Ainsi, depuis l’automne 1883, Woodrow Wilson possédait un débouché pour son activité et sa passivité envers sa mère.
En même temps, toutefois, il abandonna celui que son moi avait choisi pour son activité envers son père. La voie de la politique par le moyen de la pratique du droit à Atlanta semblait fermée.
Il partit pour John Hopkins afin d’apprendre à gagner sa vie comme chargé de cours dans un collège quelconque. Pour se lancer dans cette nouvelle carrière il fut obligé de se convaincre que le professorat l’aiderait, d’une manière ou d’une autre, à devenir homme d’État. Il se persuada qu’en essayant d’être expert en questions politiques il pourrait avoir une influence sur celles-ci et entrer dans la vie publique par cette porte latérale. Mais arriver à être homme d’État en passant par le professorat était, à l’époque, sans précédent aux États-Unis, et il fut obligé de reconnaître qu’il n’avait guère de chances de devenir un second Gladstone. Cette identification à Gladstone s’était si fermement établie comme le débouché principal de son activité envers son père que seule une course directe vers la politique aurait pu satisfaire cette partie de sa libido, et que l’insatisfaction et la mauvaise santé dont il souffrit sans raison apparente, pendant les années où il enseigna et écrivit, peuvent être attribuées, en grande partie, à la perte de ce débouché pour son activité agressive envers son père.
La lettre qu’il écrivit, le 24 février 1885, à Ellen Axson renferme un aveu remarquable :
« Oui… il y a, depuis longtemps, en moi, un vague sentiment de désappointement et de perte, comme si ma vie manquait d’une chose à laquelle mes dons et mes penchants me donnent droit… J’éprouve un regret très réel d’avoir été éloigné de l’ambition première et principale de mon cœur : jouer, si possible, un rôle important dans la vie publique, et me créer, si j’en suis capable, une carrière d’homme d’État. C’est le secret le plus profond de mon cœur – ou, plutôt, de mon esprit. »
L’emploi du mot « première » dans cette phrase donne à penser que, lorsqu’il l’écrivait, son inconscient pensait : Premier ministre : Gladstone.
Quand il était étudiant à John Hopkins, il écrivit un ouvrage intitulé Congressional Government, où il donnait l’impression de connaître le Congrès intimement, grâce à des contacts personnels. Or il n’alla pas une seule fois observer le Congrès qu’il décrivait, bien que Washington ne fût qu’à environ une heure de train de Baltimore, où il se trouvait. Cette fuite des contacts avec les hommes ou les faits dura toute sa vie.
Il fut ravi lorsque les éditeurs acceptèrent Congressional Government. Mais une semaine ne s’était pas écoulée qu’il sombrait dans le « cafard ». Pendant toute son existence, la satisfaction qu’il éprouvait d’une réalisation quelconque était assombrie presque aussitôt par le sentiment qu’il n’en avait pas fait assez. Son surmoi était insatiable. Il ne dédia pas son livre à sa fiancée, mais à son père, auquel il demanda de dire s’il devait, ou non, passer une deuxième année à John Hopkins afin d’obtenir son diplôme, l’invitant ainsi à décider si son mariage devait être avancé ou remis. Il avait alors vingt-huit ans et prenait plaisir à écrire des lettres dans lesquelles il faisait allusion à ses « passions fortes » et à l’impression qu’il éprouvait de « porter un volcan en lui » ; mais cette double subordination de sa fiancée à son père montre clairement la faiblesse du courant de libido qui, en lui, était dirigé vers les femmes comparé à celui qui était orienté vers son père.
Le débouché qu’il avait choisi pour l’activité agressive qu’il éprouvait envers son père étant bloqué, il n’est pas surprenant qu’il critiquât fortement ses professeurs de John Hopkins. C’étaient, en réalité, de remarquables érudits, et ce fut grâce à leurs conseils de retenue que Congressional Government fut, du point de vue littéraire, le meilleur ouvrage de sa vie. Mais tous ceux qui avaient autorité sur Woodrow Wilson demeuraient pour lui des substituts de son père et offraient des débouchés pour son hostilité refoulée envers celui-ci. Nous verrons cette agressivité refoulée éclater bien des fois, au cours de sa vie, contre des hommes qui méritaient sa gratitude.
