Dans ce chapitre :
Les premières racines de l’ostéopathie
La naissance de l’ostéopathie
Il était une fois, l’ostéopathie de deux mains
« Rien ne naît de rien. »
Démocrite
Démocrite, cet esprit rieur, dénonce encore aujourd’hui avec un brin d’ironie toute la prétention à vouloir donner une date de naissance à une discipline dont l’outil, aussi sophistiqué et banal soit-il, la main, suit nécessairement l’histoire de l’humanité. Les récentes législations encadrant la formation de l’ostéopathie suggèrent une apparition tardive de ce métier, alors même que l’usage de la main pour guérir est très ancien.
Néanmoins, il apparaît naturel de se demander d’où vient l’ostéopathie, ce drôle de métier réclamant une virtuosité technique et dont tout le monde s’accorde à dire qu’il représente une solution thérapeutique non médicamenteuse.
S’il faut chercher la clé du succès populaire de l’ostéopathie, on peut puiser sans retenue parmi les arguments classiques : rapidité d’action, techniques rarement dangereuses, absence de besoin technologique, temps accordé à l’écoute du patient, etc. D’autre part, parmi les patients les plus exposés aux effets secondaires médicamenteux, l’ostéopathie a trouvé des ambassadeurs de choix, comme les femmes enceintes, les bébés, ou encore les sportifs de haut niveau se méfiant des contrôles antidopage. C’est ainsi que l’ostéopathie a rapidement assis sa notoriété en devenant une thérapie pour tous sans discrimination d’âge ou encore de handicap. Certes, l’ostéopathie s’adresse à tous, mais peut-elle tout soigner ? Pour le découvrir, observons de plus près pour quels patients l’ostéopathie a été bénéfique et regardons attentivement comment l’ostéopathie est devenue « une science, un art et une philosophie des soins de santé, étayée par des connaissances scientifiques en évolution », selon la définition donnée en 1987 par une commission d’experts à Bruxelles.
« L’art de la thérapeutique manuelle est ancien et je tiens en haute estime ceux qui l’ont découvert, comme ceux qui, de génération après génération, me succéderont, et dont les travaux contribueront au développement de l’art manuel de guérir. »
Hippocrate
Hippocrate (v. 460-385 avant notre ère) est un homme qui a marqué l’histoire, en particulier celle de la médecine, en cherchant à la séparer des croyances et mythes de l’époque. La démarche d’Hippocrate, précurseur de la médecine contemporaine, fut résolument moderne, et on note avec intérêt son usage des thérapies manuelles.
D’ailleurs, l’un des pionniers de l’ostéopathie faisait, dans ses interventions, directement écho à sa philosophie du soin.
Dans les textes laissés à la postérité par Hippocrate et son école sont décrites des techniques articulaires sur le squelette des patients. Ainsi, dans son Traité des articulations, Hippocrate décrit de façon détaillée comment manipuler les articulations après une luxation, ou même comment réduire une fracture (processus de remise en place des os rompus). Il y présente des techniques nécessitant du matériel pour assister le praticien, mais aussi des gestes et procédés exclusivement manuels. Il traite ainsi des troubles survenant sur les os, les articulations périphériques, la colonne vertébrale et le crâne.
Ces textes réunis en corpus offrent une première approche qui pose les bases des thérapies manuelles… mais pas encore celles de l’ostéopathie !
Le Traité des articulations d’Hippocrate
Dans son Traité des articulations, Hippocrate décrit, pour le traitement de la scoliose, des techniques de manipulation de la colonne vertébrale à l’aide de la gravité. À cette fin, le patient doit être attaché par les pieds à une échelle, puis retourné pour avoir la tête vers le bas. Il présente aussi une seconde technique nécessitant l’utilisation d’une table avec diverses courroies, des roues et des essieux permettant de tracter le haut et le bas du dos, puis de réaliser une poussée grâce à un levier en bois sur la vertèbre proéminente ou sur la « gibbosité » (déformation en bosse) pour la traiter. Heureusement que les techniques ont évolué !
Un peu plus tard, Claude Galien (v. 129-216), médecin de l’empereur Marc Aurèle, influença durablement l’exercice de la médecine, mais aussi de la thérapie manuelle.
Ses écrits et ses recherches tels que De locis affectis ou De anatomicis administrationibus définirent la pratique médicale telle qu’elle perdurera pendant des siècles.
