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Le dernier pirate

22h16, pont de la Bodega en Seine

Le pont de la Bodega en Seine était presque vide. Les serveurs commençaient à tout ranger. Vraisemblablement, le cocktail laisserait place dès le lendemain matin à un petit-déjeuner d’affaires. Maline savait que plus de mille réceptions officielles étaient organisées pendant l’Armada. Plus de cent par jour, tout ce qui pouvait flotter sur l’eau était pris d’assaut !

Cela pouvait se comprendre.

Maline observa le reflet des bateaux illuminés danser sur l’eau de la Seine.

Un spectacle unique, féerique !

Pendant les dix jours de l’Armada, le grand canal de Venise cédait à Rouen son rang de la plus belle voie nautique du monde.

Maline se retourna vers le pont et chercha une nouvelle fois des yeux Olivier Levasseur. Elle devait se résoudre à l’évidence : plus aucune trace de son beau Réunionnais. Il avait disparu avec la foule des autres VIP. Normal. Comme, il disait si bien, c’était son job…

Maline essaya de se secouer. Elle avait son job, elle aussi. Elle n’avait pas encore terminé sa journée. Il lui restait une dernière petite visite à faire, dans ce bar dont lui avait parlé le général Sudoku, le Libertalia, à l’homme qui savait tout sur les légendes des marins. Ce fameux Ramphastos…

Maline trébucha en descendant de la Bodega. L’effet des trois coupes de champagne n’était pas encore tout à fait dissipé et elle retournait jouer les piliers de bar de nuit ! Elle n’avait jamais autant bu que depuis qu’elle était journaliste d’investigation pendant l’Armada.

Elle s’engagea sur le pont Guillaume-le-Conquérant pour rejoindre la rive droite, l’air vif lui fit du bien. Par contre, il ne lui remonta pas le moral. Maline avait « l’après-champagne » triste… Surtout lorsqu’elle en buvait seule.

La nuit qui tombait sur l’Armada n’avait rien non plus pour la tirer de sa mélancolie. L’heure des amoureux approchait, le clair de lune accroché en haut des mâts, les baisers sous le feu d’artifice… A-t-on un jour mesuré combien d’amours sont nées sous les voiles ? Plus, beaucoup plus que les cocktails, espéra Maline. Le champagne la rendait romantique, aussi. Romantique et mélancolique. Elle n’aurait pas été contre une balade, main dans la main, sous les lampions des voiliers. Ce bel Olivier Levasseur aurait fait un compagnon idéal. Un petit vent fouettait le visage de Maline.

Qu’elle était sotte !

Qu’avait-elle espéré, avec son petit numéro, le coup des rollers et le reste ? Le beau Réunionnais avait fixé trois secondes la pointe de ses seins, et encore…

Que pouvait-elle bien espérer ? Elle avait bientôt trentesix ans, elle était une journaliste de seconde zone, sans ambition, qui gâchait son talent, du moins si elle en avait un, dans un journal confidentiel ; elle était une fille indigne qui laissait son père déprimer seul dans un pavillon sordide de banlieue ; elle avait la plus grande frousse de s’engager pour quoi que ce soit, comme faire une petite fille pour son père, ou lui ramener un gendre qui pourrait parler « bagnoles » avec lui… Elle avait une vision parfaitement cynique de la vie, elle avait le plus grand mépris pour les histoires d’amour des autres… Et en plus, depuis ce soir, elle sombrait dans l’alcool !

Perdue dans ses pensées, Maline se retrouva rive droite, sur les quais hauts, au niveau du quai du Havre. La foule arrivait par vagues compactes, surgissant de toutes les rues, en direction des voiliers illuminés.

Non, décidément, elle était une fille beaucoup trop compliquée, trop tourmentée, trop tordue ! Un type comme Olivier Levasseur devait aimer les gagneuses, les filles qui ne se posent pas de questions, qui avancent, qui fréquentent les cocktails, pas les bars de nuit… Les filles bien nées, pas les traumatisées de la vie… Allez ma belle, ne te fais aucune illusion sur l’avenir. Assume tes désirs, assouvis tes plaisirs tant que ton corps peut encore les susciter, les supporter, quelques années…

Après, tu verras bien…

Elle marchait toujours sur le quai du Havre lorsqu’une silhouette la fit tressaillir.

Elle fit un saut de côté.

