« Le Temps est hors de ses gonds... »1
Shakespeare, Hamlet, I, 5.
Les gonds, c’est l’axe autour duquel la porte tourne. Le gond, Cardo, indique la subordination du temps aux points précisément cardinaux par où passent les mouvements périodiques qu’il mesure. Tant que le temps reste dans ses gonds, il est subordonné au mouvement extensif : il en est la mesure, intervalle ou nombre. On a souvent souligné ce caractère de la philosophie antique : la subordination du temps au mouvement circulaire du monde comme Porte tournante. C’est la porte-tambour, le labyrinthe ouvert sur l’origine éternelle. Il y aura toute une hiérarchie des mouvements suivant leur proximité de l’Eternel, suivant leur nécessité, leur perfection, leur uniformité, leur rotation, leurs spirales composées, leurs axes et portes particulières, avec les nombres du Temps qui leur correspondent. Sans doute y a-t-il une tendance du temps à s’émanciper, quand le mouvement qu’il mesure est lui-même de plus en plus aberrant, dérivé, marqué de contingences matérielles météorologiques et terrestres ; mais c’est une tendance vers le bas, qui dépend encore des aventures du mouvement2. Le temps reste donc subordonné au mouvement dans ce qu’il a d’originaire et de dérivé.
Le temps out of joint, la porte hors de ses gonds, signifie le premier grand renversement kantien : c’est le mouvement qui se subordonne au temps. Le temps ne se rapporte plus au mouvement qu’il mesure, mais le mouvement au temps qui le conditionne. Aussi le mouvement n’est-il plus une détermination d’objet, mais la description d’un espace, espace dont nous devons faire abstraction pour découvrir le temps comme condition de l’acte. Le temps devient donc unilinéaire et rectiligne, non plus du tout au sens où il mesurerait un mouvement dérivé, mais en lui-même et par lui-même, en tant qu’il impose à tout mouvement possible la succession de ses déterminations. C’est une rectification du temps. Le temps cesse d’être courbé par un Dieu qui le fait dépendre du mouvement. Il cesse d’être cardinal et devient ordinal, ordre du temps vide. Dans le temps il n’y a plus rien d’originaire ni de dérivé qui dépende du mouvement. Le labyrinthe a changé d’allure : ce n’est plus un cercle ni une spirale, mais un fil, une pure ligne droite, d’autant plus mystérieuse qu’elle est simple, inexorable, terrible – « le labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite et qui est indivisible, incessant »3. Höderlin voyait Œdipe s’engager déjà dans cet étroit défilé de la mort lente, suivant l’ordre d’un temps qui cessait de « rimer »4. Et Nietzsche, en un sens voisin, y voyait la plus sémite des tragédies grecques. Œdipe pourtant est encore poussé par son errance comme mouvement de dérive. C’est Hamlet, plutôt, qui achève l’émancipation du temps : il opère vraiment le renversement parce que son propre mouvement ne résulte plus que de la succession de la détermination. Hamlet est le premier héros qui ait vraiment besoin du temps pour agir, tandis que le précédent héros le subit comme la conséquence d’un mouvement originaire (Eschyle) ou d’une action aberrante (Sophocle). La Critique de la raison pure est le livre d’Hamlet, le prince du Nord. Kant est dans la situation historique qui lui permet de saisir toute la portée du renversement : le temps n’est plus le temps cosmique du mouvement céleste originaire, ni le temps rural du mouvement météorologique dérivé. Il est devenu le temps de la ville et rien d’autre, le pur ordre du temps.
Ce n’est pas la succession qui définit le temps, mais le temps qui définit comme successives les parties du mouvement telles qu’elles sont déterminées en lui. Si le temps lui-même était succession, il faudrait qu’il succède dans un autre temps, à l’infini. Les choses se succèdent dans des temps divers, mais aussi bien elles sont simultanées en même temps, et elles demeurent dans un temps quelconque. Il n’est plus question de définir le temps par la succession, ni l’espace par la simultanéité, ni la permanence par l’éternité. Permanence, succession et simultanéité sont des modes ou des rapports de temps (durée, série, ensemble). Ce sont les éclats du temps. Dès lors, pas plus qu’on ne peut définir le temps comme succession, on ne peut définir l’espace comme coexistence ou simultanéité. Il faudra que chacun, l’espace et le temps, trouvent des déterminations tout à fait nouvelles. Tout ce qui se meut et change est dans le temps, mais le temps lui-même ne change pas, ne se meut pas, pas plus qu’il n’est éternel. Il est la forme de tout ce qui change et se meut, mais c’est une forme immuable et qui ne change pas. Non pas une forme éternelle, mais justement la forme de ce qui n’est pas éternel, la forme immuable du changement et du mouvement. Une telle forme autonome semble désigner un profond mystère : elle réclame une nouvelle définition du temps (et de l’espace).
