La Maserati Spider filait le long de l’autoroute A 29, presque déserte. Le vent faisait voler les longs cheveux noirs de Paloma. Elle fouilla dans son sac à dos et sortit un bandana, qui lui servit pour nouer ses cheveux. Elle s’admira un court instant dans le rétroviseur. Pas mal. Roland Bergton restait concentré sur sa conduite.
— Comment êtes-vous au courant de ce quatrième trésor ? demanda Paloma.
— C’est une histoire assez simple, répondit Bergton. Il y a vingt ans environ, alors que j’étais encore un jeune professeur, sans doute plein d’avenir, on me convoqua pour expertiser un manuscrit dactylographié. Ce manuscrit avait été retrouvé dans le grenier d’un manoir cauchois, sur le littoral, le manoir d’Auberville-la-Manuel. Je vous passe les détails mais il fut ensuite vendu lors d’une foire à tout à Cany-Barville, avec une caisse de vieux livres. Il s’agissait de l’ébauche d’une histoire. Je l’ai expertisée comme étant une nouvelle inédite de Leblanc…
— Elle parle d’Arsène Lupin ?
— Non, pas directement… Mais dans presque toutes les aventures d’Arsène Lupin, celui-ci porte un nom d’emprunt…
— Alors, comment savez-vous qu’elle est sortie de l’imagination de Leblanc ?
Bergton parut un peu agacé :
— Je n’en sais rien ! Je suppose, c’est tout. C’est le rôle de l’expert, donner sa version. Le manuscrit reprenait le style de Leblanc, les thèmes de Leblanc. Bref, ça ressemblait à du Leblanc…
— Mais cela pourrait être un pastiche…
— Tout à fait. Mais il s’agit tout de même d’un texte qui date de près de 70 ans.
Paloma regardait défiler les champs de colza autour d’elle. Elle savait que pour le voyageur pressé qui circule uniquement sur les routes et autoroutes, le pays de Caux apparaît plat et monotone. Mais celui qui accepte de se perdre sur les routes secondaires, découvre un dédale de vallées, chemins et villages.
— Que raconte-t-elle, cette nouvelle ?
— C’est une histoire inachevée, qui porte le titre de Trésor aux Anglais.
— Le fameux quatrième trésor !
— Lui-même… Ce trésor aurait été partagé après la bataille d’Hastings en 1066, entre douze compagnons de Guillaume le Conquérant. La nouvelle donne d’ailleurs précisément le nom des douze châteaux occupés par ces compagnons : Val du Roy, Saint-Martin, Arques, Miromesnil, Bacqueville-en-Caux, Rainfreville, Gueures, Cany, Boscol, Sassetot-le-Mauconduit, Valmont, Daubeuf.
— Il s’agissait réellement de compagnons de Guillaume ?
— Non. Pas à ce qu’on sache… Même si bien entendu, on ne connaît pas tous les compagnons de Guillaume le Conquérant.
— Et que raconte l’histoire ensuite ?
— Rien !
— Comment ça, rien ?
— Eh bien rien ! On sait qu’il y a un trésor, « le trésor aux Anglais », c’est tout. Je vous avais prévenue que c’était une ébauche. Une nouvelle inachevée…
— Ça… Pour être inachevée ! Elle n’est même pas commencée ! Quel est le rapport avec Lupin ?
— Il y en a deux. Tout d’abord, Guillaume le Conquérant… Et ensuite, le nombre 12… mais je vous parlerai de cela plus tard…
À l’annonce du nombre 12, Paloma regarda étrangement Bergton, comme s’il venait de prononcer un mot magique. Elle posa avec une légère frayeur sa main sur le bas de son cou. Bergton ne s’était aperçu de rien et continuait :
— À propos du « trésor aux Anglais », je dois aussi vous apprendre que le dernier roman de Maurice Leblanc, Le Dernier Amour d’Arsène Lupin, un manuscrit inachevé, jamais publié, évoque également des documents secrets sur l’histoire de la cour d’Angleterre.
— Ça ne m’avance guère, répondit Paloma. Si je comprends bien, ce qu’il nous faut trouver, c’est le rapport entre ces douze châteaux… Si on trouve le lien, on se rapproche du « trésor aux Anglais »…
— Sans doute… J’avoue que j’avais un peu cherché il y a vingt ans. Sans résultat. Le plus à l’ouest des châteaux se situe vers Fécamp et le plus à l’est vers Criel. On trouve à la fois des châteaux et des manoirs. Ils ont tous été construits à des périodes très variables. Certains sont célèbres, d’autres non. Maurice Leblanc en a connu quelques-uns, mais pas tous. Certains sont indirectement liés à une aventure de Lupin. Par exemple, une héroïne lupinienne porte le nom de Constance Bakefield, et Leblanc nous signale qu’il s’agit du dérivé anglais de Bacqueville. Mais ça ne fonctionne pas pour les autres châteaux. Leur seul point commun semble d’être tous situés à vingt kilomètres au plus de la mer. Mais certains font face à la mer, d’autres non… C’est une belle énigme. Il y a sans doute une clé, un lien entre ces douze sites. Si vous voulez essayer, n’hésitez pas ! Dans mon dossier orange, vous trouverez des pages entières de documentation sur chacun des châteaux. Peutêtre que quelque chose m’a échappé… Je ne me suis pas replongé là-dedans depuis vingt ans.
