L’extraordinaire préoccupation pour le « style littéraire » qui marqua les premières années heureuses de Wilson à Princeton semble être née d’une certaine insatisfaction de son activité et de sa passivité envers son père. Son beau-frère remarqua qu’« il était tellement absorbé par le style littéraire que ce devint une obsession ». Son père aussi l’avait été, et « l’obsession » de Wilson tira sans doute sa charge la plus importante de libido de son besoin d’une identification supplémentaire au professeur de rhétorique. Mais, comme le révérend Joseph Ruggles Wilson avait fait son possible pour obliger son fils à s’intéresser au « style littéraire », cette préoccupation était un débouché pour sa passivité envers lui. Ainsi, comme les discours, le « style » offrait un débouché aux désirs les plus forts de Wilson.
Les caractéristiques de son « style » ne laissent aucun doute sur son origine. C’était celui d’un garçon profondément impressionné par les phrases d’un prédicateur pédant. Il se distinguait par un manque de naturel archaïque, le symbolisme, les allitérations, la fuite devant les faits au moyen de généralisations, l’amoncellement des adjectifs, l’emploi de superlatifs et de termes vagues comme « délibération » et « processus ». Il se rendait compte lui-même que son style était entaché de pédantisme, mais il était impuissant à le modifier, ce qui n’a rien de surprenant, puisque ce n’était pas essentiellement un véhicule de sa pensée, mais un moyen d’exprimer les désirs inconscients qu’il éprouvait envers son père.
L’inconscient est enclin à pousser les identifications jusqu’à des extrêmes quelque peu ridicules, et il n’est pas sans intérêt de noter que l’emphase de Woodrow Wilson sembla exagérée au professeur extraordinaire de rhétorique lui-même. Après avoir lu la biographie de George Washington écrite par son fils, dans laquelle plus de cent phrases commencent par « C’est, c’était ou ce serait », le révérend Joseph Ruggles Wilson remarqua : « Woodrow, je suis content que tu aies laissé George mourir tout seul dans ton livre. »
Quand Woodrow Wilson écrivait ou parlait, il était, dans son inconscient, son père préparant ou prêchant un sermon, et il s’efforçait de faire chanter ses allitérations avec autant de douceur et briller ses généralités aussi vivement que celles du prédicateur avaient chanté et brillé dans l’esprit de l’enfant assis sur le quatrième banc, levant sur son « incomparable père » des yeux pleins d’adoration. Peu lui importait que ses généralisations n’eussent rien à voir avec les faits. Elles existaient pour elles-mêmes, comme débouchés pour son identification à son père. Les faits sont ennemis des généralisations, et l’aversion pour les faits qu’il avait si souvent exprimée, était sans doute due à ce qu’ils rendaient difficiles les généralisations. Ils faisaient obstacle au cours facile de sa libido au moyen de l’identification à son père. Ils menaçaient aussi sa foi et son obéissance à son Père-Dieu. Ainsi les faits empêchaient-ils sa libido de décharger ses deux plus grands accumulateurs, l’activité et la passivité envers son père. Il n’est pas surprenant qu’il prît l’habitude de les négliger lorsqu’il trouvait désagréable de s’en souvenir. Mais la qualité de son œuvre n’en fut pas améliorée. Il ne tint pas compte de l’existence du traité secret des Alliés, parce que c’était un fait désagréable : et ses efforts pour établir une paix « juste et durable » furent voués à l’échec. Il oublia la position du col du Brenner et livra deux cent cinquante mille Austro-Allemands à l’Italie. Vers la fin de sa vie, il négligea tous les faits qui faisaient obstacle aux débouchés que trouvait sa libido pour son activité et sa passivité envers son père et un nombre considérable d’êtres humains souffrirent de l’amour irrésistible que le révérend Joseph Ruggles Wilson avait inspiré à son fils.
À Princeton, il trouva un débouché supplémentaire pour sa passivité envers son père en se liant intimement avec le professeur John Grier Hibben. Comme toujours, il recréa, par un choix d’objet narcissique, ses propres rapports d’enfant avec son père. Hibben était l’homme plus petit et plus jeune qui apparaît si souvent, dans sa vie, comme objet d’amour essentiel. Autant que possible, il voyait Hibben tous les jours et « il ne faisait aucun projet, n’arrivait à aucune conclusion sans en avoir parlé à « Jack » Hibben ». Il avait une profonde affection pour celui-ci et, comme Hibben lui était attaché, cette amitié lui donnait une grande joie.
