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Rendez-vous (mortel) à la chapelle

1h37, Brasserie Paul, place de la Cathédrale

A la terrasse de la Brasserie Paul, place de la cathédrale, Maline et Oreste commandèrent deux autres bières. Tout à l’heure, au Vieux Carré, lorsque Maline avait rappelé la chambre 25, elle n’avait pas laissé le choix à Oreste :

— Allez, sortez de votre trou. On déboule ! Je vous emmène faire la tournée des bars ! Copain-copine, vous êtes prévenu ! Et vous laissez votre Palm dans la chambre !

Le journaliste ne s’était pas fait prier. Maline lui avait servi de guide dans le Rouen nocturne. Ils n’avaient pas pu échouer au Libertalia, c’était le soir de fermeture du bar. De plus, la principale attraction de l’établissement, Ramphastos, convalescent, n’avait sans doute pas encore réintégré sa place réservée. Ils avaient donc terminé leur ronde place de la Cathédrale, et Oreste avait pu apprécier, en boucle, le spectacle des illuminations sur la façade de la cathédrale de Rouen, des teintes impressionnistes de Monet aux pixels modernes des cubistes.

Maline avait finalement passé une soirée agréable. Oreste ne manquait pas d’humour, dans son genre. Maline restait néanmoins sur ses gardes. Le journaliste avait accepté le contrat copain-copine, mais ne pouvait s’empêcher de chercher à poser des regards appuyés sur ce que Maline pensait avoir de plus séduisant : ses yeux, son sourire, ses jambes, le galbe de ses seins dans sa robe, heureusement plus boutonnée que dans l’appartement d’Olivier Levasseur.

Oreste tenta sa chance :

— Je repense à ce que vous m’avez dit cet après-midi, ce poème d’Arthur Rimbaud, Maline, qui parle d’une joue dont la peau ressemble au velours d’une pêche, de la moue enfantine d’une lèvre… Je ne vous ai pas répondu tout à l’heure. Je peux vous le dire maintenant, Maline. Cela vous décrit à ravir…

Il avança une main vers sa joue, comme pour vérifier la texture du velours.

Maline attrapa sa main au vol :

— Doucement Oreste. Vous vous souvenez, copain-copine ! Je vous préviens, j’ai en ce moment un amant super musclé… Et puis entre nous, le côté Arthur Rimbaud ne vous va pas trop. Un peu trop banal comme poète, non ?

Oreste rit franchement :

— OK Maline, je vous laisse tranquille. Copain-copine. Mais à une seule condition !

— Laquelle ?

— Vous me racontez comment vous êtes passée de Libération au SeinoMarin.

Maline sentit le piège se refermer :

— Vous ne lâchez jamais ? Pourquoi vous le raconterais-je ? On ne se connaît que depuis hier. Presque personne, même parmi mes proches, n’est au courant…

— Peut-être parce que vous ne me connaissez pas, justement. Il est toujours plus facile de se confier à un inconnu, non ? Surtout un inconnu qui vous ressemble. Même école, même ambition, même début de carrière…

— Pourquoi voulez-vous savoir, Oreste ? Cela va foutre en l’air la soirée…

— Moi, j’ai plutôt l’impression que c’est votre vie qui a été foutue en l’air. Racontez-moi. Au moins pour m’éviter de faire la même connerie que vous ! Sur pas mal de points, je suis un petit con assez obtus… Mais sur ce point-là, je pense que je peux vous comprendre. Essayez, au moins.

Maline soupira.

Cela faisait des années quelle n’avait pas parlé de son passé… Et il ne s’était pas passé un jour sans quelle y pense !

Oreste avait raison.

Elle était comme lui, à cette époque. Il pourrait comprendre, et peut-être même éviter de tomber dans le même piège qu’elle.

La fatigue, le trop plein d’émotions eurent raison de la résistance de Maline.

Elle céda.