Paloma se pencha pour consulter le dossier. Finalement, elle se reprit, pensant qu’il n’était sans doute pas très raisonnable de sortir des feuilles volantes dans une décapotable lancée à 130 kilomètres heure. Elle préférait converser avec le professeur :
— C’est curieux, toutes ces histoires de châteaux, de codes, de trésors. Cela me rappelle les codes ésotériques. Vous savez, les histoires de Templiers, de Prieuré de Sion, de Saint-Graal… Personne n’a jamais fait le lien ?
Bergton eut un rictus gêné. L’étudiante insista :
— J’ai vu juste ? Il existerait un lien entre les Templiers et les aventures de Lupin ?
— Je vous parlerai de cela plus tard, si vous le voulez bien.
— Toujours plus tard. Vous êtes pénible ! Alors, il y a un lien ?
— Disons qu’il y a quelques hypothèses qui peuvent paraître séduisantes… D’un premier abord. Mais je vous prouverai la véritable nature de ce lien un peu plus tard.
— Pourquoi plus tard ?
La sonnerie du téléphone portable de Roland Bergton le dispensa de répondre.
— Vous pouvez décrocher ? demanda Bergton. Il est dans ma poche.
Paloma fouilla aussi délicatement que possible la poche du professeur, pensant un instant qu’il profitait peut-être de la situation. Elle finit par saisir un minuscule téléphone portable dernier cri. Ce type d’appareil moderne ne rebutait pas Paloma qui en comprit immédiatement le fonctionnement.
— C’est un SMS ! fit Paloma.
— Allez-y, vous pouvez me le lire ?
— C’est peut-être personnel ?
— Qui a laissé le message ?
— Un numéro inconnu.
— Alors ce n’est pas personnel…
Paloma appuya sur quelques touches pour lire le message. Elle lut. Elle poussa un cri aussi soudain que strident : « Mon Dieu. » Elle faillit en laisser tomber l’appareil. Bergton rétrogradait pour passer le péage et sortir de l’autoroute. Il freina plus brusquement et se retourna vers Paloma. Devant son regard affolé, il se gara en catastrophe sur la bande de ralentissement de l’autoroute.
— Que se passe-t-il ?
Incapable de répondre, Paloma passa l’appareil au conducteur. Roland Bergton lut le message. Il était court : « Cessez tout de suite vos recherches. Ne cherchez pas à en savoir plus. Ou je serai contraint de vous stopper. Roberto Martinez. La Folie. »
— C’est une blague ? demanda Paloma, inquiète.
— Je ne pense pas.
— Vous ne connaissez pas ce Roberto Martinez ?
— Jamais entendu parler…
— Et comment peut-il savoir que l’on vient de commencer une enquête ?
— Aucune idée…
— Ça ne vous fait pas peur ?
— Disons que j’en ai vu d’autres. Ce n’est pas la première fois que l’on essaie de m’empêcher d’enquêter. Ce n’est pas bien méchant pour l’instant. Et cela ne m’a jamais arrêté. Au contraire.
Paloma se sentit un peu plus rassurée devant l’assurance du professeur.
— Comment a-t-il su ?
— Ça c’est une vraie question, belle enfant. Mais cela prouve aussi que l’on est sur une piste. Lupin. Les pièces d’or. Le « trésor aux Anglais ». Les douze châteaux cauchois. Parmi toutes ces pièces du puzzle, quelle est celle que l’on veut nous empêcher de découvrir ?
— Vous m’avez dit tout à l’heure que l’œuvre de Leblanc, votre fameux « code Lupin », contenait l’élucidation d’un acte criminel… C’est peut-être cet acte qui ne doit pas être découvert ?
— Peut-être… Allez, détendez-vous ma petite Colombine, on arrive bientôt à Étretat, je vous propose une première étape romantique.
— Comment m’avez-vous appelée ?
— Ma petite Colombine. Paloma, en espagnol, cela signifie bien colombe ?
Paloma haussa les épaules et fit semblant de bouder.
Bergton quitta l’autoroute pour prendre la direction de Goderville. Quinze minutes plus tard, ils entraient dans Étretat. Bergton ralentit :
— Regardez à droite, le Clos Arsène Lupin ! Maurice Leblanc a acheté en 1918 cette villa. Elle s’appelait à l’époque Le sphinx.
Il gara sa voiture à cheval sur le trottoir.
— Le Sphinx ? remarqua Paloma. Toujours une histoire d’énigme ?
— Oui ! Il la rebaptisera par la suite Le Clos Lupin. Il y habitera tous les étés jusqu’en 1939. Il y écrira un nombre considérable de romans. Maurice Leblanc était amoureux de cette bâtisse, il la surnommait « mon meilleur Lupin ». Il ne la quittera qu’en 1939, à cause de la guerre. Il mourra deux ans plus tard, à Perpignan, sans y revenir. On raconte qu’à la fin de sa vie, Maurice Leblanc était victime d’une peur mystérieuse. Il avait demandé aux gendarmes de venir garder sa maison. Il dormait avec des sabres à côté de son lit. Il ne se promenait qu’avec une canne à bout ferré.
