18h30, le Libertalia, rue du Père-Adam
Joe Roblin regarda autour de lui le spectacle du Libertalia dévasté et demanda d’une voix forte :
— C’est un espace Wi-Fi ici ?
— Ouais, répondit le propriétaire du Libertalia d’une voix déprimée. S’ils ne me l’ont pas foutu en l’air…
— OK, je m’installe.
Le profileur apostropha un policier qui devait avoir le double de son âge :
— On s’installe là. Qu’on ne nous dérange pas !
Joe Roblin sortit de son sac un ordinateur portable extraplat et le posa sur un tonneau. Maline et le commissaire Paturel s’approchèrent.
— On est obligé de faire ça là ? demanda Paturel.
— Pas de temps à perdre ! Il paraît qu’ils m’ont trouvé une autre affaire de crime à résoudre du côté de Gap. Je ne suis pas sûr de passer la nuit à Rouen ! Je préfèrerais tout régler ce soir.
Maline crut que le commissaire Paturel allait étrangler le profileur.
— En plus, ajouta Roblin, ici, j’aime bien l’ambiance.
Il jeta un coup d’œil aux sabres accrochés au mur, aux crânes sur les étagères, à la vitrine brisée…
— Surtout la nouvelle déco !
L’humour noir de Roblin ne fit même pas sourire Maline. Un homme venait de mourir sous ses yeux ! Un homme a qui elle parlait quelques secondes auparavant.
Roblin alluma son portable. Le fond d’écran apparut. Il représentait Le cri, le fameux tableau du peintre norvégien Munch et son célèbre visage tordu de douleur qui inspira le masque de Scream…
Ce profileur est un grand malade, pensa Maline. Roblin tapa quelques mots-clés sur un moteur de recherche.
— Comme je vous disais, continua Roblin, j’ai fini par trouver le tigre…
Maline remarqua que chaque mot que tapait Roblin sur son clavier s’inscrivait sur l’écran… en lettres gothiques…
Oui, ce type était peut-être un génie, mais un génie malade !
— J’ai galéré longtemps, raconta Roblin, pour trouver quelle ville, quel port, quel bateau pouvaient correspondre à un tigre. Je cherchais une destination exotique, ou bien un pays colonial, qui aurait un rapport avec l’Inde, l’Asie du Sud-Est, la Birmanie… Mais rien ne collait. J’ai fini par trouver sur internet. Eh oui, dans le fond des entrailles d’internet. Le gouffre insondable… Je m’y suis plongé, j’en suis remonté. La ville du tigre, qui pouvait l’imaginer, c’est… Oslo !
Maline et Paturel se regardèrent incrédules.
— Le Christian Radich, murmura Maline. Le fugitif est norvégien, il est matelot sur le Christian Radich !
— Eh oui… Oslo, continua Roblin. Quelle ironie ! Je l’ai cherché pendant des heures dans les tréfonds du net alors que la solution, c’était la ville que j’avais sur mon fond d’écran ! Le fjord d’Oslo en feu, peint par Munch, vu de la colline d’Ekeberg !
— Pourquoi Oslo ? grogna le commissaire Paturel, sceptique. Il y a des tigres en Norvège ?
Joe Roblin cliqua sur un fichier.
Ils se penchèrent vers l’écran et purent lire un court texte : « L’écrivain BjØrnstjerne BjØrnson, vers 1870, qualifia Oslo de “ville des tigres” (Tigerstaden). Depuis, ce nom est devenu quasiment officiel, au point que la célébration du millénaire de la ville vit l’édification d’une série de sculptures de tigres autour de l’hôtel de ville. »
Le visage du commissaire Paturel, sans rancune, s’éclaira enfin :
— Bien joué Roblin ! Ça colle ! Le fugitif est un grand blond, tout à fait le type norvégien ! Ils ne sont pas des milliers, sur le Christian Radich ! On le tient !
Le commissaire allait saisir son téléphone lorsque Maline doucha l’ambiance :
— Il y a un truc qui cloche !
— Comment ça ? fit Roblin, surpris.
Maline lâcha, pesant ses mots :
— Le Christian Radich n’était pas sur l’Armada il y a cinq ans !
— Et alors ? s’interrogea le commissaire. Quel est le problème ?
— On sait que les trois autres marins étaient à Rouen il y a cinq ans. Le Cuauhtémoc, le Mir et le Dewaruci participèrent à l’Armada 2003. Pas le Christian Radich ! On est à peu près certain que Mungaray, Supandji et Sokolov se sont rencontrés à Rouen en 2003. Ils ont signé une chasse-partie, se sont mutuellement unis par le même tatouage, ont échafaudé leur plan, ont gardé contact par code, se sont donné rendez-vous cinq ans plus tard ! Mais le Christian Radich, le voilier dont le port d’attache est Oslo, n’était pas là en 2003 !