Sur la façade de l’immeuble qu’elle longeait, un buste d’Indien sculpté la regardait ! Le regard fier, coiffé de plumes, il lui apparut comme une sorte de frère jumeau du buste de l’empereur Cuauhtémoc, sur le voilier mexicain.

Elle se recula encore, sous le coup de l’émotion. Elle n’était pas au bout de ses surprises : la façade de l’immeuble était ornée de quatre autres bustes ! Jamais, auparavant, elle ne les avait remarqués. Une plaque indiquait le nom de l’édifice, hôtel des Sauvages. Reprenant ses esprits, Maline remarqua que l’hôtel en question était pratiquement le seul immeuble ancien sur les quais hauts de la Seine. Maline l’évalua comme un bâtiment du début du XIXe, sans doute un des derniers vestiges du riche passé colonial du port de Rouen, et notamment du commerce avec l’Amérique latine, le Brésil, le Mexique…

Au moins, cette découverte avait chassé d’un coup ses états d’âme de stupide petite cruche plantée par un crétin. Elle accéléra le pas. Elle avait un peu froid dans sa robe rouge, aussi moulante et légère qu’une seconde peau.

Elle allait faire fureur au Libertalia ! Elle en eut un échantillon en traversant le quartier Saint-Maclou. Le joli quartier était comme toujours très animé et le regard de quelques garçons fut sans ambiguïté.

Elle tourna rue Damiette. La rue des antiquaires, à cette heure, était plus calme. Quelques mètres plus loin, elle se retrouva face au Libertalia. Devant le bar, une statue de la Liberté en carton portait une bière dans sa main levée et un menu sous le bras, comme dans ce vieil album de Supertramp, Breakfast in America. Le tarif des principales consommations y était indiqué.

Bien vu, pensa Maline. Elle se rappelait que la fameuse statue de la Liberté, avant d’arriver à New York, était partie du port de Rouen et avait descendu la Seine !

Elle entra, sans se retourner.

***

A aucun moment elle ne soupçonna qu’un peu plus loin dans la rue, un homme guettait toutes les entrées et sorties du bar.

La silhouette sombre de Daniel Lovichi se confondait avec l’ombre d’une porte cochère. Sous ses habits crasseux, il serrait le poignard dans sa main.

Il sentait la force, le pouvoir de cette arme se diffuser en lui. Bientôt, ce serait à lui d’agir.

***

Un mélange de fumée et de chaleur submergea Maline. Bien entendu, le bar était bondé ! Le décor devait y être pour beaucoup. Le propriétaire avait su reconstituer avec talent l’ambiance exotique d’un bar pirate. Rien ne manquait : hamacs et filets suspendus, faux perroquets accrochés aux branches de palmiers en plastique, grandes tables en roue et billots de bois pour s’asseoir… Tonneaux pour ceux qui voulaient rester debout, sabres aux murs, têtes de morts sur les étagères, galeries de méchants dans des cadres, de Marlon Brando en Fletcher Christian à Johnny Depp en Jack Sparrow… et vraisemblablement une carte déclinant toutes sortes de rhums !

Une musique cubaine discrète égayait le tout. L’ensemble était assez réussi, un peu kitch. Le patron avait dû investir beaucoup d’argent, mais il devait faire le plein, au moins, pendant ces dix jours !

Elle jeta un coup d’œil aux occupants des lieux. Cela la rassura : elle était presque la plus habillée de toutes les filles !

Elle s’avança jusqu’au bar pour demander où elle pouvait trouver le fameux Ramphastos. Un type entre deux âges, fatigué et moyennement aimable, sans doute le patron, lui indiqua une table dans un coin, près d’une fenêtre maquillée en hublot.

Maline s’approcha. Ramphastos buvait seul à sa table, accoudé, le dos courbé. Sa lourde barbe grise semblait avoir tiré vers le bas de son visage toutes ses rides, y compris ses paupières tombantes et ses joues flasques. Seule une casquette de feutre bleue, enfoncée sur son crâne, résistait à la loi de la gravitation faciale. Une caricature de vieux loup de mer ! Il ne lui manquait que la pipe… Et le verre de rhum. Maline remarqua que, curieusement, il était attablé devant une bière.

Maline s’installa sur le billot de bois juste en face de Ramphastos, sans lui demander son avis. Le loup de mer ne protesta pas, posant même un regard intéressé sur la visiteuse.

