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La Buse !

16h15, Bibliothèque municipale de Rouen

Place 32 !

Qu’est-ce qu’il faisait là ?

Le général Sudoku releva à peine la tête en voyant Maline s’avancer.

Maline avait dû passer dix fois devant lui sans le remarquer, dissimulé derrière ses piles de livres.

Enfin, Sudoku détourna les yeux de son ouvrage. Ses maigres cheveux jaunes se dressaient de chaque côté de sa tête, comme ceux d’un savant fou de bande dessinée :

— Vous vous intéressez beaucoup aux histoires de pirates, à ce que je vois, mademoiselle Abruzze.

— Nous sommes quelques-uns dans ce cas, non…

Maline et Sudoku s’évaluaient, un peu méfiants, un peu complices.

Sudoku brisa la glace :

— Je crois que nous possédons la même curiosité et que nous avons eu tous les deux la même idée. Vous avez trouvé quelque chose ?

— Beaucoup d’informations que j’ignorais, répondit Maline, mais rien qui puisse me renseigner davantage sur le meurtrier, ses motifs, la malédiction, la marque au fer rouge et le reste… et vous ?

— Pas mieux ! Presque rien.

Il marqua un temps de respiration

— Enfin si, tout de même, un détail étonnant, du moins pour qui s’intéresse aux pirates…

— Quoi ? questionna Maline, piquée au vif.

— Je peux vous faire confiance ?

Elle se pencha et colla son décolleté bronzé à la hauteur des livres que consultaient Sudoku.

— A vous de voir…

Avec un peu d’attention, Sudoku pouvait repérer si Maline portait ou non un soutien-gorge.

— Regardez, fit Sudoku en louchant à la fois sur le livre et sur les seins de Maline.

Elle n’en portait pas !

Sudoku essaya de se concentrer à nouveau sur sa lecture. Il tenait devant lui un volumineux livre de piraterie, datant sans doute du siècle dernier, en maroquin rouge, à tranche dorée et à illustrations flamboyantes. Il le fit glisser vers Maline, galamment, pour quelle n’ait pas besoin de changer de position.

Maline lut le titre en haut de la double page.

La Buse.

Sur la page de droite était dessiné le portrait en noir et blanc d’un pirate au visage fin, à la fois racé et élégant. Sur la page de gauche était reproduit un étrange cryptogramme dans une langue que Maline ne connaissait pas.

— La Buse ? Qui est-ce ?

— La Buse ! Le pirate français le plus célèbre. Il est surtout connu à cause de son cryptogramme, cette page codée qu’il lança à la foule le jour de sa pendaison, en hurlant ses mots : « Mon trésor à qui résoudra l’énigme »… La Buse avait effectivement constitué un butin considérable au cours de sa carrière, que l’on ne retrouva jamais. Le cryptogramme n’a jamais été résolu, même si beaucoup de personnes ont consacré toute leur vie à la recherche de ce trésor, la résolution du cryptogramme, et si internet regorge de sites qui développent des hypothèses qui vont des plus sérieuses aux plus farfelues à propos de ce pirate.

— Passionnant, admit Maline. Mais quel est le rapport entre ce pirate et la Seine ? La Buse était normand ?

— Non, sourit Sudoku, aucun rapport avec la Normandie.

Maline haussa les épaules et se releva, à la grande déception de Sudoku. Le général leva un instant les yeux puis les détourna. Il passa une main hésitante dans ses cheveux pour essayer de les aplatir, sans succès. Il toussota et continua, ménageant ses effets :

— Non, il n’était pas normand… Il était réunionnais ! Regardez Maline, tournez la page. Regardez quel est le véritable nom de La Buse !

Maline se pencha à nouveau, pour le plus grand bonheur de Sudoku.

Pas pour le sien.

Elle lut.

Son cœur s’accéléra. La coïncidence était trop énorme.

Elle relut encore.

Le véritable nom de La Buse, ce pirate du XVIIIe, était Olivier Levasseur.

— Mon Dieu, cria Maline, blanche.

Aux tables voisines, des visages surgirent des piles de livres en exigeant le silence d’un « chuttt » autoritaire.

Maline chercha à se reprendre, comprendre. Il fallait sauver les apparences, essayer d’en savoir plus.

Maline se tourna vers Sudoku en essayant de paraître le plus naturelle possible :

— Il… Il porte le même nom que le chargé de relations presse de l’Armada ! Vous croyez que cela pourrait être un… un hasard ?

Sudoku afficha une sorte de sourire sadique et répondit d’une voix peu inquiétante :

— On sait tous que ce chargé de communication est réunionnais… La coïncidence est troublante, surtout au moment où tout le monde semble s’intéresser à la piraterie, aux trésors, à l’anarchisme… Mais de toutes les façons, une chose est sûre, notre Olivier Levasseur n’est pas La Buse réincarnée… Au mieux, ou au pire, il est un de ses descendants… Qu’est-ce que cela change ?

Maline tenta de conserver un air détaché, non affecté :

— Merci du tuyau, conclut-elle d’une voix néanmoins hésitante.

Elle retourna à sa place, déboussolée.

Ses pensées s’affolaient.

L’utopie de Libertalia avait été fondée à Madagascar, tout près de la Réunion. Le géant blond, le tigre, regardait à Villequier un vitrail représentant une scène de piraterie ! Ramphastos était un pirate, il le revendiquait !

Et maintenant, Olivier Levasseur lui-même était le descendant de La Buse. Olivier Levasseur avait lui aussi un rapport direct avec la piraterie !