— Il avait peur de quoi ?
— Il avait peur de Lupin, disait-on. De l’homme qui peuplait depuis trente ans ses insomnies.
Paloma frissonna.
— Une dernière anecdote, continua Bergton. Lorsque le fils unique de Maurice Leblanc quitta le Clos Lupin, en 1952, il cloua derrière lui une porte d’entrée, la porte par laquelle selon son père, Lupin venait s’introduire dans la maison. La porte est toujours close aujourd’hui, et l’on peut toujours observer les mêmes clous de fer…
— Qu’est devenu le Clos Lupin, après la mort de Maurice Leblanc ?
— Depuis quelques années, il a été transformé en musée. Un musée très intéressant, ludique, interactif, mystérieux… Formidable ! Une destination indispensable pour tous les amoureux d’Arsène Lupin… Avec en prime, un magnifique jardin. Maurice Leblanc jardinait beaucoup à la fin de sa vie. Comme Lupin…
— Comment cela, comme Lupin ?
— Oui, à la fin du roman Les Dents du tigre, Arsène Lupin, devenu un héros national, se retire dans une propriété baptisée le Clos des lupins, et consacre son énergie à cultiver son jardin.
Paloma ouvrit des grands yeux rieurs. Bergton les trouva irrésistibles :
— Arsène Lupin, un jardinier ?
Le professeur se pencha un peu vers l’étudiante et ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil discret sur les jambes bronzées de la jeune fille.
— Sachez, ma jolie, que Maurice Leblanc a écrit environ soixante aventures d’Arsène Lupin. Mais il les a rédigées dans le plus grand désordre chronologique. La biographie d’Arsène Lupin constitue un puzzle très complexe et donc un sujet de discorde entre spécialistes. On peut néanmoins résumer sa vie à quatre grandes périodes.
Paloma prit la pose en croisant ses jambes nues sur le siège avant. Bergton détourna son regard vers le rétroviseur.
— Alors, insista Paloma. Les quatre vies de Lupin ?
— Hum… Je vais essayer de faire court. Il y a tout d’abord les aventures qu’il vit avant de devenir un cambrioleur. Cette période s’achève par le fameux roman, La Comtesse de Cagliostro, qui marque son passage vers le crime. C’est la période psychologique de Lupin. La seconde période est celle du gentleman cambrioleur, à son apogée, le plus grand voleur du monde. Elle se termine par le roman L’Aiguille creuse, dans lequel Arsène Lupin finit par tout perdre. C’est la période des romans ironiques.
Il leva les yeux vers l’étudiante, qui l’écoutait avec passion.
— Vous noterez que la majeure partie des aventures de ces deux périodes se déroule en Normandie. Dans la troisième période, Arsène Lupin se dissimule sous des identités diverses et se consacre principalement, mais secrètement, à la défense de la nation française, aux quatre coins du monde. C’est sa période patriotique. Il réapparaît en pleine gloire dans Les Dents du tigre, et devient dès lors davantage un collaborateur de la justice que son adversaire… La période que j’appelle romantique.
Paloma étira brusquement ses jambes, presque sous le nez du professeur :
— Romantique ou pas, j’ai des fourmis dans les jambes. On bouge ? On entre dans le Clos Lupin ?
Bergton regarda sa montre. 10h43 :
— Pas le temps, ce sera pour une autre fois…
Devant l’attitude boudeuse de sa passagère, il ajouta d’un ton plus doux :
— J’ai une destination beaucoup plus romantique à vous proposer…
Inconsciemment, Paloma passa la main dans ses cheveux et se regarda dans le rétroviseur.
Ils continuèrent la route, tournèrent à droite à la mairie. Quelques centaines de mètres plus tard, ils s’arrêtèrent devant un étrange petit château, presque entièrement couvert de lierre, qui dominait le village.
— Quelle étrange bâtisse s’étonna Paloma. C’est un hôtel-restaurant ?
— Aujourd’hui, oui. Au départ, cette étrange villa, baptisée Le Donjon a été construite pour un bourgeois excentrique, un industriel, il y a plus de cent cinquante ans, amateur lui aussi de mystères, cachots et oubliettes.
La Maserati 4200 Spider entra dans la propriété et gravit le petit chemin en lacet qui montait au restaurant. Les pneus larges crissèrent sur les graviers. Au sommet, une somptueuse terrasse dominait le village d’Étretat et offrait une vue incomparable sur la baie.
Ils s’installèrent à une terrasse et commandèrent cafés et croissants.
— Quel endroit incroyable, fit Paloma. Vous en connaissez beaucoup comme ça ?
— Sur toute la côte normande. Des dizaines… Je vous assure.
Elle admirait au loin, vers la falaise, l’arche de la porte d’Aval. Juste derrière, on devinait la silhouette de la fameuse aiguille. Bergton suivit son regard.
— Je vous rassure. Nous irons tout à l’heure faire la grimpette sur la falaise et dire bonjour à l’aiguille creuse. Savez-vous qu’au Donjon, si vous le souhaitez, vous pouvez louer la chambre d’Arsène Lupin ?
