13h18, square Verdrel
Morten Nordraak regardait le cygne blanc allonger le cou pour attraper les morceaux de pain que lui lançait une petite fille de cinq ans.
La petite fille lui rappelait sa sœur, Lena. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle devait avoir cet âge-là, cinq ans environ. Maintenant, elle devait bien en avoir seize. Elle devait être une vraie jeune fille. Il ne l’avait jamais revue. Il avait fait trop de conneries, quand il était jeune, il n’avait pas fréquenté les bonnes personnes, il n’avait pas eu de chance, il s’était fait prendre trop tôt.
Après, cela avait été l’engrenage. Prison. Centre de redressement. Prison.
La Marine nationale avait été une porte de sortie inespérée. On lui avait fait confiance, pour la première fois, on lui avait donné un uniforme. Il n’avait pas dix-huit ans lorsqu’il s’était engagé.
Et alors, à ce moment-là, il rencontra les bonnes personnes. Presque aussitôt.
Du moins, il l’avait cru. Il avait cru que les autres étaient fiables.
Ne pouvait-il compter que sur lui-même ? Sa vie n’était-elle qu’une fuite ? Reverrait-il Lena, un jour ? Reviendrait-il au village avant qu’elle se marie, pour lui offrir la plus belle des noces qu’on n’ait jamais vue ?
Oui, il reviendrait, avec le butin. Il l’avait bien mérité !
Il fallait qu’il tienne bon. Encore deux jours ! Tenir aujourd’hui et demain, dimanche. Après, il se fondrait à nouveau dans l’équipage, quitterait la France.
Il aurait gagné.
Morten Nordraak s’assura que personne ne le regardait, qu’il n’y avait pas de caméra de surveillance dans le square, et tira un morceau de papier quadrillé de sa poche.
« R.V. Libertalia. 18 heures. Maline Abruzze sera là. Exécution de la malédiction du jarl. Ramphastos. »
Il le replia aussitôt, méfiant.
On lui servait la journaliste sur un plateau ! C’était presque trop beau pour être vrai.
Il avait toujours fait confiance à ce vieux Ramphastos, avait-il eu raison finalement ? Ramphastos aussi le connaissait, savait qui il était.
C’était difficile de penser que le vieux Ramphastos puisse trahir. Il avait servi des années le drapeau noir, il connaissait des marins dans les ports du monde entier. C’était un type de confiance, un pur, un des derniers ! Mais il devait se méfier de tout le monde…
Morten Nordraak regardait toujours la fillette et le cygne.
La pureté…
Cela ne dure qu’un temps. Quelques années, et encore…
Ramphastos n’était plus qu’un vieil ivrogne, sans doute prêt à trahir tous ses idéaux pour ne jamais mourir de soif. Lui aussi pouvait l’identifier. Ils étaient deux, en fait, à pouvoir le reconnaître, cette journaliste, Maline Abruzze et Ramphastos.
Les deux devaient se rencontrer à 18 heures !
Si c’était un piège, il n’allait pas tomber stupidement dedans. Si cela n’en était pas un, il n’aurait fait que prendre ses précautions, Ramphastos pourrait comprendre.
D’une façon ou d’une autre, la malédiction s’appliquerait, c’était certain.
Elle s’était déjà appliquée.
Il serait présent au rendez-vous à 18 heures.
A sa façon.