7h50, boulevard de Verdun, Rouen
Daniel Lovichi regarda le poignard à ses pieds comme une poule qui aurait découvert un tournevis.
Il ne se souvenait de rien !
D’où venait ce poignard ? Où avait-il pu trouver cette arme ? Il secoua la couverture sale dans laquelle il avait passé la nuit et observa avec satisfaction le ciel bleu.
Le couteau n’était tout de même pas tombé du ciel !
Il fouilla sa mémoire, mais rien ne lui revint. Il était trop défoncé, hier soir.
Rien, le trou noir.
Il se leva et regarda passer les voitures sur le boulevard de Verdun. Il jeta également un coup d’œil méprisant en direction du foyer de l’abbé Bazire, vers quelques autres pensionnaires qui, comme lui, avaient passé la nuit dehors.
Pas question de s’enfermer cette semaine.
Il roula en boule sa couverture, ramassa précieusement le poignard qu’il fourra dans une sorte de cabas, et commença à descendre le boulevard. Cette semaine, c’était la fête.
Il constata avec regret qu’il n’y avait déjà plus aucune prostituée sur le boulevard.
Merde ! De toutes les façons, il était fauché. Mais ça n’empêchait pas d’admirer le spectacle. Pendant l’Armada, il y avait des nouvelles filles. Plein de nouvelles. Des exotiques. Toute la nuit, il observait leur manège. Cela lui revenait maintenant. Un peu. Par bribes. La parade des prostituées sur le boulevard. Le défilé des marins. Des mots dans des langues qu’il ne comprenait pas. Il regardait simplement, il regardait avant de partir. De décoller.
Il étouffa un rire gras.
Ça l’aidait à faire de beaux rêves. Et le spectacle était gratuit.
Un jour où il aurait de l’argent, il faudrait qu’il essaye une fille. Elle ne pourrait pas refuser, s’il payait. Même avec sa gueule pourrie. Ça faisait combien de temps qu’il n’avait pas touché une fille ? Cinq ans ? Dix ans ? C’était dans une autre vie, une autre vie avec presque trop de femmes, trop de gosses, trop de tout. Oui, se payer une fille, pourquoi pas ! Une métisse, une fille de port bien grasse, comme il les aimait, avant. Mais pour cela, il lui fallait de l’argent. Pour cela et pour autre chose. Autre chose de beaucoup plus important, aujourd’hui. Autre chose de beaucoup plus cher.
De la coke.
Ce n’était pas une rumeur. Le Cubain lui avait dit, la semaine dernière. Les marins de l’Armada venaient avec de la cocaïne plein les poches. Ils n’étaient pas fouillés. Chez eux, ça poussait dans leur jardin, dans la rue. Ce n’était pas interdit. Alors ici, tu parles, ils cassaient les prix.
Il suffisait de leur demander et de payer. Ils avaient de tout. De la chilienne, de la cubaine, de la mexicaine… Hier, il n’avait eu droit qu’à un petit échantillon. Putain, c’était si bon. C’était pour cela qu’il ne se rappelait plus de rien. Le mélange de coke et d’alcool.
Arrivé sur la place Beauvoisine, il souffla quelques instants, puis redescendit vers la fontaine Sainte-Marie. Une centaine de mètres plus bas, il y avait comme un attroupement devant le lycée Corneille. Daniel Lovichi cracha par terre. Des jeunes bourgeoises hystériques, des fils à papa pleins aux as, toute la jeunesse dorée rouennaise. Quelle pitié ! Qu’est-ce qu’ils foutaient là, en plein mois de juillet ? Les résultats du bac ? Quelle arnaque ! Lui aussi avait marché dans la combine, il y avait bien longtemps. Lovichi serra son poignard. Il avait presque envie de faire un carnage, de leur rendre service, au final, à tous ces clones bien dressés.
Daniel Lovichi cracha une nouvelle fois. Non, il ne fallait pas qu’il se laisse déconcentrer. Il ne devait avoir qu’un objectif, aujourd’hui. Ce poignard, cette Armada, c’était le moment, il ne devait pas le laisser passer. Ça n’arriverait plus jamais, une telle occasion. La prochaine fois dans cinq ans, il serait sans doute mort. Alors cette fois-ci, il pouvait prendre tous les risques.
Il lui fallait de la coke. Il lui fallait de l’argent.
Il vérifia encore une fois si le poignard était toujours dans son cabas. Ce couteau était un don du ciel. Un signe. Tout s’enchaînait. Tout allait dans le bon sens. Il ne fallait pas laisser passer les signes favorables.
Il n’avait rien à perdre.
C’était à lui d’agir, pour une fois.