Galien fut l’un des premiers médecins à s’intéresser à la compréhension des mécanismes physiopathologiques (dérèglements du fonctionnement du corps) à l’œuvre lors d’une maladie ou face à un symptôme.
Galien est souvent décrit comme l’un des fondateurs de la médecine et de la pharmacie telles qu’on les connaît. Son raisonnement clinique tout à fait pertinent le conduisit lui aussi à utiliser la thérapie manuelle. Lors de sa consultation avec l’historien Pausanias (voir encadré ci-dessous), le diagnostic fut clair, l’approche efficace et les résultats convaincants.
La névralgie cervico-brachiale* vue par Galien
« Je reçus un jour l’historien et géographe Pausanias en consultation. Pausanias souffrait d’un mal mystérieux qu’aucun médecin de la ville n’avait pu soigner. Sa main gauche s’était peu à peu engourdie et les trois derniers doigts n’avaient déjà plus de sensibilité. Le célèbre médecin s’assura d’abord que les doigts ne portaient aucune blessure et qu’aucun agent physique local n’était cause de l’affection. Puis, il interrogea minutieusement Pausanias et apprit que, quelques mois plus tôt, revenant d’Asie Mineure, Pausanias avait été commotionné, son char ayant versé sur la route. J’en conclus que la première paire de nerfs, immédiatement voisine de la septième cervicale, avait dû être atteinte en quelque endroit dans cette chute, et que cela avait causé une inflammation locale. Je compris cela parce que l’anatomie nous enseigne que les nerfs semblent émerger de la même source que les veines, chaque paire de nerfs suivant un cours semblable à celui des veines. Les nerfs, nombreux à leur origine, comprimés en faisceaux et communiquant dans des gaines communes, prennent leur source dans les méninges, dont ils sont des embranchements.
Parmi eux, le dernier des nerfs cervicaux, c’est-à-dire celui des parties inférieures, se rend directement aux plus petits doigts qu’il atteint en se distribuant dans la peau qui recouvre ses doigts. Je prescrivis donc au malade de cesser les compresses appliquées localement et traitais cette partie de l’épine dorsale, où le mal avait son siège : les doigts affectés furent guéris à la suite du traitement de la colonne vertébrale. »
* douleurs du cou qui irradient jusque dans le bras.
Claude Galien, Les Locis affectis, livre I, paragraphe 6
Près de deux mille ans plus tard, ce texte de Galien demeure remarquable, puisqu’il est un bel exemple du raisonnement hypothético-déductif fondé sur des connaissances anatomiques et neurologiques. Aujourd’hui, même si les sciences biologiques ont largement évolué, la démarche est comparable à celle d’un ostéopathe.
L’ostéopathie est née d’une situation de crise humanitaire. Elle apparaît aux États-Unis d’Amérique en 1874, dans l’État du Missouri. Le pays est alors en pleine guerre de Sécession et souffre des affrontements entre esclavagistes et anti-esclavagistes. Ce conflit est, avec la Seconde Guerre mondiale, l’un des plus meurtriers qu’aient connus les États-Unis. Durant les quatre années de la guerre de Sécession, plus de 617 000 hommes (soit 2 % de la population de l’époque) sont tués et largement autant sont blessés.
À cette époque, les succès de la médecine sont peu nombreux, faute de moyens, et la médecine est souvent impuissante face aux maladies, dues principalement au manque d’hygiène et à l’absence d’antibiothérapie. Les antibiotiques ne seront découverts que soixante-dix ans plus tard. L’espérance de vie est d’environ quarante ans en 1870 !
Dès cette période, règne de la « médecine héroïque », l’ostéopathie apparaît comme une thérapie à contre-courant. La médecine héroïque consistait à pratiquer des traitements souvent très agressifs incluant des saignées, transpirations et autres vomissements pour purger l’estomac et les intestins. Ces traitements, considérés comme efficaces, étaient la plupart du temps nocifs pour le patient. On commence alors à réfléchir à d’autres options thérapeutiques aux effets moins délétères que ceux des traitements médicamenteux de l’époque.
Au XIXe siècle, de nombreuses substances ont été utilisées comme médicaments, dont certaines sont maintenant connues pour être mortelles, telles que le mercure et le plomb. On retrouvait parmi ces traitements des médicaments à base de cocaïne pour les maux de dents des enfants ou d’opium pour soulager les enfants ou les asthmatiques. Ces thérapeutiques très populaires étaient délivrées par tous les « pharmaciens » et sans ordonnance.