« Je est un autre... »
Rimbaud, lettre à Izambart, mai 1871, lettre à Demeny, 15 mai 1871.
Il y avait une autre conception antique du temps, comme mode de la pensée ou mouvement intensif de l’âme : une sorte de temps spirituel et monacal. Le cogito de Descartes en opère la sécularisation, la laïcisation : le je pense est un acte de détermination instantané, qui implique une existence indéterminée (je suis), et qui la détermine comme celle d’une substance pensante (je suis une chose qui pense). Mais comment la détermination pourrait-elle porter sur l’indéterminé si l’on ne dit pas de quelle manière il est « déterminable » ? Or cette réclamation kantienne ne laisse pas d’autre issue que celle-ci : c’est seulement dans le temps, sous la forme du temps, que l’existence indéterminée se trouve déterminable. Si bien que le « je pense » affecte le temps, et ne détermine que l’existence d’un moi qui change dans le temps et présente à chaque instant un degré de conscience. Le temps comme forme de la déterminabilité ne dépend donc pas du mouvement intensif de l’âme, mais au contraire la production intensive d’un degré de conscience dans l’instant dépend du temps. Kant opère une seconde émancipation du temps, et en accomplit la laïcité.
Le Moi est dans le temps et ne cesse de changer : c’est un moi passif ou plutôt réceptif qui éprouve des changements dans le temps. Le Je est un acte (je pense) qui détermine activement mon existence (je suis), mais ne peut la déterminer que dans le temps, comme l’existence d’un moi passif, réceptif et changeant qui se représente seulement l’activité de sa propre pensée. Le Je et le Moi sont donc séparés par la ligne du temps qui les rapporte l’un à l’autre sous la condition d’une différence fondamentale. Mon existence ne peut jamais être déterminée comme celle d’un être actif et spontané, mais d’un moi passif qui se représente le Je, c’est-à-dire la spontanéité de la détermination, comme un Autre qui l’affecte (« paradoxe du sens intime »). Œdipe selon Nietzsche se définit par une attitude purement passive, mais à laquelle se rapporte une activité qui se prolonge après sa mort5. A plus forte raison, Hamlet annonce son caractère éminemment kantien chaque fois qu’il apparaît comme une existence passive qui, tel l’acteur ou le dormeur, reçoit l’activité de sa pensée comme un Autre pourtant capable de lui donner un pouvoir dangereux défiant la raison pure. C’est la « métaboulie » de Murphy chez Beckett6. Hamlet n’est pas l’homme du scepticisme ou du doute, mais l’homme de la Critique. Je suis séparé de moi-même par la forme du temps, et pourtant je suis un, parce que le Je affecte nécessairement cette forme en opérant sa synthèse, non seulement d’une partie successive à une autre, mais à chaque instant, et que le Moi en est nécessairement affecté comme contenu dans cette forme. La forme du déterminable fait que le Moi déterminé se représente la détermination comme un Autre. Bref, la folie du sujet correspond au temps hors de ses gonds. C’est comme un double détournement du Je et du Moi dans le temps, qui les rapporte l’un à l’autre, les coud l’un à l’autre. C’est le fil du temps.
D’une certaine manière, Kant va plus loin que Rimbaud. Car la grande formule de Rimbaud ne conquiert toute sa force qu’à travers des souvenirs scolaires. Rimbaud donne de sa formule une interprétation aristotélicienne : « Tant pis pour le bois qui se retrouve violon !... Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute... » C’est comme un rapport concept-objet, tel que le concept est une forme en acte, mais l’objet, une matière seulement en puissance. C’est un moule, un moulage. Pour Kant, au contraire, le Je n’est pas un concept, mais la représentation qui accompagne tout concept ; et le Moi n’est pas un objet, mais ce à quoi tous les objets se rapportent comme à la variation continue de ses propres états successifs, et à la modulation infinie de ses degrés dans l’instant. Le rapport concept-objet subsiste chez Kant, mais se trouve doublé par le rapport Je-Moi qui constitue une modulation, non plus un moulage. En ce sens, la distinction compartimentée des formes comme concepts (clairon-violon), ou des matières comme objets (cuivre-bois), fait place à la continuité d’un développement linéaire sans retour qui nécessite l’établissement de nouvelles relations formelles (temps) et la disposition d’un nouveau matériel (phénomène) : c’est comme si, en Kant, on entendait déjà Beethoven, et bientôt la variation continue de Wagner.