— Monsieur Ramphastos ?

L’homme ne contrôla pas un rire gras et Maline se fit la réflexion qu’elle devrait éviter de faire de l’humour au moment où Ramphastos boirait sa bière.

Le vieux marin essuya sa barbe d’un revers de manche :

— Faut choisir, ma poupée. Tu peux m’appeler Pierre Poulizac. C’est mon patronyme officiel, mais plus personne ne m’appelle comme cela depuis un bail. Tout le monde m’appelle Ramphastos, ou même Rami, maintenant. On devient fainéant avec l’âge ! Toi ma jolie, t’as une tronche de journaliste qui veut me tirer les vers du nez. J’ai rien contre, remarque, et j’aurais pu tomber sur une plus moche. Mais ça ne t’empêchera pas de me commander une autre bière !

Maline héla la serveuse qui passait. Pour accompagner la pression de Rami, elle commanda, pour elle, un rhum qu’on lui certifia vieilli en fût depuis vingt ans. Après tout, elle n’allait pas se priver ! Elle ne comptait pas ses heures supplémentaires, Le SeinoMarin pouvait bien payer la note.

— Alors, qu’est-ce que tu me veux ma jolie ?

Maline avait le temps, toute la nuit.

— Vous connaître. Tenez, tout d’abord, votre surnom ? Ça veut dire quoi, « Ramphastos » ? Ça vient d’où ? Ça fait assez maléfique, non ?

— Il paraît… En réalité, ce n’est pas sorcier. Ramphastos, c’est le nom scientifique des perroquets, des toucans… Je porte le nom d’un perroquet ! Comme le capitaine Flint de Long John Silver. Mais Ramphastos, t’avoueras, c’est tout de même plus classe que Flint, non ?

Le vieux marin plaisait beaucoup à Maline. C’était réciproque, apparemment.

— T’as quel âge, petite ?

Du tac au tac.

— Dix-neuf ans… Mais je sais, je fais plus jeune…

Maline évita de justesse quelques postillons de bière quand Rami toussa de rire :

— T’es marrante. Je t’aime bien. Sans te vexer, t’avais quel âge dans les années 1980 ? Dix ans ? Un peu plus ? Tu devais écouter la radio à l’époque ? Regarder la télé ? Lire des bouquins pour enfants ? Alors, tu te souviens peut-être de moi ? J’étais presque une vedette. Le capitaine Ramphastos. Rami les petits… Je racontais mes mémoires, mes tours du monde, des vieilles histoires de marins, de pirates… J’ai eu une chronique sur France Bleu pendant trois ans, j’ai même eu droit à trois passages sur Thalassa, sans parler de la télé régionale… J’étais le Pierre Bellemare des océans ! On dirait pas, hein ?

Maline se concentra. Sa mémoire réactivait des moments sans doute ancrés à jamais dans ses souvenirs mais qu’elle n’avait jamais eu le besoin de remobiliser. Elle se revoyait dans la cuisine, à Oissel, écoutant avec son père une voix dans le poste qui racontait des aventures fabuleuses venues d’un autre âge ou d’un autre monde. Une voix chaude de conteur. La voix de ce vieil ivrogne en face d’elle.

Maline afficha un sourire complice :

— Je me souviens Rami. Je n’ai jamais oublié. J’étais une de vos fans !

Le sourire béat du conteur ravit Maline. La serveuse apporta la bière et le rhum.

Quand elle s’éloigna, Ramphastos se pencha vers la journaliste, comme pour lui faire une confidence :

— Tu sais pourquoi je passe toutes mes journées ici, à cette place ?

— Non…

— Parce que la serveuse a un beau petit cul !

Le conteur était plus licencieux que dans les souvenirs d’enfance de Maline. Elle se retourna vers la serveuse. Elle devait bien admettre que le vieux marin avait raison !

— Et maintenant Rami, vous en faites encore, de la radio ?

Ramphastos leva son verre :

— Ils m’ont viré. Ils ont tous fini par me virer. Ils ne voulaient pas d’un poivrot ! Tiens, tu prends l’Armada. C’est de circonstance. Même l’Armada, ils m’ont viré, les salauds. Pourtant, j’étais l’un des premiers, en 1989. Conseiller technique, au cœur de l’organisation… Je leur ai tout appris, et puis ils m’ont viré. Comme un vaurien. Tous des trous du cul qui n’ont jamais vu la mer.

