De la tragédie grecque à la philosophie moderne, c’est toute une doctrine du jugement qui s’élabore et se développe. Ce qui est tragique est moins l’action que le jugement, et la tragédie grecque instaure d’abord un tribunal. Kant n’invente pas une véritable critique du jugement, puisque ce livre au contraire érige un fantastique tribunal subjectif. En rupture avec la tradition judéo-chrétienne, c’est Spinoza qui mène la critique ; et il eut quatre grands disciples pour la reprendre et relancer, Nietzsche, Lawrence, Kafka, Artaud. Les quatre eurent personnellement, singulièrement, à souffrir du jugement. Ils ont connu ce point où l’accusation, la délibération, le verdict se confondent à l’infini. Nietzsche traverse en accusé toutes les pensions meublées auxquelles il oppose un grandiose défi, Lawrence vit dans l’accusation d’immoralisme et de pornographie qui rejaillit sur sa moindre aquarelle, Kafka se montre « diabolique en toute innocence » pour échapper au « tribunal à l’hôtel » où l’on juge de ses fiançailles infinies1. Et Artaud-Van Gogh, qui a davantage souffert du jugement sous sa forme la plus dure, la terrible expertise psychiatrique ?
Ce que Nietzsche a su dégager, c’est la condition du jugement : « la conscience d’avoir une dette envers la divinité », l’aventure de la dette en tant qu’elle devient elle-même infinie, donc impayable2. L’homme n’en appelle au jugement, il n’est jugeable et ne juge que pour autant que son existence est soumise à une dette infinie : l’infini de la dette et l’immortalité de l’existence se renvoient l’un à l’autre pour constituer « la doctrine du jugement »3. Il faut bien que le débiteur survive si sa dette est infinie. Ou bien, comme dit Lawence, le christianisme n’a pas renoncé au pouvoir, il a plutôt inventé une nouvelle forme de pouvoir comme Pouvoir de juger : c’est en même temps que le destin de l’homme est « différé », et que le jugement devient une dernière instance4. La doctrine du jugement apparaît dans l’Apocalypse ou le jugement dernier, comme dans le théâtre d’Amérique. Kafka pour son compte pose la dette infinie dans l’« acquittement apparent », le destin différé dans l’« atermoiement illimité », qui maintiennent les juges au-delà de notre expérience et de notre conception5. Artaud ne cessera d’opposer à l’infini l’opération d’en finir avec le jugement de Dieu. Pour les quatre, la logique du jugement se confond avec la psychologie du prêtre, comme inventeur de la plus sombre organisation : je veux juger, il faut que je juge... On ne fera pas comme si le jugement lui-même était mis en différé, remis à demain, repoussé à l’infini. Au contraire, c’est l’acte de différer, de porter à l’infini, qui rend le jugement possible : celui-ci tient sa condition d’un rapport supposé entre l’existence et l’infini dans l’ordre du temps. A celui qui se tient dans ce rapport est donné le pouvoir de juger et d’être jugé. Même le jugement de connaissance enveloppe un infini de l’espace, du temps et de l’expérience qui détermine l’existence des phénomènes dans l’espace et dans le temps (« toutes les fois où... »). Mais le jugement de connaissance implique en ce sens une forme morale et théologique première, d’après laquelle l’existence était mise en rapport avec l’infini suivant un ordre du temps : l’existant comme ayant une dette envers Dieu.