Si le Je détermine notre existence comme celle d’un moi passif et changeant dans le temps, le temps est cette relation formelle suivant laquelle l’esprit s’affecte lui-même, ou la manière dont nous sommes intérieurement affectés par nous-mêmes. Le temps pourra donc être défini comme l’Affect de soi par soi, ou du moins comme la possibilité formelle d’être affecté par soi-même. C’est en ce sens que le temps comme forme immuable, qui ne pouvait plus être défini par la simple succession, apparaît comme la forme d’intériorité (sens intime), tandis que l’espace, qui ne pouvait plus être défini par la coexistence ou la simultanéité, apparaît de son côté comme forme d’extériorité, possibilité formelle d’être affecté par autre chose en tant qu’objet extérieur. Forme d’intériorité ne signifie pas simplement que le temps est intérieur à l’esprit, puisque l’espace ne l’est pas moins. Forme d’extériorité ne signifie pas non plus que l’espace suppose « autre chose », puisque c’est lui qui rend possible au contraire toute représentation d’objets comme autres ou extérieurs. Mais c’est dire que l’extériorité comporte autant d’immanence (puisque l’espace reste intérieur à mon esprit) que l’intériorité comporte de transcendance (puisque mon esprit par rapport au temps se trouve représenté comme autre que moi). Ce n’est pas le temps qui nous est intérieur, ou du moins il ne nous est pas spécialement intérieur, c’est nous qui sommes intérieurs au temps, et à ce titre toujours séparés par lui de ce qui nous détermine en l’affectant. L’intériorité ne cesse pas de nous creuser nous-mêmes, de nous scinder nous-mêmes, de nous dédoubler, bien que notre unité demeure. Un dédoublement qui ne va pas jusqu’au bout, parce que le temps n’a pas de fin, mais un vertige, une oscillation qui constitue le temps, comme un glissement, un flottement constitue l’espace illimité.
« Quel supplice que d’être gouverné par des lois qu’on ne connaît pas !... Car le caractère des lois nécessite ainsi le secret sur leur contenu... »
Kafka, La muraille de Chine.
Autant dire la loi, puisque des lois qu’on ne connaît pas ne se distinguent guère. La conscience antique parle des lois, parce qu’elles nous font connaître le Bien ou le meilleur dans telles ou telles conditions : les lois disent ce qui est le Bien d’où elles découlent. Les lois sont une « seconde ressource », un représentant du Bien dans un monde déserté par les dieux. Quand le véritable Politique est absent, il laisse des directives générales que les hommes ont à connaître pour se conduire. Les lois sont donc comme l’imitation du Bien dans tel et tel cas, du point de vue de la connaissance.
Au contraire, dans la Critique de la raison pratique, Kant opère le renversement du rapport de la loi et du Bien, et élève ainsi la loi à l’unicité pure et vide : est bien ce que dit la Loi, c’est le bien qui dépend de la loi, et non l’inverse. La loi comme premier principe n’a pas d’intériorité ni de contenu, puisque tout contenu la reconduirait à un Bien dont elle serait l’imitation. Elle est pure forme et n’a pas d’objet, sensible ni même intelligible. Elle ne nous dit pas ce qu’il faut faire, mais à quelle règle subjective il faut obéir, quelle que soit notre action. Sera morale toute action dont la maxime pourra être pensée sans contradiction comme universelle, et dont le mobile n’aura pas d’autre objet que cette maxime (par exemple, le mensonge ne peut pas être pensé comme universel, puisqu’il implique au moins des gens qui y croient et qui ne mentent pas en y croyant). La loi se définit donc comme pure forme d’universalité. Elle ne nous dit pas quel objet la volonté doit poursuivre pour être bonne, mais quelle forme elle doit prendre pour être morale. Elle ne nous dit pas ce qu’il faut, elle nous dit seulement : Il faut ! , quitte à en déduire le bien, c’est-à-dire les objets de cet impératif pur. La loi n’est pas connue, parce qu’il n’y a rien en elle à connaître : elle est l’objet d’une détermination purement pratique, et non théorique ou spéculative.