Il vida la moitié de sa chope et essaya d’essuyer la mousse sur sa barbe avec sa langue. Le rhum brûla l’œsophage de Maline.

— Pourquoi ? Parce que vous buviez trop ?

Ramphastos ne releva pas et continua :

— Tu sais que j’ai été mousse sur la Seine à bord du Pourquoi Pas de Charcot ? Qui d’autre peut le dire, ça, hein ? Je suis parti de Rouen avec Charcot et on a été planter le drapeau normand en haut du mont Rouen, dans l’Antarctique, à plus de mille mètres de glace. Tu le savais ça, gamine ? Qu’il existait un mont Rouen à l’autre bout du monde ? Alors ils sont qui, ces types de l’Armada, pour traiter de poivrot un gars qui a fait l’Antarctique avec Charcot ?

Maline enregistrait mentalement toutes les informations. Pas besoin de notes, elle possédait une mémoire professionnelle. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait l’intuition que si elle voulait comprendre toute cette affaire de meurtre sur l’Armada, elle devait tout d’abord mieux connaître l’âme des marins, leurs motivations, leurs frustrations.

Ramphastos se pencha à nouveau, pour lui faire une confidence, ou voir de plus près son décolleté, ou les deux. Le conteur empestait :

— C’est pas parce que je buvais trop, ma belle, que je me suis fait virer de partout. La vraie raison, c’est qu’ils ne voulaient plus d’un pirate ! Je te parle d’un vrai pirate, là. Quand j’ai commencé à ne plus parler des Capitaine Crochet et des jambes de bois, des contes et légendes pour enfants, que j’ai commencé à vraiment parler de ce que cela représente, la piraterie. Alors, ils m’ont tous foutu à la porte… Fini la télé, la radio. Je dérangeais.

Il vida sa bière. Maline avait à peine touché son rhum, mais leva tout de même la main pour commander un autre demi. Rami lui souffla à nouveau dans le nez.

— A ton avis, ma belle, le nom de ce bar, Libertalia ça veut dire quoi ?

Maline se crut maligne :

— La statue de la Liberté ? Elle est partie de Rouen !

— Et non ma belle ! Ça c’est ce que croit ce crétin de patron de bar… Libertalia, ma chérie, c’est autre chose. Libertalia, c’est le nom d’une utopie. La première, la plus belle de toutes les utopies. Libertalia, c’est le nom d’un pays créé par des pirates, sur l’île de Madagascar, vers 1690. Un pays qu’ils ont inventé, sans propriété individuelle, sans différence entre hommes et femmes ; ils ont même interdit l’esclavage sur Libertalia ! Egalité absolue entre toutes les races, et pour cela, ils ont été jusqu’à inventer une nouvelle langue. Ils voulaient créer le paradis sur terre. Et ils ont réussi, pendant vingt-cinq ans. Alors on les a massacrés ! La société finit toujours par massacrer les pirates. C’est dans l’ordre des choses… Mais Libertalia résonne toujours dans le cœur des pirates du monde entier comme le paradis perdu. Ecoute bien, ma belle, tu sais comment on les appelait, les pirates ?

Il ne laissa pas à Maline le temps de répondre.

— « Les anges noirs de l’utopie » ! C’est cela, ma belle, un pirate : un ange noir de l’utopie !

***

Les bières défilèrent.

Maline se sentit même contrainte de commander un second rhum. Une fois lancé, Ramphastos était effectivement un conteur prodigieux. Plus les bières se vidaient, plus la nuit avançait, plus il s’améliorait. Maline l’écoutait avec la fascination de ses dix ans. Elle finit cependant par orienter la conversation :

— Et la Seine dans tout cela ? Il n’y a jamais eu de pirates, sur la Seine ?

Ramphastos la regarda comme si elle venait de proférer la pire des âneries :

— Pas de pirates ! Pas de pirates sur la Seine ! Je veux bien te parler des pirates des Caraïbes, de l’île de Tortuga, des mers du Sud, de la Chine. Te raconter des histoires de pirates du bout du monde. Mais une chose est certaine : les premiers pirates de l’histoire, les plus riches, les plus féroces, ils sont bien d’ici !

