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Le secret de Verrazzane

18h15, quelque part dans l’agglomération rouennaise

— Tu as l’air nerveux ? demanda une voix féminine.

— Tu le sais bien, répondit l’homme, assis dans le canapé de cuir blanc. C’est pour ce soir, tout va se jouer à la chapelle. Ils doivent payer, je n’ai pas le choix. La malédiction doit s’appliquer ! Ils doivent mourir. Mourir de ma main.

La main féminine se posa sur la main de l’homme. Caressante. Rassurante.

— Tu as encore le temps avant ce soir. Il n’est pas encore une heure du matin. Détends-toi.

     La femme ouvrit le tiroir de la table du salon et continua :

— Tu veux regarder un DVD ? Il te reste le temps. Cela t’aidera, non ?

L’homme afficha un sourire las :

— Si tu veux…

La main de la femme plongea dans le tiroir, déplaça une dizaine de DVD et s’arrêta sur celui intitulé : Jean de Verrazzane Colloque université. Elle mit en route le lecteur DVD. Le grand écran plasma encastré dans le mur s’éclaira.

***

On découvrait un grand amphithéâtre, vraisemblablement celui d’une université. Un orateur, à l’estrade, terminait un exposé. Derrière lui, une affiche indiquait le titre d’un colloque : La Normandie au temps des grandes découvertes. L’orateur était donc un historien, assez jeune. Le colloque était filmé par le service audiovisuel de l’université. Le montage était quasi professionnel.

Le jeune orateur terminait son exposé.

— Ainsi, le 8 juillet 1524, Jean de Verrazzane, à bord de la Dauphine, était de retour à Dieppe. Parti de Rouen, lié au grand armateur Jehan Ango, il fut le premier à découvrir la baie du fleuve Hudson, ce site d’une beauté sauvage qu’on appellera par la suite New York. Le plus grand pont de New York porte, et c’est justice, le nom de Verrazzano. On pourrait même se demander si c’est en hommage à la Normandie que par la suite on a donné à New York le surnom de grosse pomme !

La conclusion de l’exposé fut saluée par les applaudissements nourris du public… Une bonne vingtaine de personnes dispersées dans l’amphithéâtre !

Un animateur prit à son tour le micro et remercia vivement le maître de conférences pour son brillant exposé. Il se retourna vers la salle. Il était certain que les questions n’allaient pas manquer après une si érudite communication.

Presque aussitôt, un homme se leva d’un banc de l’amphithéâtre.

Pierre Poulizac, Ramphastos. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Sans attendre le micro sans fil qui circulait, il posa sa question d’une voix forte :

— Il y a une question que vous n’avez pas du tout abordée. Pouvez-vous nous préciser où est passé le butin de Jean de Verrazzane ?

Il y eut une légère agitation dans le public, quelques rires.

— Quel butin ? demanda l’orateur, étonné de la question.

Ramphastos ne se démonta pas :

— Le butin. Les découvertes, les pillages. Bref, la cargaison avec laquelle Jean de Verrazzane est revenu de la baie d’Hudson.

— Il est revenu avec une cargaison vide ! plaida le maître de conférences. Je vous l’ai dit !

— Je sais, continua Ramphastos, il ne ramena officiellement de sa première expédition qu’un échantillon d’or et un jeune esclave, vous nous l’avez fort justement rappelé. Mais vous ne trouvez pas cela étrange ? Jean de Verrazzane part en mer pendant plus d’un an, longe la Floride, la Caroline du Nord, la Virginie, le Delaware, le New Jersey. Il est le premier à s’aventurer dans ces terres inconnues et pourtant, lorsqu’il rentre à Dieppe, ses cales sont vides ! Il ne ramène qu’un échantillon d’or et un esclave ! Etrange, non ? Alors que dans le même temps, les autres explorateurs font fortune en ramenant en Europe des pierres précieuses, de l’or, des épices, des étoffes, des œuvres d’art ? Cela frise l’escroquerie, vous ne trouvez pas ?