Paloma le regarda étrangement. Etait-ce une proposition ? Bergton rit franchement du trouble de la jeune fille :
— Si, si je vous assure, une chambre Arsène Lupin. On raconte qu’Arsène Lupin serait né ici… Il serait un enfant trouvé au pied de ce donjon.
— Mais ce n’est pas ce que raconte Maurice Leblanc ?
— Non, pour Leblanc, Lupin naît à Blois, puis est élevé à Paris avec sa mère jusqu’à l’âge de six ans… Où il commet son premier vol dans la nouvelle Le Collier de la reine.
— Celui de Marie-Antoinette ?
— Oui !
— Quelle précocité !
— Contraints de s’enfuir, Lupin et sa mère partent sans laisser d’adresse… Mais on peut imaginer qu’ils se retirent en Normandie, accompagnés de sa fameuse vieille nourrice, Victoire.
— Où cela, en Normandie ?
— Mystère… Pourquoi pas à Étretat, effectivement… Puisque le jeune Lupin de vingt ans y reviendra pour sa première grande aventure. Mais cela, c’est l’objet de notre prochaine étape.
Paloma observait les tables voisines. On dénombrait moins d’une vingtaine de touristes sur la terrasse, mais on semblait y parler toutes les langues du monde. Elle repéra même qu’un couple de retraités parlait espagnol.
— Et vous Paloma ? demanda Bergton. Votre histoire à vous ? Comment se fait-il que vous parliez un français aussi parfait ?
Le compliment la flatta.
— Ma mère parlait assez bien français. C’est elle qui m’a transmis le flambeau…
— Vous avez des origines françaises ?
— Je crois. À ce que je sais. Mon arrière-grand-père était normand. Il aurait quitté la Normandie dans les années trente pour rejoindre la guerre d’Espagne. Il a rencontré mon arrière-grand-mère en Espagne. Leur fille, ma grand-mère, parlait elle aussi assez bien le français…
Elle hésita.
— Je n’ai jamais connu mon père. Ma mère est morte lorsque j’avais douze ans. J’ai ensuite bénéficié d’aides de la province autonome de Murcie pour poursuivre mes études. Et, avantage de ma situation, j’étais prioritaire pour bénéficier d’une bourse dans le cadre de ces échanges européens Erasmus ! Voilà, vous savez tout.
Roland Bergton resta un instant silencieux, observant différemment la fraîche et piquante jeune fille brune. Elle semblait dévorer la vie à pleines dents. Il comprenait mieux pourquoi maintenant.
— Bien, on repart ?
Bergton régla l’addition. Ils redescendirent.
— Leblanc a évoqué Étretat dans beaucoup d’aventures de Lupin ?
— Mis à part L’Aiguille creuse, dont on parlera tout à l’heure, Maurice Leblanc n’a situé qu’une seule nouvelle à Étretat : Thérèse et Germaine, la troisième nouvelle des Huit Coups de l’horloge.
Ils regardèrent un instant le superbe spectacle des villas étretataises posées dans leur écran de verdure. Bergton cita : « On eût dit, entre les falaises et les nuages de l’horizon, un lac de montagne assoupi au creux des roches qui l’emprisonnent, s’il n’y avait dans l’air quelque chose de léger, et dans le ciel ces couleurs pâles, tendres et indéfinies, qui donnent à certains jours de ce pays un charme si particulier. »
— C’est du Leblanc ? demanda Paloma, impressionnée.
— Oui, c’est ainsi qu’il dépeint Étretat au début de sa nouvelle… Quand je vous dis que Maurice Leblanc n’est pas seulement un auteur d’histoires policières, mais le maître des atmosphères. Dans Les Huit Coups de l’horloge, Lupin, alias le prince Rénine, doit résoudre huit énigmes afin de conquérir le cœur de la belle Hortense. Lors de cette troisième énigme, il met en scène des lieux que l’on peut encore retrouver dans Étretat : le lieu-dit des Trois Mathilde, la terrasse du casino, la promenade sur la falaise, les cabines de plage, l’hôtel et les chalets Hauville…
— Et l’histoire elle-même ?
— Oh ! Une sombre histoire d’adultère, de jalousie féminine et de vengeance…
— Je vois…
— Mais par contre l’énigme est sublime. Jacques d’Imbreval, en pleine journée, traverse tout Étretat devant des dizaines de témoins. Puis, toujours devant des dizaines de témoins, il entre dans sa petite cabine de plage et la referme sur lui. Vingt minutes plus tard, lorsque des amis viennent chercher d’Imbreval, ils trouvent la porte de la cabine fermée de l’intérieur. Ils enfoncent la porte, la cabine n’a pas de fenêtres. Ils découvrent d’Imbreval mort, poignardé, un couteau dans le dos !
— Comment est-ce possible ?
— Joli tour d’illusionnisme littéraire, n’est-ce pas ? Devant des dizaines de touristes, un type entre dans une petite cabine de plage, s’enferme, et quelques minutes plus tard, on le retrouve seul dans la cabine, assassiné. Personne n’a pu entrer, personne n’a pu sortir. C’est une énigme digne du Mystère de la chambre jaune. Meilleure encore !
— Vous n’aurez qu’à relire Les Huit Coups de l’horloge, petite curieuse… Une saine lecture. Bien pressons, direction la mer !