La loi ne se distingue pas de sa sentence, et la sentence ne se distingue pas de l’application, de l’exécution. Si la loi est première, elle n’a plus aucun moyen de distinguer « accusation », « défense » et « verdict »7. Elle se confond avec son empreinte dans notre cœur et notre chair. Mais ainsi elle ne nous donne même pas une connaissance ultime de nos fautes. Car ce que son aiguille écrit sur nous, c’est : Agis par devoir (et pas seulement conformément au devoir)... Elle n’écrit rien d’autre. Freud a montré que, si le devoir suppose en ce sens un renoncement aux intérêts et inclinations, la loi s’exercera d’autant plus fort et rigoureusement que notre renoncement sera profond. Elle se fait donc d’autant plus sévère que nous l’observons avec exactitude. Elle n’épargne pas les plus saints8. Elle ne nous tient jamais quittes, et pas plus de nos vertus que de nos vices ou de nos fautes : aussi à chaque instant n’y a-t-il d’acquittement qu’apparent, et la conscience morale, loin de s’apaiser, se renforce de tous nos renoncements et frappe encore plus dur. Ce n’est pas Hamlet, c’est Brutus. Comment la loi lèverait-elle le secret sur elle-même sans rendre impossible le renoncement dont elle se nourrit ? Un acquittement ne peut qu’être espéré, « qui remédie à l’impuissance de la raison spéculative », non plus à tel moment, mais du point de vue d’un progrès allant à l’infini dans l’adéquation toujours plus exigeante avec la loi (la sanctification comme conscience de la persévérance dans le progrès moral). Ce chemin qui excède les limites de notre vie, et requiert l’immortalité de l’âme, suit la ligne droite du temps inexorable et incessant sur laquelle nous restons dans un contact constant avec la loi. Mais justement cette prolongation indéfinie nous mène moins au paradis qu’elle ne nous installe déjà dans l’enfer ici-bas. Elle nous annonce moins l’immortalité qu’elle ne distille une « mort lente », et ne cesse de différer le jugement de la loi. Quand le temps sort de ses gonds, nous devons renoncer au cycle antique des fautes et des expiations pour suivre la route infinie de la mort lente, du jugement différé ou de la dette infinie. Le temps ne nous laisse pas d’autre alternative juridique que celle de Kafka dans le Procès : ou bien l’« acquittement apparent », ou bien l’« atermoiement illimité ».
« Arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens, ... un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »
Rimbaud, id.
Ou plutôt un exercice déréglé de toutes les facultés. Ce serait la quatrième formule d’un Kant profondément romantique, dans la Critique du jugement. C’est que, dans les deux autres Critiques, les diverses facultés subjectives entraient en rapport les unes avec les autres, mais ces rapports étaient rigoureusement réglés, pour autant qu’il y avait toujours une faculté dominante ou déterminante, fondamentale, qui imposait sa règle aux autres. Nombreuses étaient les facultés : le sens externe, le sens intime, l’imagination, l’entendement, la raison, chacune bien définie. Mais, dans la Critique de la raison pure, c’était l’entendement qui dominait, parce qu’il déterminait le sens intime par l’intermédiaire d’une synthèse de l’imagination, et même la raison se soumettait au rôle que lui assignait l’entendement. Dans la Critique de la raison pratique, la fondamentale était la raison, parce que c’est elle qui constituait la pure forme d’universalité de la loi, les autres facultés suivant comme elles pouvaient (l’entendement appliquait la loi, l’imagination recevait la sentence, le sens intime éprouvait les conséquences ou la sanction). Mais voilà que Kant, parvenu à un âge où les grands auteurs se renouvellent rarement, se heurte à un problème qui va l’entraîner dans une extraordinaire entreprise : si les facultés peuvent entrer ainsi dans des rapports variables, mais réglés tour à tour par l’une ou l’autre d’entre elles, il faut bien que, toutes ensemble, elles soient capables de rapports libres et sans règle, où chacune va jusqu’au bout d’elle-même, et pourtant montre ainsi sa possibilité d’une harmonie quelconque avec les autres. Ce sera la Critique du jugement comme fondation du romantisme.
Ce n’est plus l’esthétique de la Critique de la raison pure, qui considérait le sensible comme qualité rapportable à un objet dans l’espace et dans le temps ; ce n’est pas une logique du sensible, ni même un nouveau logos qui serait le temps. C’est une esthétique du Beau et du Sublime, où le sensible vaut pour lui-même et se déploie dans un pathos au-delà de toute logique, qui saisira le temps dans son jaillissement, jusque dans l’origine de son fil et de son vertige. Ce n’est plus l’Affect de la Critique de la raison pure, qui rapportait le Moi au Je dans un rapport encore réglé suivant l’ordre du temps, c’est un Pathos qui les laisse évoluer librement pour former d’étranges combinaisons comme sources du temps, « formes arbitraires d’intuitions possibles ». Ce n’est plus la détermination du Je qui doit se joindre à la déterminabilité du Moi pour constituer la connaissance, c’est maintenant l’unité indéterminée de toutes les facultés (Ame) qui nous fait entrer dans l’inconnu.