La joute verbale réveillait les rangs clairsemés de l’amphithéâtre. Le maître de conférences, lui, commençait à être agacé par l’importun :

— Etrange ou pas, c’est comme cela ! C’est ce que nous apprend l’examen attentif des archives ! Pour le reste, je n’étais pas né en 1524 !

Il espéra mettre les rieurs de son côté, mais sa blague tomba à plat. Ramphastos ne le lâcha pas :

— Si je vous suis, il est prouvé que lorsque Jean de Verrazzane est arrivé à Dieppe, les cales de la Dauphine étaient vides. Nous avons toutes les raisons de penser qu’elles étaient pleines en partant de ce qui deviendra New York ! Ma question tient donc toujours : où est passé le butin ? Et la réponse me semble évidente : il l’a débarqué discrètement quelque part entre New York et Dieppe.

— Pourquoi aurait-il fait cela ? demanda au micro l’animateur, passionné par le débat.

— Pour garder la cargaison pour lui, pardi ! Pour ne pas tout donner au roi François Ier et à Ango. Le contrat était strict !

— C’est vrai ? demanda l’animateur en se tournant vers le conférencier.

— C’est vrai, concéda le maître de conférences.

A l’écran apparut une feuille transparente sur laquelle on pouvait lire les détails du « contrat pour l’affrètement de trois navires destinés au voyage des “Indes” » :

« Nous amiral et Ango prendrons au retour du dit voyage, pour le fret (…) des dits galions et nef, le quart de toutes les marchandises qui reviendront et seront rapportées (…) Et si aucun autre butin se fait à la mer sur les Mores, Turcs et autres ennemis de la foi et du Roi, monseigneur l’amiral prendra en préalable sur ce butin son dixième ».

— Mais cela ne prouve rien, ajouta l’historien.

Ramphastos continua, triomphant.

— François Ier refusera de financer la seconde expédition de Verrazzane ! Il est très déçu des résultats économiques de la première expédition. On le serait à moins ! Qui armera la seconde expédition de Verrazzane ? Les banquiers rouennais, qui n’avaient pas pris part à la première ! Etrange, non ? Qu’est-ce qui a pu convaincre subitement les banquiers rouennais de l’intérêt économique de l’affaire ? Quelles preuves avaient-ils ? Imaginons maintenant, simplement, qu’entre New York et Dieppe, Jean de Verrazzane ait discrètement fait vider sa précieuse cargaison, tout ce qu’il a pu accumuler lors de sa découverte de la côte ouest des Etats-Unis, et qu’il l’ait dissimulé entre Le Havre et Rouen. Sur plus de cent kilomètres de méandres, les caches ne manquent pas. Il perd la confiance du roi, certes, mais a amassé assez de richesses en vallée de la Seine pour ponctionner quelques échantillons, à destination des banquiers rouennais, pour sa prochaine expédition.

Une nouvelle fois, l’animateur demanda la confirmation au conférencier officiel :

— Rien n’est faux dans les éléments factuels sur lesquels s’appuie monsieur, concéda l’historien. Mais la façon dont il les agence relève de la pure hypothèse. Mon statut d’historien scientifique ne me permet pas de m’aventurer aussi loin…

L’animateur ne voulait pas en rester là :

— Et Jean de Verrazzane ? demanda-t-il. A-t-il montré des signes extérieurs de richesse ? L’a-t-il dépensé un jour son précieux butin ?

Ramphastos ne laissa à personne d’autre que lui le soin de conclure :

— On ne le saura jamais ! Jean de Verrazzane a emporté son secret dans sa tombe. Si l’on peut dire… Lors de sa seconde expédition, en 1528, il fut surpris dans les Caraïbes par une tribu d’anthropophages, qui le tua et le dévora !

L’animateur, surpris, accusa le coup. Il regarda sa montre et bafouilla :

— Hum… Bien. Je crois que nous sommes informés. Je… Je vous remercie tous pour ce débat passionnant. Et… Heu… Je vous invite tous à passer au buffet…