Maline ouvrit des yeux ronds :

— N’oublie pas les Vikings ma chérie ! Les Vikings ont foutu un joyeux bordel dans toute la chrétienté, pendant des siècles, à en faire trembler le pape, l’empereur et tous les rois… Comme à l’époque, les pirates vikings étaient puissants et qu’on ne pouvait pas les massacrer aussi simplement, on s’y est pris autrement, on les a achetés, on les a corrompus. On a mis une couronne sur la tête d’un Viking plus ambitieux que les autres et on a échangé l’utopie contre une terre verte avec un grand fleuve au milieu… la Normandie.

— Rollon, le premier duc de Normandie ?

— Oui… Rollon a mis fin à l’utopie viking, à des siècles de piraterie, de liberté… Le val de Seine, le repaire séculaire du butin des Vikings, est devenu un duché… Rollon a interdit aux Vikings de voler, de piller, d’accumuler des butins… Officiellement du moins. Comme si on pouvait empêcher un oiseau de voler… Comme si on pouvait interdire les utopies. C’est à ce moment-là que Rollon a eu l’idée de l’anneau d’or… Le fameux anneau qui allait engendrer la malédiction !

— Quelle malédiction ? cria Maline, passionnée.

Ramphastos n’eut pas le temps de répondre. Un client du bar avait dû vouloir apprécier de trop près l’anatomie avantageuse de la serveuse et la pauvre en avait fait tomber son plateau et les verres posés dessus, heureusement vides. Le patron lui lança un regard sévère. Maline compatit pour la pauvre fille.

Lorsqu’elle se tourna vers le vieux conteur, celui-ci s’était refermé comme une huître.

L’incident des verres renversés avait de plus sonné comme un signal. Il était pratiquement deux heures du matin, le patron indiqua qu’il fermait. Quelques minutes plus tard, les derniers clients quittaient les lieux.

Maline aida Ramphastos à se lever. Elle ne se sentait pas particulièrement assurée, avec ses deux verres de rhum cumulés aux coupes de champagne, mais le vieux marin, lui, était complètement ivre. Maline crut qu’il ne pourrait jamais mettre un pied devant l’autre. Elle avait tort : une fois debout, Ramphastos parvint à marcher, lentement, mais à peu près droit.

Il devait avoir l’habitude ! Le patron du Libertalia aussi, il ne soucia pas le moins du monde de son dernier client.

Maline avait néanmoins l’intention de ne pas laisser le conteur repartir seul, dans un tel état. Elle franchit la porte avec lui, jetant un coup d’œil dans la rue, désormais très sombre. Elle allait s’avancer lorsque le patron du bar l’interpella :

— Mademoiselle ?

Maline se retourna :

— Oui ?

— Vous êtes journaliste, d’après ce que j’ai compris ?

Les nouvelles allaient vite…

— Oui.

— Eh bien moi, si j’avais un conseil à vous donner, ce serait d’aller enquêter du côté du trafic des bateaux-promenades de l’Armada…

Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ? Elle n’était pas préparée à cela.

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Pour rien. Je me comprends. J’ai fait toutes les Armadas, de 1989 à 2003. C’est la première que je manque ! C’est avec les Voiles de la Liberté, en 1989, que j’ai pu me payer ce bar. En décembre 1988, quand il a fallu louer des emplacements sur les quais, personne n’y croyait, personne ne prévoyait un tel succès. C’est moi qui ai réservé le plus long linéaire ! Six mois avant les Voiles de la Liberté, un vrai coup de poker ! J’y avais mis toutes mes économies. Après seulement deux jours d’Armada, j’avais déjà remboursé tous mes frais ! Mais maintenant, ce n’est plus la même chose… Tout le monde veut toucher le gros lot ! Mais c’est fini. Seuls quelques-uns vont décrocher la timbale… Je connais pas mal de capitaines qui sont en train de grogner du côté des bateaux-promenades.

Maline ne voyait pas du tout où il voulait en venir. Elle se dit qu’elle y repenserait, à l’occasion, mais sa pauvre petite cervelle était trop pleine pour l’instant. Et puis elle ne voulait pas laisser Ramphastos partir seul.

— OK, je vais y penser ! Je peux vous recontacter bientôt ? Demain ? Il faut que j’y aille, là !

Elle sortit tout en essayant de ranger les allusions du patron du Libertalia dans un coin de sa tête.

La nuit froide lui glaça les jambes jusque sous sa robe.

Elle regarda la rue faiblement éclairée par des réverbères épars.

Où était passé ce vieux conteur ?