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Hugoland

10h37, vallée de la Seine

La Renault Modus blanche, décorée du très design logo du SeinoMarin, venait de passer le carrefour du chêne à Leu et sortait de la forêt de Roumare. Au fur et à mesure que la Modus descendait la côte de Canteleu, la perspective sur le grand méandre s’ouvrait. Le panorama embrassait la vallée de la Seine sur plusieurs kilomètres. La Modus laissa sur sa gauche le village de Saint-Martinde-Boscherville.

Maline était assise à la place du passager. Elle avait insisté pour qu’Oreste prenne le volant de la voiture de fonction qu’elle avait empruntée au journal. Elle détestait conduire. Elle essayait toujours au maximum de se déplacer à pied, en train… ou à rollers. Oreste avait eu l’air un peu surpris mais Maline ne lui avait pas laissé le choix. Elle sentait qu’elle commençait à prendre l’ascendant sur ce jeune prétentieux. Après tout, Christian lui avait demandé de lui faire son éducation.

La Modus se faufilait entre la Seine et la falaise, dans la grande ligne droite qui mène à Duclair. Maline repensait à son hypothèse.

Un code ? Un jeu de piste ? Pour qui ? Pourquoi ? Une chose était certaine en tous les cas, tous les messages qui passaient par Mungaray, notamment les SMS, ramenaient à un seul lieu, Villequier. Peut-être comprendrait-elle davantage sur place…

— Qu’est ce que vous fichez dans ce trou, Maline ? demanda brutalement Oreste Armano-Baudry.

— Pardon ? répondit Maline, surprise.

— Ce journal de province. Ce SeinoMarin. Pourquoi croupissez-vous dans cette feuille de chou ?

D’ordinaire, Maline appréciait plutôt la franchise. Mais dans le cas présent, le ton direct du journaliste parisien la mit mal à l’aise. Elle s’apprêtait à citer le tirage du SeinoMarin, le taux de pénétration, tout le baratin bien huilé de Christian Decultot. Mais Oreste ne lui laissa pas le temps de répondre :

— Je me suis renseigné avant de venir. J’ai fait mon enquête, j’ai lu vos articles. Vous avez du talent, mademoiselle Abruzze, une plume, du style. J’ai lu votre CV, aussi. Christian m’a tout envoyé. On a fait tous les deux la même Ecole Supérieure de Journalisme, Science Po Paris. La meilleure ! Vous êtes sortie major de promotion, comme moi ! Trois mois après, vous bossiez pour Libération ! J’ai retrouvé vos articles de l’époque. Timor oriental, Guatemala, Rwanda… Alors Maline, je vous repose la question, comment avez-vous atterri ici ?

Maline essaya de fixer son attention sur les anciens habitats troglodytiques creusés dans la falaise, à sa droite, au bord de la route. Ce petit con faisait remonter en elle une foule de souvenirs. Des souvenirs pas très agréables. Cela faisait longtemps qu’on ne l’avait pas cuisinée ainsi. Elle décida de moucher le morveux :

— Il y a beaucoup trop de mépris dans votre question, monsieur Armano-Baudry junior, beaucoup trop de mépris pour ce journal régional, mes collègues, mes lecteurs, pour que vous puissiez comprendre comment on passe un jour de Libération au SeinoMarin. Je pourrais essayer de vous expliquer, mais vous ne pourriez pas comprendre. Mais je peux au moins vous rassurer, car c’est sans doute le sens de votre question, forcément tournée vers vous-même. Rassurez-vous, Armano-Baudry junior, c’est vrai qu’on sort de la même école, mais il n’y a aucun risque que vous finissiez un jour au SeinoMarin

Les yeux clairs d’Oreste clignèrent derrière ses lunettes de soleil. Il répondit, vexé :

— Comme vous voulez, Maline… Mais il n’y avait pas de mépris dans ma question. Je n’ai rien contre les lecteurs du SeinoMarin, vous savez.… A vrai dire, je m’en fous, du SeinoMarin et de ses lecteurs. Je cherche juste à comprendre… A vous comprendre. C’est notre boulot de journaliste, non, chercher à comprendre ?

Maline ne prit même pas la peine de répondre. Ce type puait l’ambition, une ambition froide et méthodique. Elle savait tout ce que cela représentait. Elle avait assez payé pour cela.