— Étretat ?
— Non, Bénouville… Là où tout a commencé !
Paloma parut surprise, mais ne discuta pas. Ils parcoururent rapidement dans la Maserati les quelques kilomètres qui les séparaient de Bénouville. Ils longèrent un petit vallon boisé, le fond de Bénouville, que suivait un petit train touristique, vestige de l’ancienne voie ferrée utilisée du temps de l’âge d’or d’Étretat, au début du siècle. Ils se garèrent dans le centre de Bénouville, un tout petit village endormi sous le soleil de fin de matinée. Eglise, cimetière, mairie, école, tout semblait se toucher dans ce petit village entouré de champs immenses surplombant la mer. Ils descendirent de la décapotable.
— Voilà, fit Bergton. C’est ici que tout a commencé. C’est ici, à Bénouville, que débute la fameuse aventure de La Comtesse de Cagliostro. Même s’il s’agit d’une histoire publiée tardivement par Leblanc, il s’agit bien de la première grande aventure de Lupin. On marche un peu ?
Paloma acquiesça. Un chemin de terre au milieu des champs s’avançait devant eux. Cependant, un panneau blanc et rouge indiquait « Valleuse du Curé - Accès interdit ».
— On peut y aller à pied, précisa Bergton. Il n’y a aucun danger. Les valleuses sont le nom que prennent ici les vallées taillées dans la falaise. Parfois alimentées par un petit fleuve. Le plus souvent sèches. Presque toujours aujourd’hui suspendues au-dessus de la mer, au fur et à mesure que les falaises reculent.
Paloma savait ce qu’étaient les valleuses, mais elle n’interrompit pas le professeur. Le vent du large fit un peu frissonner ses épaules nues. Ils s’engagèrent sur le chemin. Bergton continuait de parler :
— Maurice Leblanc, qui se présente dans ses romans comme l’historiographe et le confident de Lupin, introduit ainsi cette aventure : « C’est ici la première aventure d’Arsène Lupin, et sans doute eût-elle été publiée avant les autres s’il ne s’y était maintes fois et résolument opposé. »
— C’est vrai ? Maurice Leblanc avait rédigé cette aventure bien avant ?
— Sans doute pas… Mais qui sait ? Il l’a sans doute longtemps mûrie dans sa tête. Le jeu de piste normand proposé dans La Comtesse de Cagliostro ressemble davantage aux premières aventures de Lupin qu’aux dernières… Et Arsène Lupin y visite presque tous les lieux que le jeune Maurice Leblanc a habités.
— Allons racontez !
Ils se dirigeaient vers la mer, mais ils ne distinguaient que le sommet de la falaise et quelques vaches au loin qui paissaient. La silhouette des ruminants se découpait sur le ciel bleu sans nuages. Bergton continua :
— Au début du roman, Arsène Lupin se nomme encore Raoul d’Andresy. Il a vingt ans. Il a rencontré dans le Midi, trois mois auparavant, la belle Clarisse d’Étigues. Leblanc évoque « son frais visage de blonde, rose et délicat, avec des cheveux pâles comme en ont les petites filles qui courent sur les routes du pays de Caux ».
Tout l’inverse de moi, pensa Paloma, doutant un instant de ses origines normandes.
— Il se rend alors au château de la Haye d’Étigues, à Bénouville, demander la main de Clarisse à son père, le baron Godefroy d’Étigues. Bien entendu, le jeune homme sans situation se fait éconduire comme un malpropre par le baron courroucé.
Bergton s’arrêta pour contempler le paysage. On apercevait une large partie de la ligne de côte, en particulier la majestueuse baie d’Étretat. Il déclama : « En face d’eux, au-delà d’un grand verger clos de murs, et parmi des plaines tout ensoleillées de colza, une dépression leur permettait de voir, à droite, la ligne blanche des hautes falaises jusqu’à Fécamp ; à gauche, la baie d’Étretat, la porte d’Aval et la pointe de l’énorme aiguille. » Maurice Leblanc décrit ainsi ce panorama dans son roman : vous voyez, rien n’a changé !
— Et le château de la Haye d’Étigues, il existe ?
— Non… À moins d’un kilomètre, on trouve le hameau de la Haye d’Étigues. On peut même se rendre à la mer par la valleuse du Fonds d’Étigues… Mais il n’y a pas de château ! Le château de Bénouville ne correspond en rien à la description qu’en fait Leblanc. On pense que Leblanc s’est inspiré du château de Tancarville, et qu’il l’a transporté au-dessus des falaises…
Ils continuaient à marcher vers la falaise. Paloma semblait impatiente de connaître la suite :
— Qu’arrive-t-il ensuite au jeune Raoul ?
— Raoul, alias Lupin, désireux de se venger, rôde autour du château. Le soir même, il assiste en secret, dans la grande salle du château, au procès de la comtesse Joséphine de Cagliostro.
— La fameuse Cagliostro ! La femme sans âge. Eternellement jeune…
— Oui. Celle-ci est attirée à Fécamp pour y être capturée. Elle est jugée par les neuf survivants de douze conjurés, qui semblent partager la même quête mystérieuse : on trouve parmi eux le père de sa bien-aimée, le baron d’Étigues lui-même, et Beaumagnan, principal rival de Lupin dans cette histoire.
