13h27, espace du Palais
Maline déjeuna d’un kebab dans le centre-ville, sur l’esplanade de l’espace du Palais, à la terrasse de l’Echiquier. Instinctivement elle ne s’éloignait pas des lieux publics et des rues fréquentées. Ce n’était pas très difficile, pour ce dernier week-end de l’Armada, la ville faisait le plein. Les terrasses étaient bondées. L’affaire du double meurtre ne semblait pas avoir changé le quotidien des habitants et des visiteurs.
Machinalement, Maline consulta la messagerie de son téléphone portable. Elle avait un message, un seul, laissé par Oreste Armano-Baudry. Sa voix était joyeuse, triomphante. Il indiquait qu’il était bien rentré à Paris par le premier train, qu’ils étaient tous enthousiasmés par son article à la rédaction du Monde, qu’ils lui réservaient une place de choix à la une, et que son rédacteur en chef aimerait beaucoup, mais vraiment beaucoup, publier une interview exclusive de la fabuleuse Maline Abruzze. Oreste laissait ses coordonnées personnelles et celles du rédacteur en chef, mais il fallait qu’elle se dépêche, ils étaient en plein bouclage.
Maline raccrocha son portable avec violence et supprima le message.
Quel connard !
Il n’avait décidément rien compris !
Elle prit le temps de picorer la salade et les crudités de son kebab, observant l’esplanade ensoleillée. Maline repensait aux recommandations de Joe Roblin, au rendez-vous avec Ramphastos, dans quelques heures. Ramphastos pouvait-il être impliqué dans cette affaire ? C’était stupide ! Le coupable était ce géant blond recherché par toutes les polices.
Ramphastos n’était qu’un pirate nostalgique, un ivrogne incapable d’être le cerveau d’une quelconque organisation, encore moins un tueur. Joe Roblin avait l’air sûr de lui : selon son analyse, il n’y avait qu’un tueur. Pouvait-on penser que Ramphastos joue à ce point la comédie ?
Certes, c’est lui qui le premier avait parlé de cette histoire de malédiction. Il haïssait l’Armada, et de plus, s’était fait exclure de cette organisation. La mise en scène macabre des crimes pouvait avoir ce but : mettre le bazar dans l’Armada, semer la panique ! Cela pourrait fort bien ressembler aux méthodes de ce vieil anarchiste…
Mais que penser alors de l’agression de Daniel Lovichi ? Un règlement de compte avec un complice ? Un hasard malheureux ? Une autre mise en scène avec un comparse bien payé ? Une mise en scène dont elle était le témoin !
Ou… L’hypothèse était plus vraisemblable encore. Une mise en scène dont elle devait être la victime. La vraie, l’agression sur Ramphastos n’était qu’un leurre pour l’attirer dans une ruelle sombre. Daniel Lovichi avait entre les mains l’arme du crime de Mungaray et connaissait Ramphastos. Tout pouvait s’expliquer ! Il exécutait les basses œuvres de Ramphastos. Les cinq mille euros dans la poche de Ramphastos n’étaient pas le mobile de la pseudo-agression, ils étaient le montant du contrat que devait recevoir Lovichi après l’avoir tuée. Voici pourquoi Ramphastos avait refusé de révéler d’où venait l’argent et à quoi il devait servir !
Depuis le début de cette affaire, on ne parlait que de piraterie. Sans aucun doute, Ramphastos avait le profil du coupable idéal. Le rendez-vous de ce soir n’était-il qu’un piège, alors ? Devait-elle alerter la police ?
Maline avala son kebab à pleines dents et réfléchit.
Que risquait-elle à se rendre dans un bar bondé en plein jour ? Si elle alertait la police, jamais le vieux pirate ne parlerait. Elle se sentait devenir folle, elle aussi, aussi folle que ce profileur sorti d’un film de série Z. Ses raisonnements ne menaient à rien. Ramphastos n’était qu’un vieil ivrogne et le coupable, le quatrième marin, le motard, le tigre, était sans doute déjà loin de Rouen.