— Vous l’aurez voulu Oreste… Mais ne m’interrompez pas, pas avant que j’aie terminé ! J’avais vingt-sept ans alors, j’étais journaliste à Libération depuis trois ans, grand reporter, j’avais déjà couvert plus d’une dizaine de conflits dans le monde. A ce moment-là, je me trouvais au Mali pour les élections présidentielles. Tout se passait bien, aucune tension, le Mali est la plus sage démocratie d’Afrique, la routine. Et puis, entre les deux tours, quelques journalistes revinrent du nord du Mali, de la région de Mopti, dans le delta intérieur du Niger. Il y avait eu une inondation terrible, brutale, qui avait fait une dizaine de morts, mais surtout anéanti des villages, des milliers d’habitations sur des dizaines d’hectares. C’était une catastrophe banale à l’échelle de la planète, pas un journal télévisé occidental n’aurait repris cette information. Mais, moi, j’étais juste à côté ! Je pouvais alerter le monde, utiliser cette inondation, ces images de désolation, comme exemple, comme levier, pour parler du sous-développement et de tout le reste. Vous voyez ce que je veux dire… Les journalistes maliens qui avaient observé l’inondation sur place avaient ramené à Bamako des photos, des films, des témoignages. Il y avait largement de quoi alimenter mon article pour Libération. C’étaient de bons professionnels, il y a au moins vingt journaux francophones indépendants au Mali. Mais moi, je voulais plus, je voulais ressentir personnellement la détresse des gens, la ressentir pour pouvoir la retranscrire, la transmettre au monde. Aller là-bas, pour sauver l’humanité, armée de mon stylo. Quelle connerie ! Les journalistes maliens m’ont dissuadée. Il était dangereux de chercher à atterrir à Mopti à cause des intempéries. Pourquoi se rendre sur place ? Qu’allais-je faire de plus qu’eux ? Ils revenaient de Mopti, ils pouvaient répondre à toutes mes questions. J’ai insisté, j’avais le pouvoir pour moi, le prestige, l’argent, l’autorité, même du haut de mes vingt-sept ans. On a décollé pour Mopti dans la journée, un vol spécial payé par Libération, avec un photographe et trois autres journalistes. Un vol de deux heures. La piste d’atterrissage de Mopti n’était plus qu’un champ de boue. Les roues de l’avion se sont plantées dès que l’on a touché le sol et l’avion est parti en tonneau. Sur les six passagers, dont le pilote, quatre sont morts sur le coup. Nous ne fûmes que deux rescapés, éjectés dans la gadoue juste avant le crash. Quatre morts, dont la seule cause était mon arrogance.

Maline souffla un instant. Son regard se perdit dans les dentelles flamboyantes des pierres taillées de la cathédrale.

Elle continua :

— Ce n’est pas tout. Je vivais avec quelqu’un, au Mali, un jeune homme dont j’étais amoureuse. Fatou. Il dirigeait le centre culturel francophone de Bamako. Une rencontre comme une évidence. Vous vivrez cela un jour aussi, Oreste. Fatou Keita était le fils aîné d’une grande famille malienne, son père dirigeait un journal très influent de Bamako, l’Essor, ses deux frères cadets étaient également journalistes. Le père et les deux frères de Fatou étaient les trois journalistes avec moi dans l’avion, ils me faisaient confiance, ils m’ont suivie. Ils sont morts tous les trois dans le crash. Après l’accident je suis presque directement retournée à Paris. Je n’ai jamais revu Fatou. J’ai démissionné de Libération quelques semaines plus tard. J’ai zoné plus d’un an et demi avant que Christian Decultot ne me récupère en miettes. Voilà Oreste, vous savez tout.

***

Ils gardèrent le silence longtemps, puis se promenèrent longuement dans les rues piétonnes de Rouen, échangeant à peine quelques mots. Ils n’étaient pas très loin de la rue Eau-de-Robec quand le téléphone portable de Maline sonna. C’était Christian Decultot.

Le rédacteur en chef parla d’une voix essoufflée, proche de la panique :

— Allô, Maline ? Je viens d’avoir une info du commissariat. On vient de retrouver un second marin de l’Armada assassiné ! A Caudebec-en-Caux, devant la chapelle Bleue, juste à côté de la Barre-y-Va. Toute la police est en train de foncer sur place !

La chapelle Bleue.

Maline toucha du bout de ses doigts, au fond de sa poche, la feuille arrachée au livre d’or de l’église de Villequier.

« R.V. à la chapelle – 1h30 ».

Un message écrit avec une encre noire, à l’exception d’un seul mot, chapelle, en bleu.

C’était évident, quand on savait.

Elle aurait pu savoir.