En effet, pendant des siècles, et jusqu’à la fin du XIXe siècle, les thérapeutiques proposées se résumaient à des saignées comme remèdes à presque tous les maux. Ces purges aspiraient à « nettoyer le corps des humeurs putrides ou malsaines » qui l’attaquaient en étant responsables de déséquilibres physiologiques. D’autres procédés visaient aussi à purifier le corps pour en chasser la maladie, comme l’utilisation excessive des purgatifs, des vomitifs et des drogues provoquant une hypersudation.
Médecin et alchimiste, Paracelse (1493-1541) proposa une théorie selon laquelle le fonctionnement de l’organisme s’expliquerait par un ensemble de réactions chimiques. Ainsi, les maladies seraient provoquées par des désordres chimiques, provenant d’organes spécifiques, à l’intérieur du corps, ne pouvant donc être soignées que par des moyens chimiques. À ce titre, il introduisit notamment l’utilisation du mercure pour le traitement de la syphilis et d’autres pathologies, provoquant un évident intérêt chez les malades désespérés de l’époque. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle et la découverte des antibiotiques pour que le mercure, toxique, soit abandonné dans le traitement de la syphilis !
C’est dans ce contexte qu’Andrew Taylor Still, ancien médecin et chirurgien aux armées, exerçait la médecine. À son retour de la guerre, insatisfait et même impuissant à soulager ses semblables, il constate avec stupéfaction que, dans les régions où les médecins sont devenus plus rares, la mortalité infantile recule. Cette prise de conscience l’amène à reconsidérer les connaissances de l’époque et son rôle en tant que médecin.
Andrew Taylor Still
Andrew Taylor Still est le fondateur de l’ostéopathie. Son éducation méthodiste et ses connaissances en génie mécanique et hydraulique modifient sa façon d’appréhender la mécanique du corps humain et lui permet tent d’envisager la capacité d’autoguérison de celui-ci. Il conçoit le corps comme une machine, comme un tout. Cette vision globale est à la base de celle des ostéopathes contemporains. Si A.T. Still reconnaît l’efficacité et la nécessité de la chirurgie ainsi que des anesthésiques dans certains cas, il considère en revanche qu’ils ne doivent être employés qu’en dernier recours. Il décrit ainsi la trousse du chirurgien « avec du calomel, de la quinine, du whisky, de l’opium, des chiffons et un scalpel ».
En 1865, une épidémie de méningite cérébro-spinale emporte quatre membres de sa famille, dont trois de ses enfants. Cette terrible épreuve est un traumatisme pour A.T. Still, qui se trouve face à sa propre impuissance, en tant que médecin, à sauver ses enfants. Il oriente alors sa réflexion vers une nouvelle vision du corps, fondée sur l’anatomie (l’étude de la structure et des organes) et la physiologie (l’étude de leur fonctionnement) afin de soigner plus efficacement en ayant le moins possible recours à des drogues et autres médicaments. Ces quelques préceptes deviennent la base conceptuelle de l’ostéopathie.
C’est le 22 juin 1874, en observant les os d’un crâne, que Still prend conscience qu’il est en train de développer une nouvelle approche médicale, qu’il appelle « ostéopathie ». A. T. Still définit alors l’ostéopathie comme « un système de traitement qui s’adresse à la fois aux maladies internes et externes par l’intermédiaire d’interventions manuelles et sans recours aux drogues ».
Le mot « ostéopathie » est formé d’osteon qui signifie os (ostéo) et de pathos qui veut dire maladie, souffrance (pathie). Ainsi sont définies en médecine les ostéopathies, soit la famille des maladies osseuses. Cela fait à peine cent cinquante ans que la définition s’est élargie et, aujourd’hui, ce terme sert également à désigner un métier à part entière. Mais d’un point de vue étymologique, comme se plaît à le rappeler avec beaucoup d’humour Alain Abehsera, célèbre ostéopathe, un ostéopathe serait un malade des os !
Une multitude de tentatives d’explications du mot « ostéopathie » ont vu le jour. Parmi les plus connues, le mot « ostéopathie » ferait référence :
À des peuplades amérindiennes bien connues d’A.T. Still, qui auraient la particularité de rappeler la musicalité des mots os et anatomie : les Osage et les Pottawattomie.
Au terme américain osteopath, formé des mots osteo et path, soit la représentation du thérapeute suivant « le chemin de la maladie à travers l’os ».