Mais alors qu’est-ce qui se distingue du jugement ? Suffit-il d’invoquer un « préjudicatif » qui serait à la fois sol et horizon ? Et est-ce la même chose qu’anté-judicatif, qui se comprend comme Antéchrist : moins un sol qu’un écroulement, un glissement de terrain, une perte d’horizon ? Les existants s’affrontent et se font réparation suivant des rapports finis qui ne constituent que le cours du temps. La grandeur de Nietzsche est d’avoir montré, sans aucune hésitation, que la relation créancier-débiteur était première par rapport à tout échange6. On commence par promettre, et la dette ne se fait pas à l’égard d’un dieu, mais à l’égard d’un partenaire suivant des forces qui passent entre les parties, provoquent un changement d’état et créent quelque chose en elles : l’affect. Tout se passe entre parties, et l’ordalie n’est pas un jugement de dieu, puisqu’il n’y a ni dieu ni jugement7. Là où Mauss puis Lévi-Strauss hésitent encore, Nietzsche n’hésitait pas ; il y a une justice qui s’oppose à tout jugement, d’après laquelle les corps se marquent les uns les autres, la dette s’écrit à même le corps, suivant des blocs finis qui circulent dans un territoire. Le droit n’a pas l’immobilité des choses éternelles, mais se déplace sans cesse entre familles qui ont à reprendre ou à rendre le sang. Ce sont de terribles signes qui labourent les corps et les colorent, traits et pigments, révélant en pleine chair ce que chacun doit et ce qui lui est dû : tout un système de la cruauté, dont on entend l’écho dans la philosophie d’Anaximandre et la tragédie d’Eschyle8. Dans la doctrine du jugement, au contraire, les dettes s’écrivent sur un livre autonome, sans même qu’on s’en aperçoive, si bien que nous ne pouvons plus nous acquitter d’un compte infini. Nous sommes dépossédés, expulsés de notre territoire, pour autant que le livre a déjà recueilli les signes morts d’une Propriété qui se réclame de l’éternel. La doctrine livresque du jugement n’est douce qu’en apparence, parce qu’elle nous condamne à un asservissement sans fin et annule tout processus libératoire. Artaud donnera au système de la cruauté de sublimes développements, écriture de sang et de vie qui s’oppose à l’écriture du livre, comme la justice au jugement, et entraîne une véritable inversion du signe9. N’est-ce pas aussi le cas chez Kafka, quand il oppose au grand livre du Procès la machine de la Colonie pénitentiaire, écriture dans les corps qui témoigne d’un ordre ancien comme d’une justice où se confondent l’engagement, l’accusation, la défense et le verdict ? Le système de la cruauté énonce les rapports finis du corps existant avec des forces qui l’affectent, tandis que la doctrine de la dette infinie détermine les rapports de l’âme immortelle avec des jugements. Partout c’est le système de la cruauté qui s’oppose à la doctrine du jugement.
Le jugement n’est pas apparu sur un sol qui, même très différent, en aurait favorisé l’épanouissement ; il a fallu rupture, bifurcation. Il a fallu que la dette se fasse envers des dieux. Il a fallu que la dette soit, non plus par rapport à des forces dont nous étions dépositaires, mais par rapport à des dieux censés nous donner ces forces. Il a fallu beaucoup de chemin détourné, car les dieux étaient d’abord des témoins passifs ou des plaideurs plaintifs qui ne pouvaient pas juger (ainsi dans les Euménides d’Eschyle). C’est peu à peu que les dieux et les hommes s’élèvent ensemble à l’activité de juger, pour le meilleur et pour le pire, comme on le voit dans le théâtre de Sophocle. Les éléments d’une doctrine du jugement supposent que les dieux donnent des lots aux hommes, et que les hommes d’après leurs lots sont bons pour telle ou telle forme, pour telle ou telle fin organique. A quelle forme mon lot me voue-t-il, mais aussi mon lot correspond-il à la forme à laquelle je prétends ? Voilà l’essentiel du jugement : l’existence découpée en lots, les affects distribués en lots sont rapportés à des formes supérieures (c’est le thème constant de Nietzsche ou de Lawrence, dénoncer cette prétention de « juger » la vie au nom de valeurs supérieures). Les hommes jugent pour autant qu’ils estiment leur propre lot, et sont jugés pour autant qu’une forme confirme ou destitue leur prétention. Ils sont jugés en même temps qu’ils jugent, et ce sont les mêmes délices de juger et d’être jugé. Le jugement fait irruption dans le monde, sous la forme du jugement faux qui va jusqu’au délire, à la folie, quand l’homme se trompe sur son lot, et du jugement de Dieu, quand la forme impose un autre lot. Un bon exemple serait Ajax. La doctrine du jugement, à ses débuts, a besoin du jugement faux de l’homme autant que du jugement formel de Dieu. Une dernière bifurcation se produit avec le christianisme : il n’y a plus de lots, car ce sont nos jugements qui font notre seul lot, et il n’y a plus de forme, car c’est le jugement de Dieu qui constitue la forme infinie. A la limite, se lotir soi-même et se punir soi-même deviennent les caractères du nouveau jugement ou du tragique moderne. Il n’y a plus que du jugement, et tout jugement porte sur un jugement. Peut-être Œdipe préfigure-t-il ce nouvel état dans le monde grec. Et ce qu’il y a de moderne dans un thème comme Don Juan, c’est encore le jugement sous sa nouvelle forme, plus que l’action qui est comique. Dans toute sa généralité, le second mouvement de la doctrine du jugement peut s’exprimer ainsi : nous ne sommes plus les débiteurs des dieux par les formes ou les fins, nous sommes dans tout notre être le débiteur infini d’un dieu unique. La doctrine du jugement a renversé et remplacé le système des affects. Et ces caractères se retrouvent jusque dans le jugement de connaissance ou d’expérience.