Un silence pesant s’installa dans la Modus. Au moins, Armano-Baudry allait la boucler quelques minutes.

Elle avait tort.

Oreste Armano-Baudry attrapa son Palm d’une main et fit la conversation à son micro.

— Paysage… Morne. Stop. Fleuve… Calme. Stop. Ambiance… Mortelle. Stop. Contexte… Glauque. Stop…

Maline n’écoutait plus. Juste avant de retrouver la Seine à Yainville, ils passèrent devant Christofle, l’une des plus grandes usines d’orfèvrerie de province. Maline pensait aux incroyables stocks de bijoux qui devaient se trouver à l’intérieur de cette étonnante usine, lorsque son téléphone portable vibra.

Un SMS !

Son cœur bondit. C’était Olivier Levasseur.

Ses doigts fébriles s’activèrent sur le clavier. Elle lut :

« Affaire Mungaray bouclée. Appris comment. Bravo. Se voit aujourd’hui pour finir article ? A+. O.L. »

Elle se hâta de répondre, tapant le message avec la dextérité d’une dactylo amoureuse de son patron.

« Impossible avant ce soir. Bises. »

Elle relut sa réponse, assez fière. C’était peut-être un peu sec, mais le texte lui semblait parfaitement calibré. En trois petits mots, elle évitait d’apparaître comme une gourde se précipitant à la première de ses convocations… et en même temps, elle l’invitait explicitement à passer la soirée avec elle.

Du grand art !

— C’est professionnel, précisa Maline à Oreste, qui ne lui demandait rien.

Ils bouchonnèrent un peu dans la traversée du Trait. L’Armada amenait dans le val de Seine beaucoup plus de touristes que d’habitude. Oreste en profita pour revenir à la charge :

— Vos articles, avant, dans Libération, vous les signiez sous votre vrai nom ! Pas avec ce nouveau prénom, « Maline ». Vous l’avez trouvé où d’ailleurs, ce nouveau nom de plume ? Vous savez que cela n’existe pas, « Maline ». Le féminin de malin, ce n’est pas maline, c’est maligne !

Maline répliqua, piquée au vif :

— Merci beaucoup pour le cours d’orthographe ! Vous savez, tout le monde n’a pas la chance de naître avec une particule et un prénom de héros grec tragique ! Pour votre culture générale, sachez tout de même que « Maline » est un prénom inventé par Arthur Rimbaud. Il décrit « Maline » dans un joli poème comme une charmante jeune fille qui possède « Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc », et qui fait « de sa lèvre enfantine, une moue ». Vous ne trouvez pas que cela me va bien ?

Oreste encaissa sans broncher. Sans démentir non plus.

La Modus continuait de filer entre Seine et falaise. Le silence devint pesant dans le véhicule. Oreste fouilla dans sa poche, en sortit un lecteur MP3 qu’il enfonça dans la prise USB de l’autoradio.

— Qu’est-ce que vous voulez écouter ? lança Oreste d’une voix faussement enjouée. J’ai toute une sélection de groupes syncrétiques. Tenez, écoutez la trois ! Ils jouent du Hendrix avec des balalaïkas… C’est le top du métissage, de la « créolitude » si vous préférez…

— De l’hybridation aussi, non ? glissa Maline d’une voix cassante. Vous avez oublié de parler de l’ hybridation.

Un rif rageur de balalaïka évita à Oreste de répliquer.

Ils approchaient de Caudebec-en-Caux. Le portable de Maline vibra à nouveau.

La réponse d’Olivier Levasseur !

Maline s’empressa de lire :

« OK. A ce soir. Passez au bureau quand dispo. »

Maline frissonna. Dans le cas présent, passer voir Olivier Levasseur au bureau signifiait passer le voir à sa chambre d’hôtel ! Elle essaya de ne pas s’emballer. Il n’y avait peut-être aucun sous-entendu dans cette phrase, sa réponse pouvait être interprétée comme étant strictement professionnelle. Décidément, ce type avait l’art de jouer au chat et à la souris avec elle. L’instant d’après, elle se fit la réflexion qu’elle faisait exactement la même chose avec lui…

— On y arrive, à votre fameux village ! grogna Oreste.

Maline aperçut un panneau indiquant l’entrée de Villequier, et tout de suite, sur la gauche, une émouvante statue, tournée vers la Seine, au milieu d’un parc.

— Arrêtez-vous !

Oreste pila.

