17h16, ascenseur de l’espace du Palais
Olivier regardait Maline avec un regard pénétrant. En temps normal, Maline aurait adoré la situation.
Un amant qui bloque l’ascenseur.
La passion pressée des corps.
Se rajuster et sortir comme si de rien n’était, sous le regard suspicieux d’inconnus.
Mais elle n’était peut-être qu’une petite gourde qui allait finir poignardée dans l’ascenseur de l’espace du Palais, alors que tout le monde l’avait pourtant mise en garde.
— Qu’est-ce qu’il y a Maline ? fit la voix mielleuse d’Olivier. Ça ne va pas ?
Maline savait que le meurtrier avait été blessé au bras par Paskah Supandji… Elle se redressa, essaya d’adopter le visage d’une maîtresse-femme et ordonna d’une voix qu’elle aurait voulu plus rauque :
— Retire ta chemise, Olivier !
Levasseur, après un court instant d’étonnement, accepta de jouer le jeu avec délice. Sans prononcer un mot, il ôta lentement sa chemise, dévoilant son torse large et bombé.
Il n’était pas blessé au bras !
Maline se sentit un peu rassurée… mais elle savait que le meurtrier poignardait ses victimes, qu’il portait donc une arme !
Sa voix descendit encore dans les graves :
— Retire ton pantalon, Olivier.
Le pantalon tomba.
Olivier Levasseur ne portait pas de poignard, ni rien d’autre sous son pantalon.
Un immense miroir faisait office de paroi au fond de l’ascenseur. Maline put vérifier, avec une vue panoramique à 360 degrés, que le beau Réunionnais n’avait pas d’autre arme que son corps de rêve.
Il posa son regard sur elle.
Si c’était un piège, il était trop tard.
Elle était prise.
Maline s’avança d’un mètre, respirant la peau de son amant, sans la toucher.
Lentement, elle leva ses mains, jusqu’à la hauteur de ses épaules, d’un geste gracieux de danseuse comme si elle était menacée par une arme. Toujours aussi délicatement, ses doigts se refermèrent sur ses deux paumes, à l’exception de ses deux index.
Ses deux longs doigts avancèrent vers ses épaules nues et passèrent sous les bretelles de la robe à fleurs. D’un mouvement lent, les doigts soulevèrent les deux fines bretelles de la robe, juste un peu, quelques centimètres.
Puis soudain les deux doigts se replièrent.
La robe tomba d’un coup, sans bruit.
Minuscule tissu.
Maline avança.
Le contact de la pointe de ses seins sur les pectoraux de l’homme électrisa son corps jusqu’à la plus infime portion de sa chair.
***
Morten Nordraak se posta rue des Boucheries Saint-Ouen, dans le prolongement de la rue du Père-Adam. Il était un peu loin mais il pouvait tout de même surveiller les entrées et les sorties du Libertalia. Il avait aussi sa longue-vue dans sa poche, c’était souvent très utile, autant qu’un couteau.
De son poste d’observation, il ne craignait pas qu’on le repère. Il alluma une cigarette, sans cesser de jeter des regards prudents autour de lui. Se faire interpeller par une patrouille serait stupide, mais à condition de repérer leur présence suffisamment à l’avance, il ne courait aucun risque.
Il fixa à nouveau la porte du Libertalia.
Il s’approcherait tout à l’heure, discrètement, quand la journaliste serait là.
***
Maline refit surface, place du marché aux fleurs, une demi-heure plus tard.
Légère.
Rouen était la plus belle ville du monde !
Après l’amour.
Le beau Réunionnais après un dernier baiser sur les lèvres, était reparti, laissant juste un parfum de vide dans l’espace clos de l’ascenseur.
Il avait rendez-vous lui aussi à 18 heures.
Son job !
Débordé.
Beau, libre et débordé.
Arrière-arrière-arrière-petit-fils de pirate, peut-être. Et alors ? Ça lui allait plutôt bien, cette descendance mystérieuse. Jamais désormais, Maline ne pourrait entrer dans l’espace du Palais, prendre l’ascenseur, sans revoir le film de leurs ébats en écran géant, dans le miroir du fond. Maline ne s’était aperçue qu’en sortant qu’il n’y avait pas de plafond à la cage d’ascenseur et que n’importe qui, en se penchant un peu, aurait pu les surprendre.
Cela ajouta, rétrospectivement, encore un peu à son émoi.
Son corps frissonnait encore. Elle marchait mécaniquement vers le Libertalia. Elle y serait dans quelques minutes. Il fallait qu’elle reprenne ses esprits, qu’elle retrouve sa vigilance, rapidement.