En conclusion, laissons le dernier mot à A. T. Still qui voyait en l’ostéopathie « un système d’ingénierie de tout le corps humain », ou encore « une connaissance scientifique de l’anatomie et de la physiologie qui, dans les mains d’une personne habile, pourra appliquer cette connaissance en vue d’aider un être humain malade ou blessé par l’effort, la tension, les chocs, les chutes, les dérangements mécaniques ou les accidents de toute autre sorte ».
Dès ses débuts, cette nouvelle méthode de soin est utilisée pour traiter des pathologies comme la dysenterie, l’asthme, la grippe, des douleurs rachidiennes (maux de dos) et des troubles fonctionnels (signes décrits lorsque la fonction d’un organe est altérée).
En 1892, A. T. Still fonde la première école d’ostéopathie, l’American School of Osteopathy, à Kirksville, dans l’État du Missouri. Les étudiants y terminant leurs études reçoivent alors le titre de DO (docteur en ostéopathie). Cent vingt ans plus tard, cet acronyme-titre est toujours donné aux étudiants diplômés en ostéopathie en France et signifie « diplômé en ostéopathie ».
Vermont ostéopathe !
C’est dans le Missouri qu’Andrew Taylor Still exerça l’ostéopathie à ses débuts et que la première école d’ostéopathie vit le jour, à Kirksville. Néanmoins, le premier État qui légalisa la pratique de l’ostéopathie fut le Vermont, en 1896. C’est grâce à un étudiant ostéopathe de Kirksville, George J. Helmer, qui accompagna un de ses riches patients dans sa résidence d’été dans le Vermont, que tout a commencé. En effet, fort de ses succès thérapeutiques, Helmer dut soigner bon nombre des notables de l’État, malgré quelques oppositions du corps médical ; la première victoire ostéopathique était remportée. Les diplômés en ostéopathie de l’école de Kirksville auront désormais le droit de pratiquer leur art en toute légalité dans le Vermont.
La pratique de l’ostéopathie à cette époque n’était pas chose aisée. La profession médicale voyait en elle un danger, et surtout une remise en question non fondée des dogmes médicaux en vigueur. Néanmoins, les succès thérapeutiques des premiers ostéopathes furent nombreux et parfois même surprenants. En effet, les ostéopathes prenaient alors en charge toute forme de pathologie, soignant là où la médecine classique échouait souvent. En outre, ces nouveaux praticiens développaient une expertise dans le traitement de troubles somatiques touchant le corps à une époque et dans une région du globe où rien n’existait encore dans les domaines de la médecine physique ou de la rééducation. Ces progrès spectaculaires attirèrent d’ailleurs bon nombre de personnalités, comme Theodore Roosevelt et William Taft, tous deux présidents des États-Unis, ou encore l’écrivain Mark Twain, qui fut l’un des fervents défenseurs de l’ostéopathie à ses débuts.
L’ostéopathie, c’est l’Amérique !
Samuel Clemens (18 35-1910), mieux connu sous le nom de Mark Twain, a vécu une histoire médicale personnelle et familiale tourmentée. Étant un enfant assez fragile, on l’obligea à prendre les remèdes médicaux de l’époque dont l’efficacité était, selon lui, plus que discutable ; bon nombre étaient même plus dangereux que le mal lui-même.
À l’époque, A. T. Still pensait même que 90 % des bénéfices de l’ostéopathie résultaient de l’arrêt du traitement allopathique, le traitement médical classique.
Sur ce point, Mark Twain partageait la même idée que Still :
« Je n’aime pas les médicaments, et je ne leur fais que très peu confiance. Il y a là un vieux patient de Denver avec la vérole (syphilis) qui est chargé jusqu’aux yeux avec du mercure, comme une carcasse empoisonnée. Entre le mercure et la vérole, que choisiriez-vous ? » (Lettre à Henry Roger, 3 août 1899) En tant que mari et père de famille, Mark Twain vivra plus tard une succession de déceptions face à l’inefficacité des traitements médicaux. Lorsqu’il découvre l’ostéopathie, Twain en fait bénéficier rapidement toute sa famille. Ainsi, en janvier 1901, il raconte, parlant de sa deuxième fille : « Clara est entre les mains de l’ostéopathe, qui “arracha” la bronchite de son corps. »
Mark Twain pensait même que s’il avait pu avoir accès à l’ostéopathie lorsque sa fille aînée était atteinte d’une méningite, elle aurait sans doute pu être sauvée.