— Garez-vous, ne restez pas au milieu de la route !

Oreste soupira, sans répondre et alla se garer sur un petit parking bitumé. Ils sortirent et firent quelques pas vers la statue. Elle représentait Victor Hugo, perdu dans sa détresse, la main soutenant une tête trop lourde, tourné vers l’immense méandre de Caudebec.

Sur le socle de la statue, on lisait distinctement, gravé dans la pierre :

« Il faut bien que l’herbe pousse et que meurent les enfants. Je le sais oh mon Dieu. A Villequier. Le 4 Septembre 1843. »

Maline jubila. Elle avait vu juste !

Un peu plus loin dans le parc, un petit kiosque en bois permettait de s’asseoir et de jouir confortablement du panorama du fleuve. Tout autour du kiosque, sur des panneaux en bois, on pouvait lire les principaux vers du poème, Demain, dès l’Aube !

— Je le savais ! triompha Maline à haute voix. Les premiers indices du code ! Tout concorde ! Tout est écrit ici. C’est bien ici qu’il fallait venir !

— Et maintenant ? demanda Oreste, visiblement peu concerné par la majesté du site. Pour la suite du jeu de piste, vous avez une idée ?

— Selon toute logique, il faut trouver où est inscrite la phrase suivante : « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne. »

Le journaliste parisien regarda le parc autour de lui avec ironie :

— On devrait bien pouvoir trouver ça dans ce Hugoland…

***

Maline et Oreste passèrent près de trois heures dans le musée Victor Hugo de Villequier. Le musée avait été installé dans la maison Vacquerie, du nom de la grande famille d’armateurs, amis de Victor Hugo. Auguste Vacquerie, admirateur inconditionnel de Victor Hugo, avait souvent invité le grand écrivain dans sa demeure, sur les bords de Seine. Mais c’est son frère, Charles Vacquerie, qui avait fini par épouser la fille préférée de Victor Hugo, Léopoldine, et l’emmener vivre à Villequier. Six mois après le mariage, un brutal coup de vent sur la Seine fit chavirer la barque de Charles et Léopoldine. Les jeunes époux périrent noyés. Victor Hugo, alors en voyage à l’étranger avec sa maîtresse, ne s’en remit jamais…

Maline et Oreste fouillèrent le moindre recoin du musée, détaillant les abondantes et instructives correspondances du poète, ses esquisses, la genèse des Contemplations, ses superbes tableaux torturés… Le contraste entre la quiétude du lieu et l’intensité de la douleur exprimée dans les œuvres de Hugo était saisissant. De toutes les pièces de la maison bourgeoise, la vue sur la Seine était sublime, et on peinait à croire qu’un tel drame ait pu se dérouler à quelques mètres de là, à la surface d’un fleuve aussi calme. Maline interrogea longuement tous les gardiens du musée à propos de sa fameuse citation : « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne. »

Personne n’avait jamais lu une telle phrase dans le musée ! On doutait fortement qu’elle fût de Victor Hugo.

Maline finit par renoncer.

En sortant du musée, ils décidèrent d’aller s’asseoir à la terrasse de l’étonnant pub irlandais du village, le Pub Coach House Inn. Ils commandèrent des sandwichs et des bières. Maline pestait :

— Quelque chose nous échappe, c’est obligatoire ! Ce n’est tout de même pas Mungaray qui a inventé cette phrase. Il la prononçait en français. Elle a forcément un rapport avec les autres !

Oreste semblait à la fois impressionné par la détermination de la journaliste et très sceptique sur ses chances de réussite. Pour une fois, ce fut son téléphone qui sonna. Il l’attrapa.

— C’est Le Monde, glissa-t-il.

Il laissa Maline seule devant sa bière pendant dix bonnes minutes. Lorsqu’il coupa enfin l’appareil, il regarda Maline avec un intérêt nouveau. Ses yeux clairs, pour une fois, pétillèrent :

— Vous m’avez caché que vous avez harponné l’assassin de Mungaray hier soir ! Avec un stylo en plus ! Vous êtes décidément une fille pleine de ressources !

Maline gênée, tenta de faire diversion :

— C’est de l’histoire ancienne… On devrait plutôt réfléchir à…

— Tss tss. J’adorerais parler de cela dans mon article. Vous êtes une ancienne championne d’escrime ?

