CHAPITRE III

LEWIS CARROLL

 

Tout commence chez Lewis Carroll par un combat horrible. C’est le combat des profondeurs : des choses éclatent ou nous font éclater, des boîtes sont trop petites pour leur contenu, des nourritures sont toxiques ou vénéneuses, des boyaux s’allongent, des monstres nous happent. Un petit frère se sert de son petit frère comme appât. Les corps se mélangent, tout se mélange dans une sorte de cannibalisme qui réunit l’aliment et l’excrément. Même les mots se mangent. C’est le domaine de l’action et de la passion des corps : choses et mots se dispersent dans tous les sens, ou au contraire se soudent en blocs indécomposables. Tout est horrible en profondeur, tout est non-sens. Alice au Pays des merveilles devrait d’abord s’appeler Les aventures souterraines d’Alice.

Mais pourquoi Carroll ne garde-t-il pas ce titre ? C’est qu’Alice conquiert progressivement les surfaces. Elle monte ou remonte à la surface. Elle crée des surfaces. Les mouvements d’enfoncement et d’enfouissement font place à de légers mouvements latéraux de glissement ; les animaux des profondeurs deviennent des figures de cartes sans épaisseur. A plus forte raison De l’autre côté du miroir investit la surface d’une glace, institue celle d’un jeu d’échecs. De purs événements s’échappent des états de choses. On ne s’enfonce plus en profondeur, mais c’est à force de glisser qu’on passe de l’autre côté, en faisant comme le gaucher et en inversant l’endroit. La bourse de Fortunatus décrite par Carroll est l’anneau de Mœbius dont une même droite parcourt les deux côtés. Les mathématiques sont bonnes parce qu’elles instaurent des surfaces, et pacifient un monde dont les mélanges en profondeur seraient terribles : Carroll mathématicien, ou bien Carroll photographe. Mais le monde des profondeurs gronde encore sous la surface, et menace de la crever : même étalés, dépliés, les monstres nous hantent.

Le troisième grand roman de Carroll, Sylvie et Bruno, opère encore un progrès. On dirait que l’ancienne profondeur s’est elle-même aplanie, est devenue une surface à côté de l’autre surface. Deux surfaces coexistent donc, où s’écrivent deux histoires contiguës, l’une majeure et l’autre mineure ; l’une en majeur, l’autre en mineur. Non pas une histoire dans une autre, mais l’une à côté de l’autre. Sylvie et Bruno est sans doute le premier livre qui raconte deux histoires à la fois, non pas l’une à l’intérieur de l’autre, mais deux histoires contiguës, avec des passages constamment ménagés de l’une à l’autre, à la faveur d’un lambeau de phrase commune aux deux, ou bien à la faveur des couplets d’une admirable chanson qui distribuent les événements propres à chaque histoire autant qu’ils sont déterminés par eux : la chanson du jardinier fou. Carroll demande : est-ce la chanson qui détermine les événements, ou les événements, la chanson ? Avec Sylvie et Bruno, Carroll fait un livre-rouleau, à la manière des tableaux-rouleaux japonais. (Dans le tableau-rouleau, Eisenstein voyait le vrai précurseur du montage cinématographique, et le décrivait ainsi : « Le ruban du rouleau s’enroule en formant un rectangle ! Ce n’est plus le support qui s’enroule sur lui-même ; c’est ce qui y est représenté qui s’enroule à sa surface ».) Les deux histoires simultanées de Sylvie et Bruno forment le dernier terme de la trilogie de Carroll, chef-d’œuvre égal aux autres.

Ce n’est pas que la surface ait moins de non-sens que la profondeur. Mais ce n’est pas le même non-sens. Celui de la surface est comme la « Radiance » des événements purs, entités qui n’en finissent pas d’arriver ni de se retirer. Les événements purs et sans mélange brillent au-dessus des corps mélangés, au-dessus de leurs actions et de leurs passions embrouillées. Comme une vapeur de la terre, ils dégagent à la surface un incorporel, un pur « exprimé » des profondeurs : non pas l’épée, mais l’éclair de l’épée, l’éclair sans épée comme le sourire sans chat. Il appartient à Carroll de n’avoir rien fait passer par le sens, mais d’avoir tout joué dans le non-sens, puisque la diversité des non-sens suffit à rendre compte de l’univers entier, de ses terreurs comme de ses gloires : la profondeur, la surface, le volume ou surface enroulée.