Ce double crime, ces menaces de mort, lui semblaient soudainement lointaines, comme un mauvais rêve. Il fallait qu’elle se secoue. Il s’agissait peut-être d’un piège, on l’avait suffisamment mise en garde.
Elle y était. La statue de la Liberté proposait toujours des consommations dans la rue, juste devant le Libertalia. Elle entra. Elle ne fut qu’à moitié rassurée. Il y avait à peine cinq clients dans le bar, deux couples, et Ramphastos, à sa place habituelle.
Le barman la reconnut et la salua. Il était seul. La majorité des clients, et donc également la serveuse sexy, ne devaient arriver qu’à la nuit tombante.
La douce musique brésilienne, la couleur bois et émeraude du décor, la calme fréquentation, rendaient le lieu paisible.
Si c’était un piège, il était bien dissimulé.
Maline alla directement s’installer près de Ramphastos. A vue de nez, et c’était le cas de le dire, il était déjà saoul. S’il simulait, alors, il était un acteur exceptionnel. Il ne sembla la reconnaître que lorsqu’elle fut sous sa barbe.
Maline avait davantage envie d’un café que d’une bière ou d’un rhum, mais elle commanda tout de même une pression, comme pour rassurer Ramphastos. Elle prit soin de s’asseoir non pas en face, comme l’autre soir, mais à côté de lui, dos au mur. Elle voyait ainsi l’ensemble du bar et une bonne partie de la rue, par la porte et les grandes fenêtres vitrées.
On ne pouvait pas la prendre en traître !
De toutes les façons, elle se sentait de plus en plus rassurée, dans ce bar tranquille, à côté de cet ivrogne déjà presque incapable de se lever.
Lui, le cerveau d’un complot anarchiste ? L’hypothèse apparaissait de plus en plus improbable.
— T’as rien dit aux flics, hein ? éructa Ramphastos.
— C’est bon, je te crois, t’as l’air sincère.
— Je le suis.
— Ouais, ouais. On dit ça…
Il vida sa bière et en recommanda une. En faisait-il de trop ?
Comment savoir.
— Vous deviez me parler de la malédiction, commença Maline.
— Ah, la malédiction, hurla presque Ramphastos.
Les deux couples se retournèrent, mi-amusés, mi-inquiets. Le barman amena la bière et fit signe de la main à Ramphastos de parler moins fort. Sans vraiment insister, il devait avoir l’habitude. Ramphastos faisait presque partie du décor de son bar, au même titre que les palmiers en plastique et que les perroquets en bois. Certains clients, assis trop près de Ramphastos, avaient dû avoir plus d’une fois la surprise de le voir bouger : mon Dieu, ce n’était pas la statue de cire d’un pirate !
Maline reprit de sa voix la plus douce :
— Oui. La malédiction. A propos des trois marins de l’Armada qui sont décédés.
— Ouais… J’ai entendu ça. Trois gamins poignardés… Après tout, bien fait pour eux !
Maline sursauta. Le vieux pirate continua :
— Trois gamins cupides ! Sans cervelle, qui n’ont rien compris, qui voulaient le butin, pour eux, pour eux seuls… Pour se servir et repartir chez eux les mains pleines ! Les jeunes ne comprennent plus rien à la piraterie… Ils ne pensent qu’aux pièces d’or. Comme s’il n’y avait qu’à se servir !
Il souleva quelques instants son lourd corps et frappa sur la table :
— Quels cons !
Son corps s’effondra à nouveau sur la chaise. Il vida sa bière d’un trait.
Que savait-il ? Affabulait-il ou connaissait-il réellement le mobile du triple crime ? Comment le faire parler, il était déjà ivre…
Maline avança prudemment :
— Ils ont mérité de subir la malédiction. Mais qui…
Le regard de Maline se figea soudain.
Elle avait vu un fantôme.
Dans le reflet du zinc du bar, mêlé au visage couronné de la statue de la Liberté, Maline avait aperçu le visage du fugitif, le tigre. Elle le reconnut immédiatement, malgré ses lunettes de soleil et ses cheveux dissimulés sous une casquette kaki.
Maline se pencha un peu et se tourna vers l’entrée du bar. Dans l’encadrement de la porte de verre, dehors, discrètement posté entre l’angle du Libertalia et la pancarte en carton, elle reconnut, cette fois-ci distinctement, le visage de l’inconnu de Villequier.
Le regard du tigre se tourna en même temps vers elle.
Lui aussi l’avait identifiée.