En juin 1885, Woodrow Wilson épousa Ellen Axson. Jusqu’à la mort de celle-ci, en août 1914, il n’éprouva pas le moindre intérêt sexuel pour une autre femme. Certes, il écrivit des centaines de longues lettres pour gagner la sympathie de Mrs Hulbert et d’autres ; mais elles apparaissent comme des efforts pour recréer ses rapports avec ses sœurs aînées plutôt que ses rapports avec sa mère. C’était dans les bras d’Ellen Axson, non dans ceux de ses correspondantes, qu’il trouvait le repos.
Woodrow Wilson emmena sa jeune femme dans un collège de jeunes filles, à Bryn Mawr, en Pennsylvanie, et commença sa carrière de chargé de cours d’histoire. Malgré son amour, à un moment où la plupart des hommes sont au comble du bonheur, il fut plongé dans un abîme de détresse. Sa tristesse nerveuse fut si intense et si extraordinaire à Bryn Mawr, qu’elle ne doit pas être attribuée seulement à son surmoi ; nous pouvons nous attendre à trouver d’autres accumulateurs de sa libido sans débouché satisfaisant. Voyons ce dont il se plaignait.
Il déplorait surtout d’avoir à enseigner des filles, alors qu’il aurait voulu enseigner des garçons. Ici, nous nous trouvons, une fois de plus, en face des rapports du petit Tommy Wilson et de son père. Ni son activité, ni sa passivité envers celui-ci ne trouvaient un débouché satisfaisant. Enseigner les garçons offrait un débouché pour ces deux désirs : en faisant des cours à des garçons il pouvait s’identifier à eux ; il pouvait ainsi jouer le rôle de fils et de père envers lui-même et rétablir les rapports d’enfant qui l’avaient rendu si heureux. Mais si l’étudiant auquel il s’adressait n’était pas mâle, l’identification devenait pire qu’impossible : il devenait son père faisant des cours à une fille qui le représentait ; il se sentait de nouveau femme, ce qui lui était devenu intolérable. Six mois ne s’étaient pas écoulés qu’il cherchait des moyens d’évasion.
Enseigner à Princeton devint son plus cher désir. Il se rendit à New York et prit la parole à un banquet d’étudiants dans l’espoir de produire, sur son auditoire, une impression suffisante pour qu’on le chargeât de faire des cours au collège. Les étudiants se moquèrent de lui, le huèrent, quittèrent la salle. La blessure infligée à son narcissisme dut être terrible, et il n’est pas étonnant qu’il eut, par la suite, peu de sympathie pour tout ce qui était en rapport avec New York.
Il se réfugia dans sa chère identification à Gladstone. Il partit pour Washington et essaya vainement d’obtenir une situation au Département d’État. Son activité à l’égard de son père continuait à être bloquée.
Sa femme était enceinte. Il voulait un fils, comme il voulait des élèves mâles, par l’intermédiaire desquels il trouverait un débouché pour son activité et sa passivité envers son propre père. Sa femme eut une fille. Une fois de plus, le courant de libido dirigé vers son père était endigué. Il devint de plus en plus nerveux. Sa femme fut enceinte de nouveau. L’enfant qui naquit fut de nouveau une fille. Sa nervosité augmenta. Il écrivit à son ami Robert Bridges : « Je crains de m’effondrer si je reste ici une année de plus. » Il essaya encore le débouché de la politique en posant sa candidature pour devenir secrétaire d’État adjoint : elle ne fut pas acceptée. Au bord de la dépression nerveuse, il avouait avoir « faim d’une classe d’hommes » et qualifia l’hiver 1887-1888 d’hiver « terrible ».
Le lecteur peut être tenté de conclure, en observant cette tristesse nerveuse dans la vie d’un jeune marié ayant un foyer charmant et l’estime de son collège, que ses relations conjugales ne lui donnaient pas pleine satisfaction. Ce n’était certainement pas le cas. Comme toujours, Ellen Axson prenait admirablement soin de la faible quantité de sa libido qui était tournée vers les femmes, et ses filles le rendaient heureux. Mais le courant principal de sa libido avait été détourné, à maintes reprises, des débouchés qu’il avait essayé d’ouvrir. Ses rapports avec les hommes étaient tellement plus importants pour lui que ceux qu’il avait avec les femmes qu’aucune somme de félicité domestique ne pouvait le rendre heureux.