Le monde du jugement s’installe comme dans un rêve. C’est le rêve qui fait tourner les lots, roue d’Ezéchiel, et fait défiler les formes. Dans le rêve les jugements s’élancent comme dans le vide, sans rencontrer la résistance d’un milieu qui les soumettrait aux exigences de la connaissance et de l’expérience ; c’est pourquoi la question du jugement est d’abord celle de savoir si l’on rêve. Aussi Apollon est-il à la fois le dieu du jugement et le dieu du rêve : c’est Apollon qui juge, impose des limites et nous enferme dans la forme organique, c’est le rêve qui enferme la vie dans ces formes au nom desquelles on la juge. Le rêve élève les murs, se nourrit de la mort et suscite les ombres, ombres de toutes choses et du monde, ombres de nous-mêmes. Mais dès que nous quittons les rives du jugement, c’est le rêve aussi que nous répudions au profit d’une « ivresse » comme d’une plus haute marée10. On cherchera dans les états d’ivresse, boissons, drogues, extases, l’antidote à la fois du rêve et du jugement. Chaque fois que nous nous détournons du jugement vers la justice, nous entrons dans un sommeil sans rêve. Et les quatre auteurs dénoncent dans le rêve un état trop immobile encore, et trop dirigé, trop gouverné. Les groupes qui s’intéressent tant au rêve, psychanalyse ou surréalisme, sont prompts aussi dans la réalité à former des tribunaux qui jugent et qui punissent : dégoûtante manie, fréquente chez les rêveurs. Dans ses réserves sur le surréalisme, Artaud fait valoir que la pensée ne se heurte pas à un noyau du rêve, mais que les rêves plutôt rebondissent sur un noyau de la pensée qui leur échappe11. Les rites du peyotl selon Artaud, les chants de la forêt mexicaine selon Lawrence ne sont pas des rêves, mais des états d’ivresse ou de sommeil. Ce sommeil sans rêve n’est pas de ceux où nous dormons, mais il parcourt la nuit et l’habite d’une clarté effrayante qui n’est pas le jour, mais l’Eclair : « Dans le rêve de la nuit je vois les chiens gris, qui rampent pour venir dévorer le rêve »12. Ce sommeil sans rêve, où l’on ne dort pas, est Insomnie, car seule l’insomnie est adéquate à la nuit, et peut la remplir et la peupler13. Si bien qu’on retrouve le rêve, non plus comme un rêve de sommeil ou un rêve éveillé, mais comme rêve d’insomnie. Le nouveau rêve est devenu gardien de l’insomnie. Comme chez Kafka, ce n’est plus un rêve qui se fait dans le sommeil, mais un rêve qui se fait à côté de l’insomnie : « j’envoie (à la campagne) mon corps habillé... Moi pendant ce temps je suis couché dans mon lit sous une couverture brune... »14. L’insomniaque peut rester immobile, tandis que le rêve a pris sur soi le mouvement réel. Ce sommeil sans rêve où pourtant l’on ne dort pas, cette insomnie pourtant qui emporte le rêve aussi loin qu’elle s’étend, tel est l’état d’ivresse dionysiaque, sa manière d’échapper au jugement.