Oreste avait tout entendu, tout compris. Il secoua la journaliste avec énergie :

— Vous ne pouviez pas savoir, Maline ! Personne ne pouvait deviner ! Vous n’êtes pas responsable de la fatalité. C’est cela, Maline, la véritable arrogance, se sentir responsable de la fatalité. Secouez-vous Maline, il faut qu’on se rende à cette chapelle Bleue. Vous êtes sans doute la seule personne à pouvoir empêcher que la liste des assassinats ne s’allonge encore.

***

Après Caudebec-en-Caux, la Modus du SeinoMarin tourna à droite en direction d’une route étroite, au dessus de la Seine, menant à la chapelle Bleue et la Barre-y-Va. Maline et Oreste remarquèrent un grand camion blanc, très allongé, qui occupait la moitié de la route.

Ils durent se garer en bas de la côte et finirent le trajet à pied.

Le dispositif policier était impressionnant. Une dizaine de gyrophares illuminait la falaise de la Seine. Des dizaines d’hommes s’affairaient.

Un premier barrage de police, à trente mètres de la chapelle Bleue, les arrêta.

Maline et Oreste montrèrent leur carte de presse, mais rien n’y fit. Les ordres étaient formels.

Maline soupira, puis demanda au policier en faction, un flic bedonnant à l’air mal réveillé :

— Est-ce que le commissaire Paturel est arrivé ?

— Bien entendu. Mais ça m’étonnerait qu’il ait le temps de recevoir la presse pour l’instant !

— Allez lui demander, insista Maline d’une voix autoritaire. Dites que Maline Abruzze veut lui parler !

Le policier haussa les épaules. Il revint cinq bonnes minutes plus tard, traînant le pas.

— Il est désolé. Il dit que la zone est interdite à la presse, qu’il ne peut pas faire d’exception, même pour vous. Il vous demande d’attendre derrière la barrière. Il va passer tout à l’heure.

Maline n’avait aucune envie de rester dans la salle d’attente. Elle tira de sa poche la feuille déchirée du livre d’or de l’église de Villequier et la confia au flic fatigué :

— Allez porter cela au commissaire. Dites-lui que c’est de la part de Maline Abruzze. Il comprendra.

— Puisque je vous ai dit que…

— Allez porter cela au commissaire, bordel ! hurla Oreste.

Le flic ne souhaita pas affronter le regard d’Oreste et repartit, la feuille à la main, grognant quelque chose comme « je n’ai pas que cela à foutre moi ».

Moins d’une minute plus tard, le commissaire Paturel surgissait, brandissant la page arrachée, hurlant :

— Où avez-vous trouvé ça ?

Maline ne révéla rien avant que Gustave Paturel ne les fasse entrer, elle et Oreste, sur les lieux du crime.

La lueur du vitrail bleu de la chapelle se confondait maintenant avec celle des gyrophares. De puissants spots halogènes éclairaient la scène du crime. La légère brume qui remontait du fleuve, une cinquantaine de mètres en contrebas, blanchie artificiellement par les lampes, donnait aux lieux une atmosphère de film d’horreur.

Maline raconta l’ensemble de son périple de la veille, ne négligeant aucun détail, y compris la poursuite perdue avec le motard. Le commissaire écouta, attentif. Lorsque Maline eut terminé son récit, il prit un air rassurant de père de famille :

— Joli travail, mademoiselle Abruzze. Ça va nous avancer. Je ne vais pas vous emmerder avec le fait que vous auriez pu nous apporter cette feuille hier soir. On est tellement débordés que jamais on n’aurait pensé à quadriller cette chapelle Bleue avant cette nuit.

Maline lui en fut reconnaissante. Paturel continua :

— Vous avez peut-être croisé l’assassin, hier, dans l’église de Villequier. Les types de la police scientifique vont pouvoir dresser un portrait-robot. Vous passerez tout à l’heure dans le camion.

— Vous aussi, ajouta-t-il en s’adressant à Oreste.

Oreste répondit par un sourire coincé. Le journaliste parisien ne disait rien, restait discrètement dans l’ombre, mais Maline savait d’expérience qu’il enregistrait chaque détail de la scène… Même s’il devait amèrement regretter d’avoir laissé son Palm dans sa chambre d’hôtel. Maline se demanda si elle n’avait pas fait entrer le loup dans la bergerie, et si toute cette affaire, dans ses détails les plus confidentiels, n’allait pas se retrouver dès ce soir à la une du plus grand journal de France…

Tant pis, ce n’était plus la priorité.