Il fut définitivement convaincu lorsque la fréquence des crises d’épilepsie de sa fille Jean diminua considérablement après sa prise en charge, jusqu’à lui autoriser une vie presque normale. Pour Twain, l’ostéopathie réussissait là où la médecine échouait.
« J’aime l’ostéopathie. C’est plus rapide et vous n’avez pas besoin de prendre de médicaments », explique-t-il encore en 1901.
Face au rejet de cette nouvelle thérapeutique par les professions médicales, d’illustres intellectuels (comme George Bernard Shaw) témoignèrent eux aussi des bienfaits de l’ostéopathie pour des pathologies comme l’épilepsie ou la grippe : « Allez voir un ostéopathe puis allez voir un médecin classique… le moment où l’ostéopathe pose ses mains sur vous, vous savez que vous êtes entre des mains techniquement compétentes. Vous n’avez pas ce genre de sensation lorsque vous allez voir le médecin ordinaire, et il n’est pas possible de se tromper. » (George Bernard Shaw, 1856-1950)
Dans son dernier ouvrage, Ostéopathie, recherche et pratique, datant de 1910, A.T. Still présente les différents motifs de consultation de l’époque. On y trouve la prise en charge ostéopathique, uniquement manuelle et sans apport de médicament, de patients souffrant de cataracte, de tuberculose, d’asthme, de hoquet ou de goitre. Beaucoup d’autres pathologies ou troubles fonctionnels étaient également, comme il le décrit dans son ouvrage, pris en charge par l’ostéopathe.
Les traitements médicamenteux étant très peu développés, l’ostéopathie apparaissait comme une nouvelle possibilité de guérir certaines maladies qui décimaient la population. Parmi elles, la méningite cérébro-spinale, une atteinte des méninges (tissu enveloppant le cerveau et la moelle épinière), fit des centaines, voire des milliers, de morts, notamment quatre personnes de la famille de Still.
À cette époque, le traitement consistait à ponctionner une grande quantité de liquide cérébro-spinal (LCS) et à injecter des substances, comme des teintures, directement dans l’espace sous-arachnoïdien (espace situé dans les méninges).
Pour A. T. Still, la fermentation des fluides, provoquant l’irritation des méninges, la contraction musculaire et les spasmes, entraînait la mort des malades. « Chaque structure unissant tête et cou subit un resserrement spasmodique qui empêche le sang de circuler vers le haut et vers le bas. » C’est pourquoi son traitement s’orientait autour de la libération des conduits artérioveineux, irriguant et drainant le cerveau en dégageant le complexe musculo-articulaire des épaules, du cou et du thorax.
Autre cas : celui des sciatiques, qui sont aujourd’hui l’un des motifs de consultation les plus courants en ostéopathie. Cette souffrance du nerf se soulageait dès le XIXe siècle en ostéopathie par des manipulations sur le bassin et les lombaires, comme le rapporte A. T. Still dans Ostéopathie, recherche et pratique. Ce type de traitement est toujours pratiqué de nos jours.
Un siècle et demi après sa création, l’ostéopathie est une méthode de soin que l’on décrit encore comme nouvelle et originale.
« Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur. »
Winston Churchill (1874-1965)
On constate que l’émergence de l’ostéopathie à la fin du XIXe siècle est contemporaine des débuts de la psychologie clinique. Bien que les précurseurs de ces deux courants thérapeutiques ne se soient pas fréquentés, leurs regards sur la personne convergent : tous deux prônent une compréhension globale du patient.
À l’aube d’un siècle qui laisse percevoir les futures prouesses d’une médecine qui s’exercera toujours plus à démonter la machine humaine, on a le sentiment que la société occidentale, dans une réaction de défense, laissera s’exprimer des disciplines parallèles qui cherchent à conserver l’unité du corps du patient.
Tandis que l’Europe, terre des intellectuels du début XXe, se révélera être le terreau de la psychologie clinique qui aborde le patient à travers le prisme de la verbalisation, les États-Unis, avec une tradition de pionnier défricheur des grandes plaines, seront le berceau d’une nouvelle thérapeutique : l’ostéopathie.
Ce qui suit offre quelques étapes de l’histoire de l’ostéopathie avec son contexte d’apparition et quelques grandes figures.