Maline regarda sa montre. Elle avait plus de cinq heures avant le rendez-vous. Que faire ? Rentrer chez-elle ? Dormir un peu ? Elle en avait besoin.
Ce Roblin lui avait tout de même fichu la trouille avec ses délires. Elle n’avait aucune envie de se retrouver seule, même chez elle.
Un lieu public, jusqu’à six heures ? Un cinéma ? Les magasins ?
Maline réfléchit en terminant son kebab. Elle s’arrêta sur une idée beaucoup plus instructive. Elle était à deux pas de la bibliothèque municipale et les vieux rayons ne devaient pas manquer de livres sur l’histoire de la Seine et de ses mystères.
***
Elle traversa l’esplanade Marcel-Duchamp devant le musée des Beaux-Arts, jetant un coup d’œil vers le square Verdrel, juste en face. Ce petit îlot de verdure était pris d’assaut par les familles terrassées par la canicule !
Quelques mètres plus loin, elle montait le majestueux escalier de marbre de la bibliothèque. La fraîcheur et le silence des vieilles pierres lui firent du bien. En pénétrant dans la bibliothèque, elle fut surprise : il y avait du monde !
Des étudiants en histoire, des personnes âgées se cultivant, des généalogistes amateurs… Quelques dizaines de personnes se passionnant pour le passé, indifférentes au présent, à l’abri du vacarme extérieur.
Maline ne savait pas trop par quoi commencer. Sur un ordinateur en libre accès, elle consulta le catalogue de la bibliothèque. Elle opta pour une recherche par mots-clés : elle ne trouva rien à « pirates en Seine ». Elle élargit alors la recherche à « marine en Seine ».
Une liste de plus d’une cinquantaine de titres apparut. Elle essaya de sélectionner les cinq références qui lui parurent les plus importantes. Elle retint trois numéros de la revue Mémoire de Seine, le bulletin du Musée maritime de Rouen, et deux ouvrages généraux sur l’histoire du fleuve.
Après plus d’une heure de recherches, Maline commençait à mieux maîtriser les références. Outre l’incroyable richesse de l’histoire de la navigation en Seine, Maline se rendit compte que Ramphastos était très souvent cité dans les articles, notamment entre 1979 et 1993. Elle finit même par trouver plusieurs articles rédigés par Ramphastos luimême : des histoires de marins troussées d’une plume alerte, à l’image de ses qualités orales de conteur.
Elle trouva même un détail étonnant : l’un des ouvrages, qui parlait du naufrage du Télémaque à Quillebeuf, au large du Marais Vernier, était dédié « à ma fille ». Elle ignorait que Ramphastos avait une fille. Les marins avaient des femmes dans chaque port… Ils devaient bien aussi y laisser parfois une descendance !
Au bout de deux heures de recherches, elle commença à avoir l’impression de tourner en rond. Elle ne trouvait aucune référence à cette malédiction de Rollon dont Ramphastos avait commencé à lui parler, rien non plus sur la symbolique du tigre. Ses recherches se cantonnaient à un inventaire d’histoires de grands navigateurs partis de Rouen, destins plus extraordinaires les uns que les autres : Cavelier de La Salle, Verrazzane, Béthencourt, Charcot…
Après une nouvelle recherche informatique, plus approfondie encore, elle se rendit à l’accueil pour commander une nouvelle série de livres, plus centrée sur l’histoire de la piraterie. Une fille un peu sévère, à laquelle il était difficile de donner un âge, lui répondit qu’un des ouvrages n’était pas disponible.
Il était déjà emprunté !
Maline s’étonna :
— Mais je croyais que tous ces ouvrages étaient exclus du prêt ?
— Ils le sont, répondit la documentaliste.
— Mais…
— Simplement, une autre personne est en train de les consulter dans la salle.
Elle baissa les yeux pour consulter ses fiches :
— Place 32 !
Maline resta stupéfaite : une autre personne s’intéressait à la piraterie, en ce moment même, dans cette bibliothèque !
Place 32.
Elle leva les yeux. La place 32 devait se trouver un peu plus loin, derrière une haute étagère de chêne. Elle avança.
Effectivement, la place 32 était occupée.
Lui ?