— Oui ! répondit Maline pour avoir la paix. Depuis l’âge de douze ans. Je sais, c’est un sport de vieille… Mais je pratique aussi des sports de jeunes vous savez. Piscine, jogging, équitation, et même du tir !

— Tout ça ?

— Eh oui. Les vieilles il faut qu’elles s’entretiennent !

Oreste avait l’air réellement impressionné, lorsque soudain, il éclata de rire :

— Je n’y crois pas, Maline ! Natation, équitation, course à pied, escrime, tir ! Ne me dites pas que vous faites du pentathlon.

Maline rougit, piégée.

— Moderne ! On dit pentathlon moderne !

— Sans blague ? Vous êtes combien à pratiquer ce sport en France ? Cinq mille ? Dix mille ?

— Cinq cent quatre-vingt-dix-sept, précisa Maline. Du moins c’est le dernier chiffre officiel que je connais. Dont trente-sept femmes… Ça ne vous épatera donc pas beaucoup si je vous dis que j’étais une des meilleures de France, à l’époque, quand j’ai arrêté.

Oreste Armano-Baudry riait maintenant aux éclats :

— Le pentathlon moderne ! Mais c’est une discipline préhistorique ! Un truc de châtelain. Quelque part entre le golf et la chasse à courre ! Je ne savais pas qu’on avait le droit de le pratiquer sans particule. Et c’est vous qui me faisiez la morale, qui me traitiez de bébé bobo… Votre papa ne vous a pas mis chez les scouts ? …

Maline tenta vainement de se défendre :

— J’ai été scolarisée à l’école primaire Pierre de Coubertin, près de l’endroit où le baron a habité, à Mirville. Comme Pierre de Coubertin a inventé le pentathlon moderne et l’a imposé comme sport olympique, notre instituteur a trouvé amusant de nous initier… J’ai trouvé amusant de continuer, un certain temps…

Oreste reprenait son souffle.

— Excusez-moi, Maline, je ne voulais pas vous vexer. Mais mes copines, elles ont plutôt tendance à faire du surf, de la planche, des trucs comme ça…

Maline n’avait aucune envie de lui répliquer qu’elle pratiquait aussi le roller. Elle n’était pas une de ses copines et n’avait pas envie de le devenir. Elle était néanmoins touchée.

— OK, Oreste. Moi, on m’a plutôt vanté votre QI, pas votre sens de l’humour. Si au moins une fois dans la journée, vous pouviez avoir une idée constructive, cela nous avancerait.

Oreste encaissa :

— Rappelez-moi la phrase qui nous intéresse ?

— « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne »…

Oreste demeura concentré quelques instants, puis dit :

— Pourquoi ne pas aller faire un tour au cimetière ? Ce n’était pas idiot !

— Vous voyez Oreste, quand vous faites un effort !

***

Le cimetière entourait l’église de Villequier, à moins de cent mètres du pub irlandais. Maline et Oreste poussèrent la grille de fer et entrèrent. Le cimetière, légèrement surélevé par rapport à la Seine, dominait joliment le village de Villequier et le méandre naturel.

Maline et Oreste avancèrent. Ils n’avaient pas fait dix pas dans le cimetière que le spectacle les laissa muets.

Une douzaine de tombes étaient alignées.

Pour matérialiser chaque emplacement, chaque tombe était surplombée d’une haute stèle de marbre et entourée d’une grille en fer forgé. Autour des grilles noires couraient des rosiers grimpants et des bouquets de bruyère.

Un étonnant mélange de romantisme et de solennité.

Les noms inscrits sur les tombes donnaient encore davantage de force aux lieux.

Sur une tombe on lisait : « Adèle, femme de Victor Hugo » ; sur une autre : « Charles Vacquerie et Léopoldine Hugo » ; sur une troisième : « Adèle Hugo – 1830-1913 ».

L’autre fille de Victor Hugo, la fameuse Adèle H…

Même Oreste sembla sensible à l’émotion que dégageait le lieu. Ils demeurèrent de longues minutes à observer cet impressionnant souvenir de la famille Hugo, réunie à jamais, entre la Seine et les falaises. Cependant, aucune solution nouvelle à leur énigme ne se profilait.