— Nom de Dieu, vous avez raison, fit le commissaire.
Roblin donna de rage un violent coup de pied dans le tonneau. L’ordinateur portable tangua dangereusement.
— Hells Shit ! jura Joe Roblin. Oslo ! La ville du tigre. Ça collait pourtant ! Ce grand blond, un Norvégien…
Maline posa sa main sur le tonneau et le stabilisa. Elle cria presque :
— Attendez ! Il y a une autre solution. Une solution qui pourrait nous simplifier encore davantage la tâche. Si je me souviens bien, il y avait deux autres voiliers norvégiens sur l’Armada en 2003. Le Statsraad Lehmkuhl, le voilier de Bergen, un vieil habitué qui a fait toutes les Armadas depuis 1989, et si mes souvenirs sont bons, il y avait aussi le Sorlandet, de Kristiansand, qui a dû faire au moins trois Armadas.
— Quelle mémoire ! s’étonna Roblin. Vous avez un faible pour les marins norvégiens ?
Maline ne releva pas. Elle n’était pas d’humeur à plaisanter. Un tueur était en cavale dans les rues de Rouen, un tueur qui avait assassiné un homme devant ses yeux, qui l’avait ratée de peu. Elle poursuivit son raisonnement :
— Si notre fugitif est norvégien, originaire d’Oslo, il peut être venu en 2003 sur le Statsraad Lehmkuhl ou le Sorlandet. Il a rencontré alors Mungaray, Supandji et Sokolov, s’est attribué le tigre comme emblème et est revenu cette année sur le Christian Radich, le voilier d’Oslo, Tigerstaden !
— Si je vous suis, s’écria Roblin, cela pourrait nous simplifier la vie : le seul marin qui appartient au Christian Radich en 2008 et qui appartenait au Statsraad machin truc ou au Sorlandet en 2003, serait à coup sûr l’homme que nous recherchons !
Gustave Paturel ne les suivait plus, il semblait vouloir agir tout de suite.
— Ça va prendre des heures, soupira-t-il. Il va falloir croiser tous les fichiers, il sera loin quand on l’aura identifié, vous ne pensez pas que…
Ni Maline, ni Roblin ne l’écoutaient.
Le profileur avait commencé à cliquer sur différents fichiers, des fichiers que Maline connaissait ! Elle les avait déjà consultés avec Olivier Levasseur.
Joe Roblin avait sur son disque dur les listes des dix mille marins de l’Armada.
— Où avez-vous eu ces fichiers ? demanda Maline avec peut-être un peu d’agressivité.
— Holà ! Mollo ! On se calme ! Je suis passé par la voix officielle… Mister Armada en personne… Le bel Olivier Levasseur… J’ai eu le droit de pénétrer dans son appartement douillet…
Roblin se retourna vers Maline, agita ses doigts bagués et lui glissa sur le ton de la confidence :
— Quel bel homme ce Levasseur ! Et il m’a reçu dans sa chambre en plus. Vous qui devez sentir ces choses-là, mademoiselle Abruzze, vous croyez que j’ai ma chance ?
— Aucune ! cria Maline par réflexe, stupéfaite.
— Tant pis, fit Roblin. De toutes les façons, même s’il est gay, ça n’aurait pas collé entre nous, je ne le vois pas aimer les trucs sadomaso.
Ce Joe Roblin était-il sérieux ou bien s’amusait-il comme un gamin jouant un personnage ?
— En insistant un peu, continua le profileur, Levasseur m’a tout de même dévoilé son disque dur et j’ai pu introduire ma clé… Il m’a confié tous ses fichiers, tous les marins de l’Armada depuis 1989.
— Bon, ouvrez-moi ces fichiers, fit Maline, que les dernières réflexions de ce connard de Roblin mettaient mal à l’aise.
Roblin cliqua sur un dossier Armada 2008, puis le dossier Christian Radich : une liste impressionnante de noms défila sur un tableau Excel.
— Le bordel, siffla Paturel, visiblement dépassé par la technique.
Toujours aussi rapides, les doigts bagués de Roblin cliquèrent sur le dossier Armada 2003, puis il ouvrit les dossiers Statsraad Lehmkuhl et Sorlandet. Deux nouvelles listes de noms apparurent. D’un clic, il réduisit les fenêtres des trois tableaux Excel et les plaça en vis-à-vis. Il fit dérouler le menu outils du tableur, puis macros complémentaires. Il cocha utilitaire d’analyse puis automatisation. Une nouvelle fenêtre apparut dans laquelle il tapa une courte macrocommande… en lettres gothiques !
La seconde suivante, un nom, un seul, apparut en surbrillance, le seul présent à la fois dans le tableau du Christian Radich et du Statsraad Lehmkuhl.
Morten Nordraak
Matelot norvégien sur le Statsraad Lehmkuhl en 2003 et sur le Christian Radich en 2008.
