19h07, quai Boisguilbert, Rouen
Il y avait déjà une impressionnante file d’attente devant le Surcouf. Des personnes âgées. Cinq hôtesses, toutes coiffées du même béret de matelot bleu à pompon rouge, tentaient, au pas de course, de vérifier des cartons d’invitation et d’agripper les croisiéristes grisonnants pour les faire monter sur le pont.
Les inspecteurs Ovide Stepanu et Jérémy Mezenguel dépassèrent quelques invités pour s’approcher de l’embarcadère. Jérémy Mezenguel interpella une hôtesse, grande et filiforme. Elle passa devant l’inspecteur stagiaire en coup de vent, armée d’un stylo et d’un bloc notes, le regardant à peine.
Mezenguel continua de mâchonner son chewing-gum et sortit avec nonchalance sa carte de police. Lorsque la fille repassa, elle leva les yeux et s’arrêta net.
— Inspecteur Jérémy Mezenguel ! Voici l’inspecteur Ovide Stepanu. Nous souhaiterions voir votre capitaine.
Dans les instants qui suivirent, un mouvement de panique dérégla brutalement l’organisation de la fourmilière. Le capitaine sortit vers eux. Il avait une cinquantaine d’années, un catogan de jeune premier et l’arrogance des rusés qui connaissent les ficelles pour gagner de l’argent.
— Patrick Baudouin. Je suis le capitaine du Surcouf. J’espère que c’est urgent. Parce que j’ai sur le pont cent dix petits vieux à promener, nourrir, abreuver et coucher avant dix heures du soir. Alors je suis un peu charrette.
L’inspecteur Mezenguel sortit un mandat de perquisition. Le juge avait finalement accepté de le signer une heure plus tôt.
Baudouin regarda le document avec un air ahuri.
— Vous êtes des inspecteurs sanitaires ? C’est dingue ! Vos collègues sont déjà passés avant-hier. Tout est OK, j’ai les papiers. La chaîne du froid et tout le reste… Le bateau est nickel.
Jérémy Mezenguel leva la main :
— Stop là captain ! On est de vrais inspecteurs, de la police judiciaire, avec de vrais flingues et de vraies menottes. On vient pas pour la chaîne du froid. On veut juste que tu nous ouvres tes frigos !
— C’est juste une routine, ajouta Ovide Stepanu pour apparaître un peu plus conciliant.
Patrick Baudouin soupira et leur fit signe de le suivre. Ils montèrent sur le pont, descendirent d’un étage, jusque dans l’arrière cuisine. Ils se retrouvèrent face à cinq immenses congélateurs.
— La nuit, demanda Stepanu, tout cela est bouclé ?
— Bien entendu, répondit le capitaine comme si c’était une évidence. Sous cadenas et sous alarme. Aucun risque ! On est obligé, à cause des assurances. Et puis de toutes les façons, j’ai pas envie que le premier type venu vienne se servir chez moi. J’en ai pour plus de dix mille euros de bouffe, là-dedans !
— Vous n’avez pas constaté d’effraction ces derniers jours ? continua Ovide.
— Non… Rien. Rien du tout.
Soudain, le visage de Baudouin s’éclaira :
— OK, je comprends. Vous venez à cause du cadavre du Mexicain qu’on a retrouvé devant le bateau ! Ça s’est passé la nuit, on n’a rien vu, rien entendu. Personne n’a pu se cacher chez moi, je peux vous l’assurer, tout est bouclé, la nuit.
Pendant la tirade du capitaine, Ovide Stepanu avait ouvert une mallette en aluminium. Il confia une paire de gants à Mezenguel, en enfila lui-même une autre et attrapa une petite lampe torche.
— OK, Capitaine Baudouin, on va devoir faire notre travail.
Les inspecteurs ouvrirent chacun un congélateur et commencèrent une inspection minutieuse.
Le capitaine les regardait avec une panique croissante :
— Vous cherchez quoi au juste ? Vous êtes vraiment de la criminelle, pas de la sanitaire ?
Ou bien Baudouin était sincère, ou bien il jouait très bien la comédie.
— Y a pas de cadavre découpé en morceau là-dedans, crut-il bon d’ajouter.
Ou bien il était con !
C’est dans le quatrième congélateur, après avoir soulevé un énième kilo de viande congelée, qu’Ovide Stepanu repéra les cheveux, tout au fond.
Un intense sourire dévoila ses dents noires. Il appela son partenaire. Ils se munirent d’un attirail sophistiqué de pinceaux, pinces à épiler et éprouvettes. Chaque poil et chaque cheveu, une dizaine au total, se retrouva enfermé précieusement dans une éprouvette de verre, elle-même calée dans la mousse capitonnée de la valise en aluminium.
Sous le regard incrédule du capitaine et de la plupart des hôtesses, les deux inspecteurs quittèrent le bateau, sans un mot de plus. Patrick Baudouin resta une longue minute silencieux, semblant réfléchir à ce qui venait de se passer.
Il constata que l’ensemble de son équipe, en particulier les cinq jeunes femmes, délaissant leurs hôtes grisonnants, l’interrogeaient du regard :
— Et alors ! hurla-t-il, on ne va pas en faire une pendule pour trois poils de cul ! Ils vont pas fermer le rafiot pour ça ! Allez, au boulot les filles, vous voyez pas que papy et mamy ont les crocs !
Il regarda disparaître les inspecteurs au bout du quai en marmonnant entre ses dents :
— Je le savais bien qu’ils étaient de la sanitaire…
***
Un grand camion blanc, très long, d’apparence banale, était garé sur la file du bus du Mont-Riboudet, à un endroit pourtant strictement interdit. Trois policiers, en uniforme, montaient la garde devant le véhicule. Les inspecteurs Stepanu et Mezenguel s’approchèrent. Un individu en blouse blanche sortit de l’arrière du véhicule.