Après l’examen des autres tombes, Maline se rapprocha de celle toute proche d’Auguste Vacquerie, l’ami de Victor Hugo, le propriétaire des lieux. Une longue épitaphe était gravée sur la stèle. Auguste Vacquerie expliquait qu’il avait souhaité être enterré près de sa mère, car du temps où sa mère était vivante, elle avait toujours dormi dans une chambre à côté de la sienne. Soudain, Maline sentit l’adrénaline monter en elle. Elle dut se retenir à la grille de fer de la tombe devant elle.

Auguste Vacquerie terminait son épitaphe par ses mots : « Ainsi mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne ».

Elle avait trouvé !

Maline jubila, goûtant pleinement ce sentiment qu’elle connaissait bien, qu’elle appréciait tant, celui de l’enquêtrice qui tire le bon fil et qui petit à petit, démêle la pelote.

Jusqu’où ?

Elle appela Oreste, qui eut le succès modeste :

— Le cimetière ! C’était l’évidence. Vous voyez Maline, il suffisait de me demander !

— Et maintenant ?

— La suite logique du jeu de piste ? L’église, bien entendu !

Ils entrèrent dans la petite église de Villequier. Elle était vide, à l’exception d’un jeune homme, très grand, blond, qui contemplait au fond de l’église, avec une concentration extrême, un vitrail. Oreste se pencha sur le livre d’or de l’église, posé en évidence sur le premier banc : des admirateurs de Hugo venus du monde entier avaient laissé des impressions émues dans des langues diverses.

Maline apprécia l’instant.

L’église de Villequier avait le charme des chapelles marines. Un havre de calme et de fraîcheur. Elle s’avança, croisant un instant le regard du géant blond qui se dirigeait vers la sortie.

***

Maline ne pouvait pas savoir !

Si à cet instant-là, elle avait mieux regardé, si elle avait dévisagé ce jeune homme, si elle avait gravé son visage dans sa mémoire, alors elle aurait pu, quelques heures plus tard, arrêter le cours de cette machination.

Elle aurait pu sauver des vies, tant de vies.

Mais elle ne pouvait savoir. La veste du géant blond, peut-être, aurait pu lui rappeler la veste d’un marin. Mais c’était un indice bien maigre. Maline n’avait aucune raison de faire attention à cet inconnu qu’elle croisa.

Pourtant, pendant les jours qui allaient suivre, les mois et même les années, Maline ne put jamais s’empêcher de repenser à cet instant où elle passa à quelques mètres de cet homme.

Il aurait suffit que sa mémoire enregistre.

Toute sa vie, elle s’en voudrait.

Mais ce n’était pas de sa faute.

Elle ne pouvait pas savoir.

***

Maline entendit la porte de l’église se refermer sur le jeune homme blond qu’elle venait de croiser. A son tour, elle se dirigea vers le vitrail au fond de l’église. Elle comprit pourquoi le jeune homme était si concentré à le regarder. Il s’agissait d’un vitrail bien étrange !

Il ne représentait pas une scène biblique, il représentait un abordage.

Une scène de piraterie !

Maline détailla l’étonnant vitrail. Un navire semblait en affronter trois autres. Des soldats, dont le casque ressemblait à celui des conquistadors, essayaient de repousser avec des lances de bois des gentilshommes brandissant des sabres, protégés par des boucliers aux armes de la Normandie. Maline se demanda ce que pouvait bien signifier la présence de ce tableau étrange au beau milieu d’une église. Elle n’eut pas le temps de se poser davantage la question, Oreste lui fit signe à l’entrée de l’église :

— Maline. Venez voir !

Elle s’approcha. Oreste avait ouvert le livre d’or à la dernière page.

— Regardez cela !

Maline se pencha vers le livre d’or. Des petites phrases courtes et enjouées, suivies d’une date et d’une signature, s’enthousiasmaient le plus souvent pour le charme du village et le souvenir de Victor Hugo.

— Non, précisa Oreste. Là, en haut de la page.

Maline regarda et lut une phrase qui lui sembla anodine :

« R.V. à la chapelle. 12-07-2008 -1h30 ».

Elle se demandait où Oreste voulait en venir, lorsque son regard descendit vers les signatures.

Elle n’en crut pas ses yeux.

Il n’y avait pas une, mais quatre signatures !

Quatre graffitis, tracés rapidement.

Mais si on y prêtait attention, on pouvait remarquer que les traits formaient l’esquisse de quatre animaux.

Une colombe.

Un tigre.

Un crocodile.

Un requin.

