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En toute discrétion…

16h09, tunnel sous la Grand Mare

La Subaru Impreza WRX hurlait dans le tunnel de la Grand Mare, toutes sirènes dehors. Le commissaire Gustave Paturel se cramponnait :

— Tu es obligé de foncer comme ça ?

Une main sur le volant, l’autre à la portière, l’inspecteur stagiaire Jérémy Mezenguel affichait un sourire hilare :

— J’adore ça boss, j’adore trop, j’ai passé le concours de flic rien que pour ça !

Les lumières du tunnel défilaient. Les voitures sur la file de droite semblaient rouler au ralenti dans le rétroviseur de la Subaru.

— Surtout dans les tunnels, ajouta Mezenguel. On se croirait dans un jeu vidéo !

Paturel soupira :

— Loupe pas la sortie ! Première à droite après le tunnel, direction Saint-Martin du Vivier.

— OK. Vous prenez un gros risque, sur ce coup-là, commissaire… Non ?

— Quel gros risque ? On a quatre capitaines sur six qui nous ont avoué que derrière la CYRFAN se dissimulait Nicolas Neufville, que lorsqu’ils ont découvert le prix où la CYRFAN vendait ses prestations à ses clients, par rapport au prix où cette société avait loué leurs bateaux-promenades et leur équipage, ils avaient vu rouge. Qu’ils ont essayé de négocier un intéressement aux bénéfices avec la CYRFAN, une rallonge, et qu’en guise de réponse, Nicolas Neufville leur a envoyé quelques gros bras pour les calmer. La plupart n’ont pas insisté, leur bateau, c’est leur gagne-pain, ils se sont généralement endettés jusqu’à l’os pour se le payer. Ils se sont contentés des miettes distribuées par Neufville. D’après ce qu’il a fini par nous avouer, seul Patrick Baudouin, le capitaine du Surcouf, a un peu insisté, a voulu faire pression, a menacé de reprendre ses cliques et ses claques avec son bateau et de tout laisser en plan, y compris les clients, si la CYRFAN ne rallongeait pas la mise. Nicolas Neufville s’est déplacé lui-même, la nuit du jeudi 10 juillet, pour expliquer au capitaine Baudouin qu’il ne devait pas faire trop de vagues s’il voulait que le Surcouf reparte de Rouen à peu près en état de remonter la Rance après le 14 juillet. C’est si fragile, ces bateaux-croisières, des petits bijoux tout en verre… Alors Jérémy, les preuves, on les a. Cela s’appelle de la prise illégale d’intérêt, et en poussant un peu, du chantage !

Ils sortirent du tunnel et la sirène hurla de plus belle.

— Tu ne veux pas couper ton truc, on ne s’entend pas !

Il ne fut pas sûr que Mezenguel ait entendu. Celui-ci continuait à crier :

— OK pour le chantage, la menace sur les capitaines de bateaux-promenades, mais il a gagné quoi avec cette embrouille ? cent mille euros, trois cent mille euros maxi ? Vous allez pas aller loin avec ça !

Paturel se pencha, coupa la sirène et hurla tout de même :

— Ça me permet de l’inculper ! De l’embarquer pour un motif quelconque. Une fois au trou, on le travaillera, on vérifiera ses alibis, on le fera craquer…

— Je croyais que ce n’était pas son ADN, sur le verre ?

— Pas un mot sur ça, bordel ! C’est vrai que son ADN n’est pas celui du double meurtrier, mais il peut avoir des hommes de main !

— Des jumeaux !

— Ouais, des jumeaux, c’est pas con ! Ça devient même un débouché professionnel important pour les jumeaux : tueurs fouteurs de merde dans les tests ADN !

La Subaru Impreza se rabattit brusquement sur la file de droite.

Ce stagiaire conduisait vraiment comme un taré ! En plus, Jérémy Mezenguel tournait la tête vers le commissaire pour lui parler :

— Les petites combines de Neufville n’ont peut-être rien à voir avec le meurtre ?