Le professeur Andrew F. West était, depuis sept ans, un membre éminent de la faculté de Princeton lorsque Wilson y enseigna. C’était le fils d’un ministre presbytérien et, comme le père de Wilson, il avait du sang irlando-écossais. Lors de l’arrivée de Wilson à Princeton, West était à la tête d’un groupe de professeurs qui essayaient d’obliger le président Francis L. Patton à élever le niveau des études et à fonder un collège pour les étudiants. Wilson semble avoir eu d’abord un respect sincère pour West, comme ç’avait été le cas pour Henry Cabot Lodge. Mais West, plus âgé, d’une situation supérieure, entra indiscutablement dans l’inconscient de Wilson comme représentant de son père, prêt à servir de débouché à l’hostilité refoulée de Wilson envers celui-ci.
Le respect de Wilson pour West se changea bientôt en antipathie, et il est amusant d’observer que la première critique notée par Wilson est un commentaire sur l’étroitesse d’esprit presbytérienne de West, qui n’était qu’une variété de celle qui distinguait à la fois le révérend Joseph Ruggles Wilson et son fils Tommy. En 1897, Wilson écrivit dans son journal :
« Ce matin, entretien avec West au cours duquel il a fait preuve des préjugés les plus obstinés à propos de l’entrée d’un Unitarien à la faculté. »
Quand le révérend Joseph Ruggles Wilson venait vivre chez son fils, à Princeton, Woodrow Wilson jouait envers son père le rôle d’une tendre épouse, et sa passivité à son égard dut trouver là un débouché fort agréable ; mais son hostilité envers lui dut souvent être sur le point d’éclater à force d’être refoulée. Or elle n’éclata pas et ne s’exprima pas contre son père ni, à ce moment-là, contre West en tant que substitut de celui-ci. Pour devenir président de Princeton, qui remplaçait pour Wilson la présidence des États-Unis qui lui semblait inaccessible, il fallait que Wilson demeurât en bons termes avec West. Son hostilité refoulée envers son père continua de l’être et provoqua une « dépression nerveuse » surprenante. Au cours de l’automne de 1895, pendant que Wilson écrivait son George Washington, les symptômes habituels dont il souffrait s’aggravèrent tout à coup. Il s’alita avec des troubles gastriques violents et une nervosité extrême. Il lutta pendant tout l’hiver, soignant ses migraines et ses maux d’estomac en disant : « Je suis las d’une profession où l’on ne fait que parler. Je veux agir. »
Au printemps de 1896 il s’effondra complètement. Une névrite, qui le priva de l’usage de la main droite, s’ajouta à ses symptômes habituels.
Au moment de cette « dépression », Wilson avait apparemment toutes les raisons d’être heureux. Il avait une femme aimante et trois petites filles charmantes. Il voyait souvent son père bienaimé. Il avait un ami très cher, et habitait une ville agréable. Son ardent désir d’avoir une classe d’hommes avait été comblé. Il réussissait parfaitement dans son travail. Ses conférences étaient reçues avec enthousiasme non seulement à Princeton mais encore à John Hopkins.
Or le bonheur et la bonne santé relatifs des sept années précédentes s’étaient soudain changés en insatisfaction et en maladie. Pour quelles raisons ? Nous ne serons probablement pas éloignés de la vérité si nous répondons que la présence de son père à son foyer avait excité contre lui son activité agressive refoulée, et que cette partie de sa libido n’avait pas de débouché convenable.
Le grief qu’il formulait souvent est significatif. Quand Wilson se plaignait de ne pouvoir « faire quelque chose », il voulait dire qu’il ne pouvait se lancer dans la vie publique en qualité de dirigeant. Nous avons vu, toutefois que, dans son inconscient, devenir homme d’État signifiait s’identifier à « l’incomparable père » de son enfance, qui avait le visage de Gladstone, et ainsi, par identification cannibalique, détruire le vieillard. Nous pouvons, par conséquent, deviner que, dans son inconscient, la « chose » qu’il voulait faire, c’était supprimer le révérend Joseph Ruggles Wilson. Mais le refoulement de ce désir était si puissamment étayé par sa passivité envers son père qu’il ne pouvait concevoir ou accomplir un acte d’hostilité envers lui, et qu’il ne pouvait donc pas, à cette époque, devenir homme d’État. De plus, il était trop décidé à améliorer sa situation à Princeton pour se permettre de libérer ce désir au moyen d’actes ouvertement hostiles contre West ou tout autre substitut de son père. Son narcissisme et son surmoi l’empêchèrent toujours de poser aucun acte pouvant compromettre sa carrière. Il échappa à ce conflit en se réfugiant dans ses symptômes neurasthéniques habituels ; et, après sept mois de souffrances, il partit seul pour l’Écosse.