Il fallait qu’elle sache, elle aussi.

— Commissaire, qu’est-ce qui s’est passé ici, hier soir ? Vous me devez bien ça ?

Le commissaire prit un air gêné. Il devait coordonner l’enquête.

— Ne bougez pas, fit-il, je vous envoie tout de suite l’inspecteur Stepanu.

L’inspecteur Stepanu n’arriva que dix bonnes minutes plus tard, avec un air préoccupé de circonstance :

— Le commissaire m’a dit de tout vous raconter.

Il jeta un coup d’œil méfiant à Oreste Armano-Baudry.

Ce flic était un instinctif !

Maline lui indiqua qu’il pouvait parler devant Oreste. Elle n’avait pas le choix si elle voulait en savoir plus.

— Nous avons identifié la victime, commença Stepanu. L’homme avait ses papiers sur lui. Il s’agit d’un matelot indonésien du Dewaruci, Paskah Supandji. Il a été poignardé, avec le même type d’arme que celle qui a servi à tuer avant-hier le matelot mexicain, Mungaray.

— On a retrouvé l’arme du crime ?

— Non… Par contre, Paskah Supandji s’est défendu. Il était armé d’un couteau et il a touché son agresseur. On a des traces de sang de l’assassin sur le gravier, sur la main et le bras de Paskah Supandji. On a lancé les identifications ADN.

— Comment l’alerte a-t-elle été donnée ?

— La gardienne de la chapelle habite à côté. Elle est du genre insomniaque. Elle a entendu un cri vers 1h30, puis des bruits de lutte. Elle a prévenu la gendarmerie. Elle était là en moins de dix minutes. Paskah Supandji était déjà mort.

— Et…

Maline hésita à poser la question. Il y a certaines choses qu’elle n’était pas censée connaître.

Elle observa le spectacle irréel du grand méandre de Caudebec s’éclairer au rythme des gyrophares. Elle prit sa décision. Elle avait déjà assez tergiversé comme cela dans cette affaire. Sarah Berneval était assez maligne pour ne pas être soupçonnée d’être la taupe.

— Inspecteur, est-ce que Paskah Supandji était tatoué ? A-t-il été lui aussi marqué au fer rouge ?

Ovide Stepanu la regarda d’un œil soupçonneux. Cette information n’avait jamais été diffusée à la presse. Cela dit, il y a longtemps que cette Maline Abruzze avait une longueur d’avance sur eux. Le commissaire faisait confiance à cette fille, il lui avait donné l’ordre de tout lui dire :

— On ne peut rien vous cacher, décidément. Oui, Paskah Supandji avait, tatoués sur l’épaule cinq animaux, un aigle, une colombe, un tigre, un crocodile et un requin. Comme Mungaray. Il a également été marqué au fer rouge, du même symbole que Mungaray, la marque « M< ». Il y a juste un détail, un détail que nous n’expliquons pas…

Maline prit la parole d’une voix calme :

— Je suppose que cette fois-ci, il n’y avait pas une marque au fer rouge. Il y en avait deux ! Le requin et le crocodile ont été brûlés.

Le regard d’Ovide Stepanu se métamorphosa et devint brusquement inquisiteur.

Personne ne pouvait connaître ce détail… A part l’assassin lui-même ! Qui était cette fille ? Quel rôle jouait-elle exactement ?

Il allait intervenir lorsque Maline poursuivit :

— En javanais, suro signifie requin et buaya, crocodile. Surabaya est le port d’attache du Dewaruci, sur l’île de Java, en Indonésie. Les tatouages sont des symboles qui représentent le navire auquel les matelots appartiennent.

Ovide Stepanu ne sut pas quoi ajouter.

Etaient-ils incompétents à ce point dans la police ?

Dans ce cas, il fallait faire preuve d’humilité :

— Avez-vous identifié les deux autres ? Le tigre et la colombe ?

— Pour le tigre, aucune idée. Pour la colombe par contre, sachant que paix se traduit par mir en russe, on peut penser que l’un des deux matelots qui nous manquent est russe. Il est soit l’assassin… soit la prochaine victime…

Ovide Stepanu pensa que selon toute logique symbolique, l’assassin ne pouvait pas être la colombe et en déduisit que ce matelot russe du Mir courait sans doute un grand danger.

Il ne se doutait pas à quel point il avait raison !