Le système physique de la cruauté s’oppose encore à la doctrine théologique du jugement sous un troisième aspect, au niveau des corps. C’est que le jugement implique une véritable organisation des corps, par laquelle il agit : les organes sont juges et jugés, et le jugement de dieu est précisément le pouvoir d’organiser à l’infini. D’où le rapport du jugement avec les organes des sens. Tout autre est le corps du système physique ; il se dérobe d’autant plus au jugement qu’il n’est pas un « organisme », et qu’il est privé de cette organisation des organes par laquelle on juge et est jugé. Dieu nous a fait un organisme, la femme nous a fait un organisme, là où nous avions un corps vital et vivant. Artaud présente ce « corps sans organes », que Dieu nous a volé pour faire passer le corps organisé sans lequel son jugement ne pourrait pas s’exercer15. Le corps sans organes est un corps affectif, intensif, anarchiste, qui ne comporte que des pôles, des zones, des seuils et des gradients. C’est une puissante vitalité non-organique qui le traverse. Lawrence fait le tableau d’un tel corps, avec ses pôles de soleil et de lune, ses plans, ses coupes et ses plexus16. Bien plus, quand Lawrence assigne à ses personnages une double détermination, on peut penser que l’une est un sentiment personnel organique, mais l’autre un affect inorganique autrement puissant qui se passe sur ce corps vital : « Plus la musique était exquise, et plus il l’exécutait avec perfection dans un complet bonheur ; et en même temps la folle exaspération qu’il y avait en lui croissait d’autant »17. Lawrence ne cessera de présenter des corps qui sont organiquement défectueux ou peu attrayants, comme le gras toréador à la retraite ou le maigre général mexicain huileux, mais n’en sont pas moins traversés par l’intense vitalité qui défie les organes et défait l’organisation. La vitalité non-organique est le rapport du corps à des forces ou puissances imperceptibles qui s’en emparent ou dont il s’empare, comme la lune s’empare du corps d’une femme : Héliogabale anarchiste ne cessera de témoigner dans l’œuvre d’Artaud pour cet affrontement des forces et des puissances, comme autant de devenir minéraux, végétaux, animaux. Se faire un corps sans organes, trouver son corps sans organes est la manière d’échapper au jugement. C’était déjà le projet de Nietzsche : définir le corps en devenir, en intensité, comme pouvoir d’affecter et d’être affecté, c’est-à-dire Volonté de puissance. Et s’il semble au premier abord que Kafka ne participe pas à ce courant, son œuvre n’en fait pas moins coexister, réagir l’un sur l’autre et passer l’un dans l’autre, deux mondes ou deux corps : un corps du jugement avec son organisation, ses segments (contiguïté des bureaux), ses différenciations (huissiers, avocats, juges...), ses hiérarchies (classes de juges, de fonctionnaires) ; mais aussi un corps de justice où l’on fait filer les segments où l’on perd les différenciations et brouille les hiérarchies, ne gardant plus que des intensités qui composent des zones incertaines, les parcourent à toute vitesse et y affrontent des puissances, sur ce corps anarchiste rendu à lui-même (« la justice ne veut rien de toi, elle te prend lorsque tu viens et te laisse quand tu t’en vas... »).