— Qui est-ce, ce Beaumagnan ?
— Maurice Leblanc nous dit qu’« il occupe un poste considérable dans la compagnie de Jésus » et qu’il a mis « sa vocation religieuse, qui est réelle, au service de son ambition, qui est démesurée ». Il est aussi amoureux fou, mais éconduit, de la Cagliostro. Enfin, dans les douze conjurés, on trouve neuf hobereaux cauchois, « plus ou moins honorables et plus ou moins endettés », dont « la médiocrité intellectuelle semble le vestige d’une autre époque ». Maurice Leblanc cite les noms de ces nobliaux cauchois, dont certains correspondent à des lieux cauchois connus : Rolleville, Bennetot.
— D’accord, d’accord, quel est l’objet de la conspiration ?
— Les douze conspirateurs, comme la comtesse de Cagliostro d’ailleurs, recherchent le même secret : le trésor des abbayes normandes. Un fabuleux trésor qui rassemble la richesse séculaire des moines de France, transformé en 10 000 pierres précieuses. La Comtesse de Cagliostro est parvenue à séduire Beaumagnan, à lui soutirer des secrets essentiels et à assassiner trois membres des douze conspirateurs. Après un procès en sorcellerie digne d’un tribunal d’inquisition, Joséphine est condamnée à la noyade.
Bergton et Paloma parvinrent à la fin du chemin. La barrière électrifiée d’un champ les empêchait de se rendre plus près de la falaise.
— Joséphine de Cagliostro, continua le professeur, fut descendue de Bénouville à la mer par la fameuse valleuse du Curé. Maurice Leblanc décrit précisément dans son roman cet escalier : « Il fut taillé jadis en pleine falaise, sur l’initiative du curé de Bénouville, et pour que les gens du pays puissent descendre directement jusqu’à la plage. Le jour, des orifices pratiqués dans la craie l’éclairent et ouvrent des vues magnifiques sur la mer, dont les flots viennent battre les rochers et vers laquelle il semble que l’on s’enfonce. » À l’époque, l’escalier souterrain comptait 350 marches !
— On peut encore le visiter, j’espère ?
— Non… Hélas ! La valleuse est devenue trop dangereuse, à cause du recul de la falaise. L’accès a été interdit dans les années 1960, même si les gens du coin continuaient de s’y rendre. Et comme prévu, un jour, tout s’est écroulé. Aujourd’hui, elle est réellement inaccessible…
— Dommage… Un lieu si chargé de mystère !
— Vous avez raison. Le recul des falaises, petit à petit, efface des siècles d’histoires entre les Cauchois et la mer, ferme des valleuses, effondre les escaliers, les échelles… La lutte avec la falaise est inégale. Les hommes ont compris, désormais. Il reste encore des villages près de la mer, mais celle-ci est pourtant inaccessible. Fini la pêche. Fini les touristes. C’est exactement ce qui est arrivé à ce petit village de Bénouville.
Paloma semblait impatiente de revenir au roman de Maurice Leblanc.
— Et comment la Cagliostro fut-elle sauvée ?
— Très simplement. Le jeune Raoul avait tout anticipé. Il se rendit le premier dans l’escalier du Curé, attendit que le baron d’Étigues et son cousin Oscar de Bennetot descendent avec la comtesse inanimée. Lorsque les deux hommes mirent la comtesse à la mer dans une barque percée, il s’accrocha à l’embarcation. Il attendit que les deux hommes s’éloignent pour boucher l’orifice de la barque et la sauver.
— Et bien entendu, il tomba immédiatement amoureux de la belle et mystérieuse comtesse…
— Bien entendu… Oubliée, la sage et timide Clarisse ! La cachant dans une grange isolée à proximité de Bénouville, il lui vola un premier baiser.
— Pauvre Clarisse…
— Elle aura sa revanche, rassurez-vous !
— D’accord, allez-y vite. La suite des aventures de Raoul et de la comtesse ?
— Il vous faudra attendre, jolie Paloma. Soyez patiente. Retour à la voiture ?
De leur promontoire, ils observèrent une dernière fois la mer et les arches d’Étretat au loin. Quelques instants plus tard, ils rebroussaient chemin vers Bénouville.
Paloma posa la main sur l’épaule du professeur :
— Cette histoire de douze conspirateurs cauchois, vous ne trouvez pas qu’elle ressemble beaucoup à vos douze compagnons de Guillaume le Conquérant, dans votre fameuse nouvelle inachevée ?
— Belle déduction, jeune fille. Si l’on veut déchiffrer les aventures de Lupin, sachez qu’il y a deux chiffres clés à retenir …
Les yeux de Paloma pétillaient.
— Lesquels ? demanda-t-elle impatiente.
— Le premier est le 12 !
— Le 12 ? répéta Paloma, visiblement troublée.
— Oui. Douze conspirateurs cherchent à découvrir le secret des abbayes normandes. D’ailleurs, la clé du secret des abbayes est également liée à ce chiffre : 7 abbayes et 5 lettres, a, l, c, o, r, 7 + 5, cela fait toujours 12.
— Alcor ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Je vous en dirai davantage plus tard, lorsque nous retournerons en vallée de Seine.