Sa réaction devant la mort de sa mère, à la fin de ce « terrible hiver », éclaire un peu cette disproportion de sa nature. Il écrivit à un ami : « Ma mère était pour moi une mère dans le sens le plus complet, le plus doux du terme, et sa disparition m’a laissé l’impression triste et accablante d’avoir tout à coup perdu ma jeunesse. Je me sens vieux et accablé de responsabilités… Et cependant mon propre deuil n’est pas le pire ; le pire est celui de mon père, dont les deux filles sont mariées et qui, mon frère étant au collège, demeure pratiquement sans foyer. Mon propre foyer si heureux semble me blâmer, à cause de lui, dans les moments où je vois tout en noir… » Il offrit à son père de venir vivre chez lui.
Cette lettre n’est pas un cri de souffrance pour un objet d’amour perdu. Les mots qu’il emploie pour parler de sa mère sont polis et conventionnels. Ellen Axson avait pris sa place. Mais sa passivité envers son père était profondément émue à la pensée que celui-ci avait besoin d’une épouse. Dans son inconscient il avait toujours désiré prendre, à l’égard de son père, la place de sa mère. Il la prit aussitôt. Il éprouvait le sentiment, non d’avoir perdu sa mère, mais d’avoir perdu sa jeunesse. La mort de sa mère retira le seul obstacle qui l’empêchait, dans son inconscient, de devenir l’épouse de son père. Il se sentit « vieux et accablé de responsabilités » ; il fallait qu’il créât un foyer pour son père. On est tenté de dire qu’il se sentit, dans son inconscient, devenir une vieille femme : sa mère. Il n’est pas surprenant qu’il invitât son père à venir partager sa vie ou qu’il ait joué, dans la mesure du possible, le rôle d’épouse dévouée envers son père jusqu’à la mort de celui-ci. Sa passivité envers son père trouva ainsi un débouché.
Le 9 mars 1890, il écrivit à sa femme : « … Un sentiment net de maturité, ou plutôt de maturation, me remplit. L’impression d’être jeune, que j’ai si longtemps possédée et chérie, cède consciemment la place à une autre »… il ajoute qu’il est « enfin, peut-être, devenu un homme rempli de confiance en soi (ou même autoritaire) ».
Consciemment, il pensait être devenu enfin un homme adulte, mais il semble probable que, dans son inconscient, il était devenu une femme adulte. Ainsi, la mort de sa mère elle-même allait servir son désir insatisfait d’être aimé de son père comme une épouse. C’est seulement après la mort de son père qu’il devint, dans son inconscient, un homme adulte.
« Ayant faim d’une classe d’hommes » par le moyen desquels il pourrait libérer son activité et sa passivité envers son père, il sauta sur l’occasion de quitter Bryn Mawr pour Wesleyan. Là, dès qu’il eut sa classe d’hommes, sa santé et son moral s’améliorèrent. Les sept années qui suivirent furent, en fait, les plus heureuses et les plus florissantes de sa vie. Il n’eut aucune « dépression » pendant toute cette période et ses symptômes habituels ne le tourmentèrent pas beaucoup. Tous les accumulateurs importants de sa libido étaient pourvus de débouchés relativement satisfaisants. Son narcissisme était comblé par le succès de ses conférences et l’estime générale qui l’entourait. Sa femme s’était parfaitement chargée de son activité et de sa passivité envers sa mère. Sa passivité envers son père avait trouvé un débouché, non seulement parce qu’il jouait le rôle d’épouse de son père quand celui-ci venait le voir, mais encore parce qu’il s’identifiait aux jeunes gens qui suivaient ses cours. Certes, son activité envers son père n’était pas pleinement satisfaite ; mais il s’en libérait suffisamment par identification à son père, lorsqu’il enseignait, pour diminuer le besoin d’un débouché par la politique. Son surmoi lui-même dut être plus ou moins apaisé par les rapides progrès qu’il faisait dans le monde universitaire. Ses cours, pendant lesquels il jouait, vis-à-vis de lui-même, le rôle de père, entourant ses auditeurs mâles d’un zèle affectueux et débitant de magnifiques généralités à la manière d’un prédicateur, avaient beaucoup de succès. Cependant, seul le débouché qu’offrait la politique pouvait satisfaire pleinement son activité agressive envers son père et il fut ravi quand, deux ans après son arrivée à Wesleyan, il obtint, à Princeton, un poste qui lui offrait un champ d’action plus proche du cours des affaires nationales.