À la fin du XIXe siècle, l’ostéopathie est née d’une révolte : un père, A. T. Still, médecin et chirurgien de guerre, assiste impuissant à la mort de trois de ses enfants, victimes de la méningite. Leur décès brutal malgré tous les soins apportés disponibles mit en échec le système médical de l’époque. En réaction, Still chercha d’autres solutions thérapeutiques. Opposé à une pharmacopée de pionnier américain et aux dogmes de médecins pour certains analphabètes, Still entreprend une réflexion qui va l’amener à concevoir les premiers fondements de l’ostéopathie.
Ses premiers succès auprès d’un enfant proche de la mort souffrant de dysenterie l’encouragèrent à poursuivre la voie de l’os (osteo path en anglais).
Sensible aux écrits de philosophes comme Russel Wallace (1823-1913) ou encore Herbert Spencer (1820-1903), Still se fit l’héritier de courants de pensée comme le vitalisme et le iatromécanisme.
Iatromécanisme et vitalisme
Iatromécanisme : il s’agit d’un courant médical qui cherche à réduire tous les phénomènes vivants à des actions mécaniques. S’agissant du corps humain, il est assimilé à une machine.
Vitalisme : conception philosophique qui considère que le vivant n’est pas réductible aux lois physico-chimiques. La vie serait de la matière animée d’une force vitale.
Still suivit avec opiniâtreté une intuition, celle que l’homme possède en lui tous les éléments concourant à sa bonne santé ; le rôle de l’ostéopathe étant de permettre mécaniquement au corps de faire circuler les éléments susceptibles de le soigner.
Sans vraiment en avoir conscience, Still marque l’histoire de la pensée médicale en proposant par des techniques manuelles un remède concret réunissant deux courants de pensée a priori opposés. Il a réussi l’impensable : associer vitalisme et iatromécanisme. Pour Still l’homme est une machine, mais une machine qui peut s’autoréparer !
Il poursuit sa pensée en reliant les processus internes du corps. D’abord en associant la structure à sa fonction et ce pour l’ensemble des structures qui composent le corps, puis en reliant les structures les unes avec les autres par une interrelation.
Quelques principes ostéopathiques historiques
Une vision globale du corps : l’ostéopathe considère le corps comme un tout et non comme un « patchwork » constitué de différentes parties anatomiques.
L’interrelation entre la structure et la fonction : toutes les structures composant le corps communiquent et interagissent. La modification d’une structure peut perturber la fonction qu’elle héberge et inversement, une dysfonction est susceptible de modifier la structure.
La loi de l’artère, ou encore loi de la circulation : une mauvaise circulation peut être à l’origine d’une dysfonction. Le but de l’ostéopathe est alors de lever les blocages structurels susceptibles d’entraver la bonne circulation artérioveineuse.
L’autoguérison : le corps est capable de s’autoguérir, ce principe fait d’ailleurs écho à la pensée de Georges Canguilhem (médecin et philosophe français de la seconde moitié du XXe siècle) : être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en remettre.
Élève de Still, John Martin Littlejohn est un intellectuel écossais qui, pour des raisons de santé, s’est trouvé être le patient de Still. Très vite, une proximité s’installe entre les deux hommes et Littlejohn intègre l’école d’ostéopathie de Still. Avant même d’être diplômé de l’école, il y enseigna.
Littlejohn a véritablement théorisé l’ostéopathie et s’est fait le défenseur de cette thérapeutique en l’exportant en Europe. En 1917, il fonda la première école en Europe à Londres. Cette école existe toujours, il s’agit de la British School of Osteopathy.
Voici un extrait d’un texte datant de 1900 :
« Sans aucun doute, le Dr Still fut à l’origine un rebouteux, mais il ne limita pas son travail au soulagement de la dislocation et il établit le principe que la libre mobilité des articulations du corps, caractéristique de toute articulation du corps, fournit une base pour les conditions de santé – ou de maladie. Autrement dit, le corps doit en fin de compte être considéré comme un mécanisme parfaitement articulé. »
Ce concept va donner naissance au TOG (traitement ostéopathique général – voir chapitres 3 et 19). Un des élèves de Littlejohn, John Wernham, défendra à son tour ce type de traitement ; il est décédé en 2007.