En effet, ce dont il est question dans la Critique du jugement, c’est comment certains phénomènes qui vont définir le Beau donnent au sens intime du temps une dimension supplémentaire autonome, à l’imagination un pouvoir de réflexion libre, à l’entendement une puissance conceptuelle infinie. Les diverses facultés entrent dans un accord qui n’est plus déterminé par aucune, d’autant plus profond qu’il n’a plus de règle, et qu’il prouve un accord spontané du Moi et du Je sous les conditions d’une Nature belle. Le Sublime va encore plus loin dans ce sens : il fait jouer les diverses facultés de telle manière qu’elles s’opposent l’une à l’autre comme des lutteurs, que l’une pousse l’autre à son maximum ou à sa limite, mais que l’autre réagisse en poussant l’une à une inspiration qu’elle n’aurait pas eue toute seule. L’un pousse l’autre à la limite, mais chacun fait que l’un dépasse la limite de l’autre. C’est au plus profond d’elles-mêmes, et dans ce qu’elles ont de plus étranger, que les facultés entrent en rapport. Elles s’étreignent au plus loin de leur distance. C’est une lutte terrible entre l’imagination et la raison, mais aussi l’entendement, le sens intime, lutte dont les épisodes seront les deux formes du Sublime, puis le Génie. Tempête à l’intérieur d’un gouffre ouvert dans le sujet. Dans les deux autres Critiques, la faculté dominante ou fondamentale était telle que les autres facultés lui fournissaient les harmoniques les plus proches. Mais maintenant, dans un exercice aux limites, les diverses facultés se donnent mutuellement les harmoniques les plus éloignées les unes des autres, si bien qu’elles forment des accords essentiellement dissonants. L’émancipation de la dissonance, l’accord discordant, c’est la grande découverte de la Critique du jugement, le dernier renversement kantien. La séparation qui réunit était le premier thème de Kant, dans la Critique de la raison pure. Mais il découvre à la fin la discordance qui fait accord. Un exercice déréglé de toutes les facultés, qui va définir la philosophie future, comme pour Rimbaud le dérèglement de tous les sens devait définir la poésie de l’avenir. Une musique nouvelle comme discordance, et, comme accord discordant, la source du temps.
C’est pourquoi nous proposions quatre formules, évidemment arbitraires par rapport à Kant, non pas arbitraires par rapport à ce que Kant nous a laissé pour le présent et le futur. Le texte admirable de Quincey, Les derniers jours d’Emmanuel Kant, disait tout, mais seulement l’envers des choses qui trouvent leur développement dans les quatre formules poétiques du kantisme. C’est l’aspect shakespearien de Kant, qui commence comme Hamlet et finit en roi Lear, dont les post-kantiens seraient les filles.
1. The time is out of joint : Chestov a souvent fait de la formule de Shakespeare la devise tragique de sa propre pensée, dans « L’apothéose du déracinement » (Pages choisies, Gallimard) et dans « Celui qui édifie et détruit des mondes » (L’homme pris au piège, 10-18).
2. Eric Alliez a analysé, dans la pensée antique, cette tendance à l’émancipation du temps quand le mouvement cesse d’être circulaire : par exemple la « chrématistique » et le temps du mouvement monétaire chez Aristote (Les temps capitaux, Cerf).
3. Borges, Fictions, « La mort et la boussole », Gallimard, p. 187-188.
4. Höderlin, Remarques sur Œdipe (et le commentaire de Jean Beaufret qui analyse le rapport avec Kant), 10-18.
5. Nietzsche, La naissance de la tragédie, § 9.
6. Beckett, Murphy, Minuit, ch. VI, p. 85.
7. Kafka, Protecteurs (in La muraille de Chine, Gallimard).
8. Freud, Malaise dans la civilisation, Denoël, p. 63 : « Tout renoncement pulsionnel devient une source d’énergie pour la conscience, puis tout nouveau renoncement intensifie à son tour la sévérité et l’intolérance de celle-ci » (et l’invocation d’Hamlet, p. 68).