— Regarde ta route, bordel ! Y a tout de même le cadavre de Mungaray qui a passé deux heures dans le congélo du Surcouf ! Mais même s’il n’est pas un meurtrier, coincer une ordure, crois-moi, ça défoule ! Et puis ça va occuper un peu les journalistes. Putain tourne ! C’est là !

La Subaru Impreza dérapa et dans un concert de klaxons, quitta l’A28 direction Saint-Martin-du-Vivier. Ils roulèrent quelques centaines de mètres.

— Plutôt chicos, par ici, fit Mezenguel.

— La commune la plus riche de l’agglomération, il paraît, et on se rend dans le quartier le plus riche de la commune la plus riche, le Vallon-aux-moines. Tout droit…

A plus de quatre-vingts kilomètres-heure en pleine agglomération, Mezenguel coupa au plus court les rondspoints, décolla deux roues sur un ralentisseur et s’engagea pied au plancher dans la descente vers la vallée du Robec.

Le commissaire soupira :

— Je suis un peu surbooké en ce moment, mais je ne suis pas à cinq minutes.

Les pneus crissèrent.

— A gauche ! hurla le commissaire. La chaumière en face !

Mezenguel remit la sirène en route.

La Subaru Impreza s’engagea dans un adorable petit lotissement, à flanc de vallée, où d’immenses chaumières étaient posées dans des grands parcs arborés sans barrières.

Tondu frais.

Mezenguel fit gicler les graviers sous ses pneus dans le sentier, presque sans ralentir et se gara sur la pelouse en pilant brutalement, ravageant un mètre et demi de gazon.

Il coupa enfin la sirène.

— Vous vouliez du spectaculaire, boss. Une arrestation qui ne passe pas inaperçue !

Paturel soupira à nouveau.

Devant eux, sur la terrasse ensoleillée, une famille était attablée.

Paturel fit l’inventaire. Orangeade, magazine, jeux de sociétés. Deux grands adolescents. Une femme très élégante, élancée. Une vieille, avec un chapeau de paille, qui dormait, à l’ombre, dans un fauteuil large et creux.

Tous, sauf la grand-mère, regardaient stupéfaits l’intrusion subite de la Subaru Impreza. Nicolas Neufville aussi, ou alors il simulait bien.

Le commissaire Paturel s’avança, prit une voix calme mais expliqua clairement que Nicolas Neufville devait les suivre, qu’ils avaient une demande de garde à vue dûment signée par le juge… mais qu’il ne s’agissait que d’un interrogatoire de routine, rien de grave, qu’il serait de retour sans doute bientôt.

Toute la sainte famille ne bronchait pas, attendant la réaction de l’homme d’affaires.

Paturel se doutait que dans le Vallon-aux-moines, derrière les haies de thuyas, de troènes ou de charmille normande, une foule discrète de voisins épiait la scène.

— Je suppose que je n’ai pas le choix ? fit Nicolas Neufville.

Le commissaire hocha la tête.

La grand-mère n’avait toujours pas ouvert un œil, la fine et élancée madame Neufville semblait presque plus inquiète par les regards des voisins que par l’arrestation de son mari.

Mezenguel était resté en arrière, une fesse sur le capot de la Subaru, à mâchouiller un chewing-gum, sous le regard admiratif des deux adolescents. Il ne lui manquait plus que les Ray-Ban et le stetson.

Nicolas Neufville se retourna vers sa femme :

— Chérie ! appelle Henri tout de suite.

— Henri Lagarde, précisa-t-il au commissaire… Mon avocat, je pense que vous le connaissez… Il est plutôt réputé sur la place. Pour ma part, je n’ai pas l’honneur de connaître votre nom, mais je pense que vous êtes en train de faire une immense connerie !

Le commissaire Paturel n’était pas loin de penser la même chose. Mais tout le problème était de ne pas le laisser paraître.