Littlejohn (et Wernham) était connu pour avoir un caractère fort et peu enclin au compromis, ce qui a sans doute contribué à le brouiller avec Still qui, tout en reconnaissant l’apport de Littlejohn, n’a peut-être pas apprécié qu’une idylle naisse entre cet Écossais lettré et sa fille…
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les ostéopathes américains se sont progressivement désintéressés de la pratique manuelle, qu’ils ont plus ou moins abandonnée aux chiropracteurs, physiothérapeutes et massothérapeutes. L’intégration de l’ostéopathie à la médecine classique s’est malheureusement traduite par une paupérisation des concepts fondateurs de la discipline. Ainsi travestie, l’ostéopathie américaine de la fin du XXe siècle était à la recherche de ses origines et depuis quelques années, on note un regain de publications faisant la part belle à l’originalité du concept.
Aux États-Unis, des regroupements professionnels ont cherché à redéfinir une ostéopathie en accord avec son environnement et tout à la fois fidèle à ses principes, sa terminologie et son enseignement. Ils ont établi un glossaire de terminologie ostéopathique en 1981, mis à jour régulièrement.
La définition de l’ostéopathie se précise donc comme : « Concept de prise en charge de la santé soutenu par une connaissance scientifique en constante expansion qui inclut le concept d’unité de la structure (anatomie) et de la fonction (physiologie) d’un organisme vivant » :
L’être humain est une unité fonctionnelle dynamique ;
Le corps possède des mécanismes d’autorégulation qui sont par nature autoguérisseurs ;
La structure et la fonction sont en relation intime à tous les niveaux ;
Un traitement rationnel se fonde sur ces principes.
L’ostéopathie en Amérique, ce n’est pas le Pérou !
Bien que l’ostéopathie soit née aux États-Unis, les ostéopathes américains ont pour la plupart un exercice professionnel qui se rapproche plus de la médecine générale que de l’ostéopathie telle qu’elle est pratiquée en Europe. L’intégration de l’ostéopathie à la médecine conventionnelle aux États-Unis a permis aux ostéopathes de devenir prescripteurs et d’avoir des responsabilités sensiblement identiques à celles d’un médecin. Les DO (Doctor of Osteopathy) américains sont donc les équivalents des MD (Medical Doctor) même si certaines limites existent dans leur pratique.
Ainsi, on constate que seuls 5 % des jeunes DO pratiquent les thérapies manuelles. Même si, en vieillissant, ils se tournent peu à peu vers le cœur du métier ostéopathique, ils ne seront qu’environ 20 % à faire usage de l’ostéopathie, comme une méthode manuelle de traitement, en fin de carrière.
Dès la fin des années 1970 aux États-Unis, un ostéopathe, Philip E. Greenman, constatant le désintérêt croissant des DO pour la pratique ostéopathique, a souhaité sensibiliser ses confrères aux concepts ostéopathiques. C’est ainsi qu’il a posé les bases d’une compréhension plus moderne des concepts de la profession en proposant cinq modèles ostéopathiques (biomécanique, neurologique, métabolique, circulatoire et comportemental) qui illustrent cinq fonctions du corps et qui, des années plus tard (en 2007), seront repris par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) dans les principes directeurs pour la formation en ostéopathie.
« Que dire à propos de l’avenir ? Nous sommes nés pour évoluer, le progrès scientifique diffère légèrement des progrès commerciaux et industriels. Quel que soit le domaine du progrès, nous devons satisfaire les besoins de l’humanité et servir les intérêts de la science. »
John Martin Littlejohn (1865-1947)
L’ostéopathie a encore une histoire à construire et possède de beaux jours devant elle. Alors que la médecine se développe indiscutablement en génétique, en robotique ou encore en thérapie cellulaire, des sources de développement pour l’ostéopathie pourraient profiter des grands héritiers des deux hommes que l’on vient tout juste d’évoquer.
Les travaux de Louisa Burns (voir chapitre 6) ou ceux d’Irvin Korr sur ce qu’on peut comprendre de la dysfonction ostéopathique sont peut-être un peu dépassés, mais se révèlent encore aujourd’hui une source inépuisable (et guère exploitée) de recherche.
L’héritage anglo-saxon ouvre une voie de normalisation d’un métier en cours de professionnalisation et donne à la pratique ostéopathique de nouvelles perspectives thérapeutiques.
Dans une société où les dépenses de santé peuvent représenter plus de 11 % du PIB et où un nouveau médicament coûte plus de 800 millions de dollars, on comprend que les solutions non pharmacologiques ont leur place dans la réflexion de santé publique.