Un quatrième caractère en découle pour le système de la cruauté : combat, partout combat, c’est le combat qui remplace le jugement. Et sans doute le combat apparaît-il contre le jugement, contre ses instances et ses personnages. Mais, plus profondément, c’est le combattant lui-même qui est le combat, entre ses propres parties, entre les forces qui subjuguent ou sont subjuguées, entre les puissances qui expriment ces rapports de forces. Ainsi toutes les œuvres de Kafka pourraient recevoir le titre de « Description d’un combat » : combat contre le château, contre le jugement, contre le père, contre les fiancées. Tous les gestes sont des défenses ou même des attaques, esquives, parades, anticipations d’un coup qu’on ne voit pas toujours arriver, ou d’un ennemi qu’on n’arrive pas toujours à identifier : d’où l’importance des postures du corps. Mais ces combats extérieurs, ces combats-contre trouvent leur justification dans des combats-entre qui déterminent la composition des forces dans le combattant. Il faut distinguer le combat contre l’Autre, et le combat entre Soi. Le combat-contre cherche à détruire ou à repousser une force (lutter contre « les puissances diaboliques de l’avenir »), mais le combat-entre cherche au contraire à s’emparer d’une force pour la faire sienne. Le combat-entre est le processus par lequel une force s’enrichit, en s’emparant d’autres forces et en s’y joignant dans un nouvel ensemble, dans un devenir. Des lettres d’amour, on peut dire qu’elles sont un combat contre la fiancée, dont il s’agit de repousser les forces inquiétantes carnivores, mais c’est aussi un combat entre les forces du fiancé et des forces animales qu’il s’adjoint pour mieux fuir celle dont il redoute d’être la proie, des forces vampiriques aussi dont il va se servir pour sucer le sang de la femme avant qu’elle ne vous dévore, toutes ces associations de forces constituant des devenirs, un devenir-animal, un devenir-vampire, peut-être même un devenir-femme qu’on ne peut obtenir que par combat18.
Chez Artaud, c’est le combat contre dieu, le voleur, le faussaire, mais l’entreprise n’est possible que parce que le combattant livre en même temps le combat des principes ou puissances qui s’effectue dans la pierre, dans l’animal, dans la femme, si bien que c’est en devenant (devenir pierre, animal ou femme) que le combattant peut se lancer « contre » son ennemi, avec tous ces alliés que lui donne l’autre combat19. Chez Lawrence apparaît constamment un thème semblable : l’homme et la femme se traitent souvent comme deux ennemis, mais c’est l’aspect le plus médiocre de leur combat, bon pour une scène de ménage ; plus profondément, l’homme et la femme sont deux flux qui doivent lutter, qui peuvent s’emparer l’un de l’autre alternativement, ou se séparer en se donnant à la chasteté, qui est elle-même une force, un flux20. Lawrence retrouve intensément Nietzsche : tout ce qui est bon provient d’un combat, et leur maître commun est le penseur du combat, Héraclite21. Ni Artaud ni Lawrence ni Nietzsche ne supportent l’Orient et son idéal de non-combat ; leurs plus hauts lieux sont la Grèce, l’Etrurie, le Mexique, partout où les choses viennent et deviennent au cours du combat qui en compose les forces. Mais partout où l’on veut nous faire renoncer au combat, c’est un « néant de volonté » qu’on nous propose, une divinisation du rêve, un culte de la mort, même sous sa forme la plus douce, celle du Bouddha, ou du Christ comme personne (indépendamment de ce qu’en fait saint Paul).
Mais le combat n’est pas davantage une « volonté de néant ». Le combat n’est pas du tout la guerre. La guerre est seulement le combat-contre, une volonté de destruction, un jugement de Dieu qui fait de la destruction quelque chose de « juste ». Le jugement de Dieu est du côté de la guerre, et pas du tout du combat. Même quand elle s’empare d’autres forces, celle de la guerre commence par les mutiler, les réduire à l’état le plus bas. Dans la guerre, la volonté de puissance signifie seulement que la volonté veut la puissance comme un maximum de pouvoir ou de domination. Nietzsche et Lawrence y verront le plus bas degré de la volonté de puissance, sa maladie. Artaud commence par évoquer le rapport de guerre Amérique-URSS ; Lawrence décrit l’impérialisme de la mort, des anciens Romains aux fascistes modernes22. C’est pour mieux montrer que le combat ne passe pas par là. Le combat au contraire est cette puissante vitalité non-organique qui complète la force avec la force, et enrichit ce dont elle s’empare. Le bébé présente cette vitalité, vouloir-vivre obstiné, têtu, indomptable, différent de toute vie organique : avec un jeune enfant on a déjà une relation personnelle organique, mais pas avec le bébé qui concentre dans sa petitesse l’énergie qui fait éclater les pavés (le bébé-tortue de Lawrence)23. Avec le bébé on n’a de rapport qu’affectif, athlétique, impersonnel, vital. Il est certain que la volonté de puissance apparaît dans un bébé de manière infiniment plus exacte que chez l’homme de guerre. Car le bébé est combat, et le petit est le lieu irréductible des forces, l’épreuve la plus révélatrice des forces. Les quatre auteurs sont pris dans des processus de « miniaturisation », de « minoration » : Nietzsche qui pense le jeu, ou l’enfant-joueur ; Lawrence ou « le petit Pan » ; Artaud le mômo, « un moi d’enfant, une conscience petit enfant » ; Kafka, « le grand honteux qui se fait tout petit »24.