Il ne manque que l’aigle, murmura Maline d’une voix tremblante.

Ses yeux se brouillaient.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? De quelle chapelle pouvait-il s’agir ?

Elle essaya de détailler cet étrange message.

Plusieurs personnes avaient signé, les épaisseurs de traits et les couleurs différentes le démontraient. Bleu pour le crocodile et le requin, noire pour le tigre et la colombe. La première phrase, elle aussi, semblait avoir été écrite à plusieurs mains : toute la ligne avait été rédigée au stylo noir, à l’exception du mot chapelle, écrit en bleu.

Pourquoi ?

A en juger par le faible nombre d’autres mots inscrits plus bas dans la page du livre d’or, le message devait être récent. Instinctivement, Maline passa un doigt tremblant sur le papier.

— Nom de Dieu, cria Maline.

Son cœur s’affola.

L’encre de la signature figurant le tigre avait souillé son doigt d’une tache noire.

Elle n’était pas encore sèche !

— Il vient de signer ! hurla Maline. Cela ne peut être que ce type qui était dans la chapelle quand nous sommes entrés. Il a dû signer juste avant !

Oreste avait compris, il fonça hors de l’église. Maline, allait le suivre, puis se reprit. Elle se précipita vers le livre d’or de l’église et arracha la dernière page. Elle la fourra dans sa poche et courut rejoindre Oreste. Ils dévalèrent la petite rue en pente du village qui menait à la Seine.

Aucune trace du géant blond.

Ils longèrent sur quelques mètres les quais du fleuve et parvinrent au parking où ils avaient garé la Modus.

Toujours aucune trace.

Maline croyait l’avoir perdu lorsqu’elle vit le géant marcher d’un pas naturel, sur le parking, entre deux voitures. Oreste laissa stupidement échapper un cri derrière elle.

— Il est là !

L’homme se retourna. Immédiatement, il perçut le danger et se mit à courir. Dans les secondes qui suivirent, un bruit de moteur vrombit. L’inconnu avait enfourché une moto garée à proximité !

— Il ne faut pas qu’on le perde, hurla Maline.

Ils se précipitèrent vers leur véhicule. Les pneus de la Modus crissèrent sur le parking de terre, à peine quelques secondes après le départ de la moto.

— Ne le lâche pas ! hurla à nouveau Maline.

Oreste Armano-Baudry serrait les mâchoires, obéissant aveuglément aux ordres de la journaliste. Maline savait qu’après Villequier, la départementale quittait la Seine pendant une très longue ligne droite. En accélérant, ils devaient pouvoir rattraper le motard.

— Accélère, bon Dieu !

Oreste suait à grosses gouttes, mais il tenait bon.

— Nom de Dieu ! hurla soudain Maline.

La moto venait brusquement de quitter la départementale pour se diriger vers la Seine. La voie sur berge était coupée par une barrière. Le motard ralentit et parvint à gravir un petit talus d’herbe sur le côté, pour se retrouver sur le bord de Seine.

— L’enfoiré ! jura Maline, il prend la véloroute du val de Seine !

Oreste observa la piste bitumée, d’environ deux mètres de large, qui s’éloignait de la départementale en longeant la Seine.

— On ne peut pas passer, c’est barré pour les voitures. Il va nous semer !

— Continuez sur la route, insista Maline, je connais ! Vous allez tourner à gauche dans trois cents mètres. Il y a un accès par la station d’épuration. Ça donne directement sur la véloroute !

Effectivement, quelques instants plus tard, Oreste aperçut une route sur sa gauche. « Port-Jérôme — Voie privée. Circulation réglementée ». Sans réfléchir, il braqua et s’engagea sur la voie privée.

Les pneus de la Modus crissèrent une nouvelle fois.

— Accélérez bon Dieu, fit encore Maline. On va le perdre.

La Modus prit davantage de vitesse. La route était droite, large. Oreste aperçut les tuyaux de la station d’épuration sur le côté. Il avait le pied collé au plancher, obsédé par sa poursuite.

La Modus était lancée à près de 110 kilomètres-heure maintenant. Il dépassa l’usine.

Le paysage s’ouvrit, soudain.

Son visage se figea d’effroi. Maline hurla.

La route se terminait en cul-de-sac !

Face à eux, à moins de cinquante mètres, sans aucune barrière de protection, il n’y avait que l’eau grise de la Seine.