Paloma soupira. Le professeur continua :
— Dans le recueil de nouvelles Jim Barnett, la nouvelle la plus importante a pour titre Les Douze Africaines de l’inspecteur Béchoux. D’ailleurs ce recueil contient huit nouvelles, mais l’inspecteur Béchoux racontera dans une autre aventure : « J’ai collaboré douze fois avec Barnett, douze fois il m’a roulé… » Étrange, non ? Peut-on réellement croire à une telle erreur ? Je peux continuer. La plus longue et la plus sombre aventure de Lupin se nomme 813.
— Et alors ? Quel lien avec le nombre 12 ?
— 8 + 1 + 3 = 12
— Professeur, vous ne trouvez pas votre hypothèse un peu tirée par les cheveux ?
— Non, au contraire. Le nombre 12 est en réalité la clé de l’énigme du roman 813. Je ne vous en dis pas plus. Vous le lirez. C’est l’un des meilleurs Lupin… Même s’il ne se déroule aucunement en Normandie. Sachez en plus que le château de Veldenz, où s’achève cette aventure, comporte douze pièces dont chacune porte le nom d’un dieu de l’Olympe. Encore un exemple ? Dans Les Confidences d’Arsène Lupin, on découvre la splendide nouvelle Édith au cou de cygne.
— Qui est cette Édith ?
— La femme du roi d’Angleterre, Harold, mort à la bataille d’Hastings. Lupin convoite une série de douze tapisseries extraordinaires, réalisées à la suite de la célèbre tapisserie de Bayeux de la reine Mathilde. Parmi ces douze tapisseries, la plus saisissante est celle qui raconte une scène inédite : la fragile et blanche reine d’Angleterre, Édith au cou de cygne, recherche parmi les morts d’Hastings son bien-aimé, Harold, le dernier roi saxon… Leblanc met en scène une mystérieuse et fragile veuve, madame Sparmiento, propriétaire de la toile et étrange sosie de l’Édith de la tapisserie, réalisée des siècles auparavant…
— Bigre. On dirait le scénario de Vertigo.
— Tout à fait… Il y a une ambiance particulièrement étrange dans cette nouvelle… Mais il s’agit en réalité d’une très jolie mise en scène de Lupin, une arnaque particulièrement sophistiquée. Enfin, la douzième lettre de l’alphabet est le « L ». « L » comme Leblanc… « L » comme Lupin.
— D’accord pour le nombre 12, je suis convaincue ! Mais vous parliez d’un second nombre ?
Bergton prit un ton sentencieux :
— Incontestablement, le second nombre clé dans les aventures de Lupin est le chiffre 3, et son pendant géométrique, le triangle.
À ces mots, Paloma s’arrêta brusquement de marcher et toucha en tremblant le bas de son cou.
— Ça ne va pas ? s’inquiéta Bergton.
— Si, si. Continuez ! Surtout, continuez !
— Donc, je disais, le triangle et le chiffre 3. Maurice Leblanc a écrit les romans Les Trois Yeux, Les Trois Crimes de Lupin… Mais le triangle est plus présent encore dans son œuvre : Le Triangle d’or est l’une des aventures de Lupin qui s’est le mieux vendue. Et surtout, toutes les énigmes normandes de Lupin sont confinées dans ce que Maurice Leblanc a lui-même appelé le triangle cauchois. Il l’a exprimé clairement dans L’Aiguille creuse. Écoutez cela : « Rouen, Dieppe, Le Havre… Les trois sommets du triangle, les trois grandes villes qui occupent les trois points. Au centre, le pays de Caux. Le triangle cauchois. Tout est là. D’un côté la mer. D’un autre la Seine. D’un autre les deux vallées qui conduisent de Rouen à Dieppe. » Il ne pouvait pas être plus clair, n’est-ce pas ? Le triangle cauchois, tout est là !
Paloma avait blanchi. Brusquement, elle semblait avoir du mal à respirer. Exalté par sa démonstration, Roland Bergton ne l’avait pas remarqué :
— S’il y a un code caché dans les romans de Leblanc, continua-t-il, un quatrième trésor à trouver, pas de doute, la clé, c’est ce fameux triangle cauchois. « Le triangle. Tout est là. » Il l’a écrit noir sur blanc. Lorsque Maurice Leblanc acheta le Clos Lupin, savez-vous ce qu’il fit ?
Paloma, blême, semblait incapable de prononcer le moindre mot. Le professeur continua sans se retourner :
— Non ? Il fit tailler les pelouses en forme de triangles ! C’est véridique. En forme de triangles !
Il s’étonna enfin du manque de réponse de son étudiante. Il se retourna. Paloma, très blanche, se tenait le visage.
— Qui a-t-il, Paloma ? s’inquiéta le professeur. Vous êtes toute pâle ?
Sans dire un mot, Paloma glissa une main sous son tee-shirt en Lycra. Elle en sortit un petit collier d’argent qui pendait à son cou.
— Regardez, parvint-elle à articuler d’une voix tremblante.