Roblin fit craquer ses doigts, comme un pianiste virtuose après une sonate.
— Prodigieux, fit sincèrement le commissaire Paturel. Si seulement cela pouvait être lui ! J’abuse peut-être, mais quelque part dans un coin, vous n’avez pas sa photo par hasard ? Puisqu’on a Maline Abruzze sous la main, elle pourrait l’identifier.
— Désolé, fit Roblin. Il n’y a pas de fichiers de photos des marins sur l’Armada, juste des listes de noms ! Mais si jamais ce Morten Nordraak est fiché, possède un casier judiciaire, on a peut-être une chance, les Scandinaves ont un rapport à la confidentialité informatique très différent du nôtre.
— Vous allez vous connecter d’ici à des fichiers policiers norvégiens ?
— D’ici ou d’ailleurs, qu’est-ce que ça change ?
Quelques bruits dans le Libertalia firent sursauter Maline. Deux infirmiers essayaient d’emmener le patron du Libertalia au CHU pour lui extraire la balle du bras. Le barman protestait, indiquant qu’il irait le lendemain matin, mais que ce soir, il voulait tout de même ouvrir son bar. Sous la pression des deux infirmiers, d’un médecin et de trois agents de police, il finit par entendre raison, non sans protester entre ses lèvres :
— Qui va s’occuper de mon bar ? Qui va s’occuper de mon bar ?
Pendant ce temps, Roblin était entré sur le site de la police judiciaire norvégienne.
— Ne me dites pas que vous avez un code d’accès ! s’étonna Paturel.
— Pas un accès total, fit Roblin, juste une consultation. Je suis une sorte de membre privilégié, un abonné si vous préférez, on est quelques-uns comme ça dans chaque Etat membre de l’Union européenne. C’est l’un des avantages du marché unique, on a accès au grand catalogue des délinquants du Vieux Continent… Si notre Nordraak est fiché en Norvège, on va bientôt le savoir…
Les bagues argentées aux doigts de Roblin exécutèrent une danse macabre à une telle vitesse qu’il était impossible de retenir le moindre code que le profileur saisissait, même penché à côté de lui. De longs listings apparurent, contenant des lettres aussi exotiques que des o barrés en diagonale ou des a surmontés d’un rond.
— Ne me dites pas que vous lisez le norvégien, en plus…
— Non ! admit Roblin. Mais il n’y a pas besoin de maîtriser la langue, on a un nom et on cherche une photo.
Il descendit dans le fichier et tapa le nom.
Morten Nordraak.
L’universel sablier apparut.
Internet travaillait. Lentement
— Il est si long que cela, s’étonna Paturel, le fichier des criminels norvégiens ?
— Faut croire, ou bien c’est la liaison Wi-Fi qui est merdique…
Moins d’une minute plus tard, le sablier disparut, laissant place à un nom, Morten Nordraak, et à sa droite, sur un quart de l’écran, une photo.
Maline étouffa un juron :
— C’est lui !
Sans aucun doute, c’était la photographie du motard qu’elle avait croisé dans l’église de Villequier.
— Pourquoi est-il fiché en Norvège ? demanda le commissaire.
— Aucune idée, je vous l’ai dit, je ne lis pas le norvégien…
— On s’en fiche ! On fonce.
Le commissaire bondit sur son téléphone.
— Roblin, balancez-moi cette photo à toutes les adresses électroniques des commissariats et des gendarmeries de la région. On ne bosse plus avec un pseudo-portrait-robot, on va bosser avec cette photo ! On a une longueur d’avance ! Avec de la chance, Nordraak va avoir pris confiance et ne va pas se méfier. On peut le cueillir comme une fleur ! Il ne va pas nous faire le coup de la téléportation deux fois !
Le commissaire s’éloigna pour distribuer ses ordres. Joe Roblin était en train d’inonder la toile de photographies de ce Morten Nordraak.
Maline se sentit soudain seule, inutile.
Elle regarda la place qu’occupait Ramphastos au Libertalia.
Vide !
Vide pour toujours.
Combien d’histoires, d’aventures, de récits se perdaient à jamais avec la disparition de Ramphastos ?
Avait-il eu le temps de tout transmettre, de tout raconter, de partager les immenses connaissances qu’il avait dû accumuler toute sa vie, de l’autre bout du monde aux rives de la Seine ?
Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit fatigué de Maline. Comme un courant d’air.
Et si elle venait d’emboîter les dernières pièces du puzzle ?
Et si la solution était beaucoup plus simple qu’on ne pensait ?
Elle se tourna vers le tonneau de Roblin et posa sa main sur les bagues du profileur.
— Ne débranche pas ta borne informatique. Tu crois qu’avec tes doigts de fée tu peux me trouver l’adresse à Rouen de Ramphastos, Pierre Poulizac si tu préfères ?