Même pendant cette période de bonheur relatif, à chaque fois que Woodrow Wilson était séparé de son père, il lui écrivait des lettres d’amour ardent. Sa lettre du 16 décembre 1888, par exemple, est remplie d’effusions extraordinaires de la part d’un homme de trente-deux ans :
106 High Street, Middletown, Ct.
le 16 décembre 1888
Mon Père chéri,
Mes pensées sont continuellement remplies de vous et du cher « Dode ». Le Tennessee semble tellement loin pour un homme aussi avide que je le suis de voir les deux êtres que j’aime. À mesure que les vacances de Noël approchent, je comprends, comme je l’ai souvent compris déjà, la souffrance que recèlent les vacances et les fêtes loin de vous. Vous le savez, l’une des principales choses pour lesquelles je juge légitime de me réjouir c’est d’être votre fils.
Je ressens de plus en plus ce bienfait à mesure que mes talents et mon expérience se développent : je reconnais comme vôtre la force qui grandit en moi ; je deviens de plus en plus conscient des richesses héréditaires que je possède, du capital de principes, de talent littéraire, de goût pour la pensée originale, et je me sens tous les jours plus enclin à susciter, chez mes enfants, ce respect allié à l’affection la plus tendre pour leur père que vous avez fait naître en moi pour vous. Oh ! que je serais heureux si je pouvais les amener à penser de moi ce que je pense de vous ! Vous m’avez donné un amour qui se développe, qui est plus fort maintenant que je suis homme qu’il ne l’était lorsque j’étais enfant, et qui sera encore plus fort dans ma vieillesse que maintenant – bref, un amour enraciné et fondé sur la raison et non seulement sur l’instinct filial – un amour qui repose sur les bases durables des services rendus, qui voit en vous, en un sens très réel, l’auteur de tout ce dont je dois être reconnaissant. Je rends grâces à Dieu de m’avoir donné une mère noble, courageuse et sainte et un incomparable père. Demandez à « Dode » s’il n’est pas de mon avis ? Et dites-lui que j’aime passionnément mon frère… Ellie s’unit à moi pour vous envoyer à tous deux notre tendresse infinie.
Votre fils aimant
WOODROW
Le passage suivant de sa lettre du 20 mars 1890, n’est pas moins remarquable comme spécimen d’identification à sa mère :
« … Je m’aperçois que tout le monde considère mon élection à P. comme une sorte de succès suprême ; les félicitations arrivent de toutes parts ; je suis évidemment classé dans la catégorie des « hommes arrivés ». Je devrais sentir, je suppose, une immense augmentation de satisfaction personnelle, d’orgueil ; mais je n’y arrive pas. Je suis rempli de gratitude et de courage à l’idée d’avoir l’occasion d’étudier et d’écrire, comme je le désire, dans les circonstances les plus favorables ; mais en ce qui concerne ma satisfaction personnelle, je préférerais infiniment savoir que je vais être guéri de la souffrance que j’éprouve à être séparé de vous et de « Dode ». Mon esprit ne peut me laisser aucune satisfaction : je le connais trop bien, je sais que c’est une pauvre chose ; je suis obligé de compter sur mon cœur comme seule source de contentement et de bonheur ; et il désire oh ! si ardemment, la présence de ceux que j’aime. Il me semble que plus je vieillis, plus j’ai besoin de vous ; car plus je vieillis, plus » je comprends ce que je vous dois, et plus je désire augmenter ma dette. Il me semble que notre séparation, au lieu de devenir supportable, devient de plus en plus intolérable. Allez-vous tout à fait bien maintenant ?
Je vous en prie, dites-moi dès que possible vos projets pour cet été – à quel moment nous nous verrons. Le cher « Dode », je suppose, viendra aussi dans le nord. J’ai toujours sa photographie sur mon bureau, et je désire toujours ardemment le revoir. Ma chère Ellie va beaucoup mieux, bien que son pied soit encore loin d’être guéri. Elle prétend vous aimer, ainsi que « Dode », autant que je vous aime : mais c’est impossible.
Votre fils aimant
WOODROW