— Inspecteurs. Vous avez les échantillons ?
Stepanu acquiesça et lui confia la mallette en aluminium. L’homme en blouse blanche allait remonter dans le camion.
— On peut entrer, pour voir ? demanda presque timidement Stepanu.
L’homme en blouse blanche le regarda avec un sourire indulgent.
— Vous n’êtes jamais entrés dans un L.A.M.A.S, inspecteurs ?
Stepanu et Mezenguel répondirent par la négative.
— Ce n’est pas étonnant, remarquez. Il n’y a que trois Laboratoires Mobiles d’Analyses Scientifiques en France. Celui-ci est le plus perfectionné… On est arrivé à midi, le ministre a donné le feu vert hier soir, avant la capture de votre toxicomane. L’Armada, c’est devenu un vrai enjeu national, avec vos millions de touristes. Ça valait le coup selon lui de déplacer le labo ambulant. Remarquez, il est fait pour ça !
Les inspecteurs entrèrent dans le L.A.M.A.S. L’intérieur du camion était compartimenté comme le modèle réduit d’un laboratoire scientifique. Cinq personnes, toutes en blouses blanches, s’affairaient autour d’écrans d’ordinateurs.
Mezenguel siffla, impressionné.
— Et depuis ce camion, vous pouvez tout faire ?
— Oui, répondit l’homme en blouse blanche. Autopsies, balistique, biométrie, empreintes digitales, test ADN, et je vous en passe… Le tout avec le top de la technologie de pointe.
Ovide Stepanu laissa son regard courir sur l’étonnant laboratoire.
— Et pour notre test ADN, cela va prendre combien de temps ?
— Pour comparer deux cheveux, les échantillons que vous venez de nous amener avec le profil ADN de Mungaray, vous connaissez le protocole, inspecteur. Lorsqu’on a une amorce, comme c’est le cas ici, la recherche des réactions de séquence prend à peine dix minutes. Le point le plus long du protocole est la lecture du résultat. Mais avec ce type de matériel, on n’a plus besoin de pratiquer le séquençage à la main : c’est ce qui prenait plusieurs heures. Avec les séquenceurs automatiques, maintenant, il y en a pour quelques minutes. Vous aurez des premiers résultats dans vingt minutes ! Mais ils ne seront fiables qu’à 99%… Pour un résultat officiel, il faudra attendre demain…
Mezenguel siffla encore une fois. Ovide Stepanu aimait bien, en règle générale, travailler à l’ancienne.
Mais là, il était bluffé !
***
Tout juste dix-huit minutes plus tard, l’inspecteur Stepanu sortit son téléphone portable :
— Allô, Gustave ? C’est Ovide.
— Alors ?
— Bingo ! Je sors du L.A.M.A.S. Ils ont fait les premiers tests ADN. Ils sont formels, à 99%. Les cheveux que l’on a retrouvés dans le congélateur du Surcouf sont bien ceux de Mungaray ! Le cadavre du marin mexicain, après avoir été poignardé, a été planqué dans le congélo de ce bateau-promenade ! Vous savez ce que cela signifie, patron ? La nuit du crime, Nicolas Neufville était en train de discuter avec le capitaine du Surcouf, Patrick Baudouin. Quelques minutes plus tard, le cadavre de Mungaray a été planqué dans le congélo du Surcouf. C’est évident. Le jeune Mungaray a vu ou entendu un truc qu’il n’aurait pas dû. Ils l’ont buté, ils l’ont planqué où ils ont pu et s’en sont débarrassés au petit matin sur les quais déserts.
— Devant le bateau… Ce n’est pas bien malin…
— Je sais. Ils ont peut-être été dérangés. Ils n’ont peutêtre pas eu le choix…
— Il t’a semblé comment, le capitaine du Surcouf ?
— Sincère. Bizarrement, il avait l’air surpris que l’on débarque. S’il n’y avait pas toutes ces preuves sous mon nez, je dirais qu’il n’y est pour rien. Mais il m’a redit que tout était bouclé sous alarme, la nuit. Aucune effraction ! Il n’y a pas d’autres versions possibles, Gustave. On ne peut tout de même pas imaginer que quelqu’un poignarde Mungaray, prenne le risque de rentrer par effraction sur le Surcouf, dissimule le cadavre dans un congélateur, ressorte le cadavre trois heures plus tard, le dépose sur les quais et efface toute trace d’effraction…
— Tu as raison Ovide, admit le commissaire. Et je vois encore moins Daniel Lovichi faire ça ! Je sens plutôt que cette affaire se resserre dangereusement autour de Nicolas Neufville…
— Ouais… Peut-être. Mais on n’a fouillé que dans une direction, aujourd’hui. On n’a pas eu le temps d’avancer beaucoup sur la deuxième piste, la question des tatouages, la marque au fer rouge, les messages en espagnol. Tu connais ma théorie sur la chasse-partie, le complot de pirates anarchistes.
— Ovide, fit la voix du commissaire Paturel, c’est moi qui vais jouer les trouble-fêtes, ou les rabat-joie, comme tu veux, mais admets que pour la piste du Surcouf et de Nicolas Neufville, on commence à avoir des preuves beaucoup plus concrètes… On ne peut pas tenir les deux pistes à la fois, Ovide.
— A voir. Si tu veux mon avis, un avis optimiste, pour une fois, je crois qu’il y a forcément un moment où ces deux pistes vont se rejoindre.