Des pensées démentes lui venaient à l’esprit. Et s’ils étaient tous de mèche, tous liés par un même serment pirate ?

Elle essaya de se replonger dans ses lectures, mais la concentration lui faisait défaut.

A peu près une heure plus tard, son téléphone sonna.

« Chuttt ».

Un message !

Maline baissa la tête, honteuse et lut le SMS.

C’était Olivier Levasseur !

Comme une préméditation, comme un coup bien monté.

« T’es où ? Suis dispo. Et toi ? »

Le message plongea à nouveau Maline dans un abîme de suppositions. Elle n’allait tout de même pas se mettre à soupçonner Olivier Levasseur à cause d’une homonymie, parce qu’il portait le même nom qu’un pirate, mort depuis plus de deux cents ans !

Est-ce qu’elle devenait folle ? C’est avec des théories aussi stupides qu’on finissait vieille fille.

Pourtant, elle se souvenait des conseils de Roblin. Tout allait se jouer dans les prochaines heures, ne faire confiance à personne, se méfier, ne pas accepter de rendez-vous…

Seule…

Mais dans un lieu public ?

Elle n’allait pas se mettre à soupçonner tout le monde ! Pourquoi pas Sudoku, pendant qu’elle y était ? Il consultait des livres de pirates, c’est lui qui l’avait envoyée chez Ramphastos, le premier soir, lui seul avait pu prévenir Olivier à l’instant… Pourquoi Sudoku ne serait-il pas dans cette bibliothèque… en train de l’espionner ?

Avec un peu d’imagination, tout le monde pouvait être l’assassin ! Alors pourquoi davantage Olivier Levasseur ?

Parce que… Parce que… Le commissaire Paturel ne le sentait pas non plus, ce chargé de relations presse. Parce qu’hier soir, il l’avait mise dehors pour rester seul, quelques heures avant le double crime !

Maline se prit la tête entre les mains. Cinq minutes plus tard, elle avait pris sa décision.

Accepter… Dans un lieu public où elle ne craindrait rien !

Elle envoya le message

« OK. Espace du Palais. 17h15 ».

Le petit « cling » du message qui part provoqua un nouveau grand « chutttt » dans la studieuse bibliothèque.

Maline se dit qu’il était temps pour elle aussi de partir.

***

Maline attendait dans la galerie commerçante couverte de l’espace du Palais. Au milieu de la foule impressionnante de touristes à la recherche de la fraîcheur de l’air climatisé, il ne pouvait pas lui arriver grand-chose. Au pied de l’Escalator, entre les boutiques de modes luxueuses, elle avança vers la librairie.

Ils avaient déjà reçu l’édition du Monde.

La une était sans ambiguïté :

« Folie meurtrière sur l’Armada de Rouen. Ce que l’on vous cache ».

Maline allait entrer dans la librairie, puis se reprit. Elle n’allait pas donner un euro pour ce torchon rédigé par Oreste Armano-Baudry ! Elle se consola en constatant que la plupart des passants, notamment les jeunes qui passaient en groupes, ne jetaient même pas un seul coup d’œil à la manchette agressive. Elle savait pourtant que cet article n’était qu’un des éléments d’un engrenage, d’une bombe à retardement qui allait exploser, bientôt sans doute.

Et si Oreste Armano-Baudry avait raison ? Et si la bonne solution, c’était de se mettre à crier à cette foule inconsciente qu’il fallait fuir, fuir la Seine, le plus vite possible. Et si c’était cela, son métier de journaliste ? Prévenir…

Son téléphone sonna, la coupant net dans ses réflexions.

C’était Olivier.

— Maline. Tu es où ?

Maline répondit d’une voix hésitante ;

— Olivier ? Je suis dans la galerie, en face de la FNAC.

— OK, je suis là. Je suis garé au parking du Palais. Je monte. On se rejoint ? Ascenseur du milieu !

Aucun sous-entendu dans sa voix, aucun piège apparent, Maline se retourna et avança d’une trentaine de mètres vers les trois grands ascenseurs qui menaient un étage plus bas à l’immense parking souterrain qui s’étendait sous une bonne partie de la vieille ville.

Une quinzaine d’autres personnes attendait à côté d’elle, les bras chargés de paquets. L’ascenseur de droite s’ouvrit le premier. Il était large, spacieux, il engloutit au moins dix personnes plus les paquets.

Celui de gauche s’ouvrit à son tour et les cinq dernières personnes s’engouffrèrent.

Cling !

Maline se retrouva seule, une seconde, devant les trois portes d’acier.

Cling !

Une lumière rouge à côté de la porte du centre s’éclaira

La porte s’ouvrit.

Olivier était dans l’ascenseur, seul.

— Monte !

Maline lança un dernier coup d’œil désespéré autour d’elle. Personne. Puis fit un pas en avant.

Comment faire autrement ?

La porte de l’ascenseur se referma derrière elle.

Cling !

Seuls.

Olivier portait une ample chemise écrue à manches longues, sortie de son pantalon.

Il se tenait au fond de l’ascenseur, à plus d’un mètre d’elle.

L’ascenseur descendit.

Moins d’une seconde.

Il s’arrêta, brusquement.

Olivier tenait le doigt appuyé sur un bouton rouge, qui apparemment possédait le pouvoir de stopper immédiatement la course d’un ascenseur.

Un sentiment affolant, mélange indissociable de panique et d’excitation, saisit Maline.