Une puissance est une idiosyncrasie de forces, telle que la dominante se transforme en passant dans les dominées, et les dominées en passant dans la dominante : centre de métamorphose. C’est ce que Lawrence appelle un symbole, un composé intensif qui vibre et qui s’étend, qui ne veut rien dire, mais nous fait tournoyer jusqu’à capter dans toutes les directions le maximum de forces possibles, dont chacune reçoit de nouveaux sens en entrant en rapport avec les autres. La décision n’est pas un jugement, ni la conséquence organique d’un jugement : elle jaillit vitalement d’un tourbillon de forces qui nous entraîne dans le combat25. Elle résout le combat sans le supprimer ni le clore. Elle est l’éclair adéquat à la nuit du symbole. Les quatre auteurs dont nous parlons peuvent être dits symbolistes. Zarathoustra, le livre des symboles, livre combattant par excellence. Et c’est une tendance analogue à multiplier et enrichir les forces, à en attirer un maximum dont chacune réagit sur les autres, qui apparaît dans l’aphorisme de Nietzsche, dans la parabole de Kafka. Entre le théâtre et la peste, Artaud crée un symbole où chacune des deux forces redouble et relance l’autre. Prenons comme exemple le cheval, bête apocalyptique : le cheval qui rit chez Lawrence, le cheval qui passe la tête par la fenêtre et me regarde chez Kafka, le cheval « qui est le soleil » chez Artaud, ou bien l’âne qui dit Ia chez Nietzsche, voilà des figures qui constituent autant de symboles en agglomérant des forces, en constituant des composés de puissance.
Le combat n’est pas un jugement de dieu, mais la manière d’en finir avec dieu et avec le jugement. Personne ne se développe par jugement, mais par combat qui n’implique aucun jugement. Cinq caractères nous ont semblé opposer l’existence au jugement : la cruauté contre le supplice infini, le sommeil ou l’ivresse contre le rêve, la vitalité contre l’organisation, la volonté de puissance contre un vouloir-dominer, le combat contre la guerre. Ce qui nous gênait, c’était qu’en renonçant au jugement nous avions l’impression de nous priver de tout moyen de faire des différences entre existants, entre modes d’existence, comme si tout se valait dès lors. Mais n’est-ce pas plutôt le jugement qui suppose des critères préexistants (valeurs supérieures), et préexistants de tout temps (à l’infini du temps), de telle manière qu’il ne peut appréhender ce qu’il y a de nouveau dans un existant, ni même pressentir la création d’un mode d’existence ? Un tel mode se crée vitalement, par combat, dans l’insomnie du sommeil, non sans une certaine cruauté contre soi-même : rien de tout cela ne ressortit du jugement. Le jugement empêche tout nouveau mode d’existence d’arriver. Car celui-ci se crée par ses propres forces, c’est-à-dire par les forces qu’il sait capter, et vaut par lui-même, pour autant qu’il fait exister la nouvelle combinaison. C’est peut-être là le secret : faire exister, non pas juger. S’il est si dégoûtant de juger, ce n’est pas parce que tout se vaut, mais au contraire parce que tout ce qui vaut ne peut se faire et se distinguer qu’en défiant le jugement. Quel jugement d’expertise, en art, pourrait porter sur l’œuvre à venir ? Nous n’avons pas à juger les autres existants, mais à sentir s’ils nous conviennent ou disconviennent, c’est-à-dire, s’ils nous apportent des forces ou bien nous renvoient aux misères de la guerre, aux pauvretés du rêve, aux rigueurs de l’organisation. Comme l’avait dit Spinoza, c’est un problème d’amour et de haine, non pas de jugement ; « mon âme et mon corps ne font qu’un... Ce qu’aime mon âme, je l’aime aussi, ce que hait mon âme, je le hais... Toutes les subtiles sympathies de l’âme innombrable, de la plus amère haine à l’amour le plus passionné »26. Ce n’est pas du subjectivisme, puisque poser le problème en ces termes de force, et non pas en d’autres termes, dépasse déjà toute subjectivité.
