shylock Gallois, sa livre de chair en sûreté dans sa poche, prêchant la générosité – aux autres.