Dans l’instant qui suivit, il recula de quelques mètres et disparut du champ de vision de la journaliste. Sans davantage réfléchir, Maline repoussa la table, le tabouret devant elle et se précipita à sa poursuite.
La table bascula.
Le barman poussa un juron.
Maline n’eut pas le temps de faire un pas de plus.
Dans l’instant qui suivit, une détonation fit voler en éclats la vitre du bar.
Instinctivement, Maline plongea vers la table renversée. Les rares autres clients en firent autant.
Seul le patron du bar resta debout, vociférant derrière son zinc :
— Bandes de salopards. Vous allez…
— Nom de Dieu, couchez-vous ! hurla Maline.
Un deuxième coup de feu retentit.
Puis un troisième, puis plus rien.
Maline attendit quelques secondes qui lui semblèrent interminables. Un des deux couples finit par se relever. Maline, à son tour, fit de même, prudente.
On entendait simplement une respiration sourde, un gémissement, derrière le bar.
— J’appelle les flics, fit une voix.
Maline déplaça la table et les chaises renversées et se pencha derrière le comptoir : le barman était assis, un bras en sang, blanc comme un linge. Il répétait mécaniquement :
— Les enculés, mon bar ; les enculés, mon bar…
— Il est mort, lança une voix féminine derrière Maline.
Maline se retourna.
Une jeune fille, la figure crevassée d’effroi, accompagnée de son petit ami qui détournait les yeux, se penchait sur le corps de Ramphastos.
— Il… Il est mort.
Maline se rapprocha.
Ramphastos ne respirait plus.
Une balle avait traversé le cœur du vieux pirate.
La malédiction s’était encore appliquée, mais pas avec un poignard cette fois-ci.
***
La jeune fille, qui visiblement possédait quelques notions de secourisme, pratiqua les premiers soins au patron de bar. La plaie saignait beaucoup, il allait falloir extraire la balle, mais seul le bras était touché. Le tenancier observait les yeux emplis de colère son bar dévasté. Il avait changé de couplet et marmonnait mécaniquement :
— Les salauds, qui va payer ? Les salauds, qui va payer ?…
Il est vrai que le bar ressemblait maintenant à un vaisseau pirate après l’abordage : vitres brisées, drapeaux de pirates en lambeaux, tonneaux renversés, poussière…
Une patrouille de proximité parvint sur les lieux de la fusillade moins de trois minutes plus tard. Les agents avaient à peine commencé l’inspection et l’interrogatoire lorsque le commissaire Gustave Paturel surgit à son tour dans le Libertalia, accompagné d’une dizaine d’autres policiers.
Il constata l’étendue des dégâts, puis se tourna vers Maline, rassuré qu’elle soit indemne.
— Mademoiselle Abruzze… Toujours dans les bons coups !
— Ramphastos est mort…
L’ambiance glauque du bar pirate dévasté avait quelque chose de surréaliste. Paturel se concentra d’abord sur le meurtrier en fuite. Maline et les autre clients firent ce qu’ils purent pour décrire ce qu’ils avaient vu : un jean, un tee-shirt blanc, des lunettes de soleil, une casquette kaki…
Paturel avait laissé l’inspecteur Stepanu coordonner la traque, pendant que l’inspectrice Colette Cadinot était restée au commissariat, chargée de poursuivre l’interrogatoire de Nicolas Neufville, qu’il avait dû laisser en plan.
— Tant pis Ovide, cria le commissaire Paturel dans un talkie-walkie, on boucle tout le centre-ville de Rouen, on intercepte en aveugle et on regarde le tatouage sur l’épaule. J’ai cinq cents hommes dans les rues de Rouen. On va l’avoir !
Maline n’y croyait pas. Il y avait plusieurs centaines de milliers de visiteurs dans Rouen ce week-end. Il était impossible de le coincer tant qu’on ne savait pas qui était cet homme, tant que l’on n’aurait pas d’autre description qu’une silhouette fuyante : sa tenue vestimentaire était, elle aussi, bien banale, un jean, un tee-shirt blanc, des lunettes de soleil, une casquette kaki, et il pouvait en changer…
Des agents, sans doute des scientifiques, se penchaient sur le corps de Ramphastos.
Maline éprouvait une peine indicible pour le vieux pirate. Et dire qu’elle l’avait soupçonné ! Il faisait partie de ces personnalités qui appartiennent à une autre époque, de ces personnages uniques dont on a cassé le moule. S’il existait un paradis pour les pirates, quel qu’il soit, un panthéon sur lequel flotte le pavillon noir ou un tripot dans les nuages, Pierre Poulizac, dit Ramphastos, dernier pirate de la Seine, y méritait sa place.