Roland Bergton se pencha vers elle. Il était beaucoup plus grand qu’elle. Son visage se rapprocha à quelques centimètres de la bouche et de la gorge de Paloma. Il en ressentit un certain émoi. Tout de suite, il se concentra à nouveau sur le collier. Il s’agissait d’un fin collier d’argent, sans valeur excessive, même si le bijou paraissait ancien. Mais immédiatement, Bergton s’arrêta lui aussi stupéfait. Il prit délicatement le bijou dans sa main sans parvenir à croire à ce qu’il voyait.
Le pendentif de Paloma représentait un triangle d’argent, dans lequel était inséré un petit dé de cristal à douze faces.
Il lâcha le pendentif. Ils continuèrent à marcher un moment sans dire un mot. Paloma rompit le silence la première.
— Ce bijou vient de ma mère. Elle me l’avait offert le jour de mon douzième anniversaire, quelques mois avant sa mort. Jusqu’à présent, j’avais toujours pensé que ces douze faces étaient en rapport avec mon âge…
— Ce bijou est très ancien, Paloma. Je dirais qu’il a entre soixante-dix et quatre-vingt ans… C’est sans doute un bijou de famille…
Paloma se força à sourire :
— Etrange coïncidence, non ?
— Oui, très étrange.
— À force d’évoquer les aventures de Lupin et tous ces codes secrets, on vient interpréter le moindre détail… La moindre coïncidence.
Elle partit dans un petit rire forcé. Bergton ne répondit pas. Il réfléchissait.
— C’est un dodécaèdre, fit doucement le professeur.
— Un quoi ?
— Un dodécaèdre. Une figure géométrique à douze côtés si vous préférez ! Une figure ésotérique majeure… Une figure clé de la mythologie celtique. Les archéologues en ont retrouvé plusieurs dizaines en Europe, dont une grande majorité en France, sculptés de toutes les matières possibles. Bois, granit, calcaire, marbre, céramique, grès. Personne n’a vraiment découvert à quoi ils servaient, mais la théorie la plus courante est qu’il s’agissait d’un instrument de mesure géodésique…
— C’est-à-dire ?
— Un outil pour mesurer les directions et les distances, en perçant à certains endroits précis certaines faces… À travers le dodécaèdre, les spécialistes font le lien entre la symbolique numérique des druides et la conception pythagoricienne de l’arithmologie.
Paloma ouvrit de grands yeux :
— Vous me traduisez, professeur ?
— Oui, excusez-moi. Disons que chez les Celtes comme les Grecs, le dodécaèdre servit d’abord à se diriger, un peu comme une rose des vents. Du moins c’est ce que l’on suppose. Puis il devint un instrument d’astronomie… puis un outil d’astrologie… Et enfin un support majeur pour prédire l’avenir. Un dé à douze faces ! Il est très utilisé encore aujourd’hui par les mathématiciens dans les simulations de jeux de hasard. C’est une figure aux propriétés très étranges.
Paloma se força à sourire. Elle prit dans sa paume le cristal qui brillait au soleil.
— Ce n’est qu’un bijou. Seulement un joli bijou.
Ils arrivèrent devant la Maserati Spider.
— Allez, dit Bergton d’un ton qui se voulait enjoué. Direction la Chambre des Demoiselles !
Paloma fut surprise et en oublia un instant son étrange collier :
— La Chambre des Demoiselles ? Vous ne me ramenez pas au Donjon, j’espère ?
Bergton sourit :
— Non, rassurez-vous. Montez dans mon carrosse, princesse. Je vais enfin vous révéler le véritable secret de L’Aiguille creuse.
***
Roberto Martinez regardait au loin le clocher de l’église de Sommesnil qui émergeait d’un écrin d’arbres paré de toutes les nuances de verts. « La Folie » murmura-t-il. « La Folie ». Lentement, il quitta la vaste porte-fenêtre devant laquelle il méditait et prit une chaise du salon. Une vieille chaise de chêne clair, du même bois que la vaste et encombrée table de la salle, sur laquelle dormait un chat tigré. Il se dirigea vers une armoire normande dans le côté opposé du salon. Il tourna la vieille clé forgée et ouvrit en tremblant les portes sculptées d’opulentes corbeilles de fruits. Il disposa la chaise devant l’armoire, s’appuya sur elle et finalement, dans un ultime effort, se hissa dessus. De sa main ridée, il fit glisser vers lui une vieille boîte à archive jaunie, rangée sur l’étagère la plus haute du meuble. Il la bascula vers lui et la bloqua fermement contre son torse.
Avec précaution, il redescendit de la chaise, referma l’armoire et s’installa calmement devant sa table. Il poussa le désordre. Le chat qui dormait dans la chaleur du rayon de soleil sur la table se poussa avec ennui. Roberto Martinez ouvrit la boîte. On pouvait lire distinctement, au marqueur rouge, sur le carton jauni « Code Lupin ». Il sortit pêle-mêle de la boîte des vieilles cartes routières chiffonnées et annotées, des cahiers, des livres sur la couverture desquels on reconnaissait presque toujours le hautde-forme ou le monocle du gentleman cambrioleur. Enfin, il s’arrêta sur ce qu’il cherchait : un petit agenda brun. Ses mains ridées le feuilletèrent rapidement. Des listes de noms et de téléphones défilèrent. Roberto Martinez esquissa un petit sourire. Il murmura : « Il est temps de réactiver mes agents dormants ».