1. Cf. Elias Canetti, L’autre procès, Gallimard.
2. Nietzsche, Généalogie de la morale, II.
3. Nietzsche, Antéchrist, § 42.
4. Lawrence, Apocalypse, ch. 6, Balland, p. 80.
5. Kafka, Le procès (les explications de Titorelli).
6. Nietzsche, Généalogie, II. Ce texte si important ne peut être évalué que par rapport aux textes ethnographiques ultérieurs, notamment sur le potlatch : malgré un matériel restreint, il témoigne d’une prodigieuse avance.
7. Cf. Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Maspero, p. 215-217 241-242 (le serment « fonctionne entre les parties seules... Il serait anachronique de dire qu’il tient lieu du jugement : dans sa nature originelle, il en exclut la notion ») et p. 269-270.
8. Cf. Ismaël Kadaré, Eschyle ou l’éternel perdant, Fayard, ch. 4.
9. Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, Œuvres complètes, XIII, Gallimard : « l’abolition de la croix ». Sur la comparaison du système de la cruauté chez Artaud et chez Nietzsche, cf. Dumoulié, Nietzsche et Artaud, PUF.
10. Nietzsche, Origine de la tragédie, § 1 et 2.
11. Cf. Artaud, III (la critique du rêve du point de vue du cinéma, et du fonctionnement de la pensée).
12. Lawrence, Le serpent à plumes, ch. 22.
13. C’est Blanchot qui suggère que le sommeil n’est pas adéquat à la nuit, mais seulement l’insomnie (L’espace littéraire, Gallimard, p. 281). Quand René Char invoque les droits du sommeil au-delà du rêve, ce n’est pas contradictoire, puisqu’il s’agit d’un sommeil où l’on ne dort pas, et qui produit l’éclair : cf. Paul Veyne, « René Char et l’expérience de l’extase », Nouvelle Revue française, nov. 1985.
14. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, Gallimard, p. 12. (Journal, Livre de poche, p. 280 : « je ne peux pas dormir, je n’ai que des rêves, pas de sommeil »).
15. Artaud, Pour en finir...
16. Lawrence, Fantaisie de l’inconscient, Stock.
17. Lawrence, La verge d’Aaron, Gallimard, p. 16.
18. Cf. les allusions de Kafka dans les Lettres à Miléna, Ed. Gallimard, p. 260.
19. Sur le combat des principes, la Volonté, le masculin et le féminin, Artaud, Les Tarahumaras, « le rite du peyotl » et Héliogabale, « la guerre des principes », « l’anarchie » (combat « de l’UN qui se divise en restant UN. De l’homme qui devient femme et reste l’homme à perpétuité »).
20. Lawrence, passim, et notamment Eros et les chiens, « Nous avons besoin les uns des autres », Christian Bourgois.
21. Cf. Artaud, Le Mexique et la civilisation (VIII) : l’invocation d’Héraclite, et l’allusion à Lawrence.
22. Cf. Artaud, le commencement de Pour en finir... et Lawrence, commencement des Promenades étrusques, Gallimard.
23. Lawrence, Poèmes, le très beau poème « Baby tortoise » (Aubier, p. 297-301).
24. Kafka, cité par Canetti, p. 119 : « Deux possibilités, se faire infiniment petit ou l’être. La seconde serait l’accompli, donc l’inaction la première, le commencement, donc l’action. » C’est Dickens qui a fait de la miniaturisation un procédé littéraire (la jeune fille infirme) Kafka reprend le procédé, dans Le procès où les deux policiers sont battus dans le placard comme de petits enfants, dans Le château où les adultes se baignent dans le baquet et éclaboussent les enfants.
25. Lawrence, Apocalypse.
26. Lawrence, Etudes sur la littérature classique américaine, p. 217.