— Il n’a pas souffert, souffla doucement le commissaire Paturel dans son dos. La mort a été immédiate. Le vieux pirate s’est endormi sans se rendre compte de rien.
Le commissaire montra à Maline un impact de balle dans la table renversée.
— Il y a eu trois tirs, expliqua-t-il. L’un a touché mortellement Ramphastos. L’autre a blessé le patron du bar au bras. Le troisième vous a ratée de peu, Maline.
La journaliste vit avec une angoisse rétrospective que la balle fichée dans la table avait dû passer à moins de vingt centimètres de son oreille.
— Il a voulu éliminer tous les témoins, analysa Paturel. Ramphastos en priorité. Puis ceux qui l’ont écouté. Vous Maline… et le patron du bar, qui pouvait avoir entendu des bribes de conversation. Maline, Ramphastos vous a-t-il dit quelque chose d’important ce soir ?
Maline se força à réfléchir.
— Non rien, je ne crois pas, il n’a pas eu le temps…
— Réfléchissez bien…
— Il allait me parler de la malédiction. L’autre soir, il m’avait déjà parlé de la malédiction de Rollon. Mais il n’a pas eu le temps…
Paturel se pinça les lèvres :
— Réfléchissez encore, Maline. Je reviens.
Gustave Paturel se dirigea vers le propriétaire de l’établissement. Le barman, maintenant assis sur une chaise, le bras bandé, continuait de promener son regard sur les dégâts dans son établissement, marmonnant des injures.
Ce type énervait Maline. Ce commerçant n’éprouvait-il aucun sentiment pour Ramphastos, son client, son meilleur client peut-être ? Ramphastos était-il à ce point devenu pour lui un simple élément du décor, ayant désormais presque moins de valeur que ces chaises renversées ou cette vitrine brisée ?
Le commissaire Paturel emmena le patron du bar un peu à l’écart. Le médecin avait recommandé la prudence, mais il était en état de répondre à quelques questions avant d’être dirigé vers l’hôpital.
Il s’appelait Serge Voranger, et, non, il ne voyait pas pourquoi on avait assassiné cet ivrogne. Il n’avait pas connu Ramphastos à la période où il était encore un conteur célèbre, son bar n’était pas ouvert à l’époque. Il n’avait d’image de Ramphastos que celle d’un ivrogne ayant échoué dans son bar lui rappelant l’ambiance de la piraterie. Un ivrogne qui occupait presque en permanence une place dans son bar, qui ne payait qu’un verre sur deux et qu’il était le plus souvent obligé de mettre physiquement dehors, qui avait même fini par se faire tuer dans son bar, le samedi soir de l’Armada en plus, le soir de son plus gros chiffre d’affaires potentiel !
Paturel laissa Serge Voranger à son état léthargique, qui semblait davantage provoqué par la vandalisation de son gagne-pain que par sa blessure. Le Libertalia était maintenant occupé par une dizaine d’agents de la police scientifique. La rue du Père-Adam était également coupée : le moindre centimètre carré de trottoir était passé au peigne fin. La seule chose dont Gustave Paturel était certain, c’est que le Libertalia n’ouvrirait pas ce soir !
En ce qui concernait le tigre, on ne disposait toujours d’aucun élément nouveau pour l’identifier.
— Putain, hurla le commissaire, il y aurait bien une solution, passer dans la rue avec des haut-parleurs et demander à tous les passants de retirer leur chemise ! Le seul avec une ménagerie tatouée sur l’épaule sera notre homme !
Il pensa sérieusement un instant qu’une telle méthode pouvait fonctionner, mais il se sentait beaucoup trop fatigué pour contacter le préfet et le convaincre d’une telle entreprise ! Si dans son malheur, il avait eu affaire à une meurtrière en fuite avec un tigre tatoué sur le sein gauche, il aurait peut-être été plus motivé !
Il regarda avec désir la collection de vieux rhums derrière le comptoir. Une envie terrible de s’en servir un verre plein le taraudait.
Il n’eut pas le temps de lutter contre la tentation : la porte du Libertalia, ou plutôt ce qu’il en restait, s’ouvrit. La haute carcasse de Joe Roblin, le profileur, assombrit le bar.
— Commissaire, fit-il d’une voix essoufflée. Je vous cherchais. J’ai le tigre !
— Vous avez coincé l’assassin, hurla le commissaire. Vous savez où il est ?
— Pas encore, mais je sais d’où il vient !