6h24, berges de la Seine, La Bouille
La main de Maline tomba mollement le long de son corps. Olivier Levasseur, déçu de l’interruption inattendue de la caresse dans son dos, se retourna vers elle. Il perçut son regard bouleversé, mais n’eut pas le temps de questionner la journaliste :
— Excuse-moi, fit Maline d’une voix blanche. Je reviens tout de suite !
Maline venait de voir disparaître la fille blonde au bonnet de laine dans le bungalow de chantier. Elle ne devait pas la perdre de vue, à aucun prix !
Maline s’approcha, prudemment. Elle était encore à une cinquantaine de mètres du bungalow lorsqu’elle aperçut la jeune fille ressortir du bâtiment qui servait de vestiaire improvisé aux plongeurs. La fille tenait entre ses mains un petit sac à main de toile bleu clair.
Maline la suivit du regard.
Ne pas la perdre, ne pas se faire repérer.
La jeune fille s’éloignait un peu de l’épicentre de la cohue. Elle marcha quelques mètres sur la promenade le long de la Seine et lorsqu’elle fut suffisamment à l’abri des oreilles indiscrètes, sortit un téléphone portable. La conversation ne dura pas plus de trois minutes.
La fille raccrocha, rangea son téléphone dans le sac et rebroussa chemin. Maline, toujours attentive, mais dissimulée dans la foule des agents de police et des plongeurs occupés à faire place nette sur les lieux, observa la fille se rapprocher.
La fille entra à nouveau dans le bungalow, l’air le plus naturel du monde, et en ressortit quelques instants plus tard.
Sans le sac.
Elle réajusta machinalement son bonnet de laine duquel une mèche blonde s’échappait. Un étrange bonnet de laine, un peu ridicule, incongru sur sa silhouette élancée. A l’examen de son visage, la fille devait avoir une trentaine d’années, mais son corps supportait la comparaison avec ceux de filles de vingt ans. Maline vit la plongeuse empoigner avec une belle énergie une bouteille d’oxygène posée devant le baraquement, la caler fermement entre ses bras et sa poitrine et se diriger lentement avec sa lourde charge vers une remorque dans laquelle les plongeurs rangeaient le matériel, cent mètres plus loin.
Elle en avait au moins pour quelques minutes !
L’occasion était trop belle.
Sans davantage réfléchir, pendant que la fille lui tournait le dos et s’éloignait à pas lents, Maline se précipita vers le bungalow.
Elle entra.
Le bungalow était constitué d’une seule grande pièce. C’était visiblement le vestiaire féminin. Deux plongeuses, qui terminaient de se rhabiller, lui lancèrent un « salut » amical, celui de la complicité de ceux qui ne se connaissent pas mais viennent de produire ensemble le même effort physique.
Maline essaya de conserver l’air le plus naturel possible. Il n’y avait qu’une quinzaine de sacs dans le vestiaire, elle repéra presque immédiatement, en face d’elle, le petit sac à main bleu ciel. Elle traversa le vestiaire, suivie du regard par les deux plongeuses, et se pencha, sans hésiter, sur le sac à main.
— Je peux t’aider ? fit une voix dans son dos.
Un frisson glaça Maline.
Elle se retourna, lentement, saisie d’une terrible angoisse.
La question ne s’adressait pas à elle !
Une des plongeuses demandait simplement à l’autre de nouer dans son dos les bretelles d’un caraco. Les deux filles semblaient même avoir oublié sa présence. Maline, sans prendre le temps de souffler, se pencha à nouveau, ouvrit le sac à main, attrapa le téléphone portable et sortit en essayant de combiner une démarche naturelle avec son envie de s’éloigner le plus rapidement possible.
— Salut, fit la fille au caraco.
— Salut !
Maline ressortit du bungalow.
Elle tourna la tête : la jeune fille au bonnet progressait lentement et n’était pas encore parvenue à la remorque !
Elle ne se doutait de rien.
Maline traversa à nouveau l’agitation du parking où des dizaines d’agents de police rangeaient tout le matériel déployé. Elle s’éloigna d’une centaine de mètres, remontant vers l’église du village et la route départementale. Elle restait à portée de vue mais put sortir tranquillement le téléphone portable dérobé.
Elle avait son idée, toute simple, sans risque.
Ainsi, elle saurait !
En quelques touches, Maline entra dans le menu journal des appels et demanda le rappel du dernier numéro.
Une sonnerie. Une autre.
— Allô ?
Maline laissa venir.
— Allô, c’est toi Marine ?
Maline reconnut la voix. Elle ne s’était pas trompée !
Elle connaissait le meurtrier !
— Allô, Marine ? C’est toi ? Je ne t’entends pas ?
Maline ne voulait prendre aucun risque. Elle ne devait pas parler afin que son interlocuteur ne puisse pas l’identifier. Elle en savait assez désormais. Elle pouvait distinguer le commissaire Paturel, cent mètres plus bas, en grande conversation avec ses inspecteurs.
Elle allait raccrocher, les mettre au courant. Ils n’auraient ensuite qu’à cueillir les véritables criminels !
— Allô ? Ce n’est pas toi, Marine ? Qui est à l’appareil ?
Ne pas parler. Raccrocher !
— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Répondez !
Raccrocher avant qu’il ne se méfie, qu’il ne file.
— Qui êtes-vous ?
Un silence. Puis la voix claqua, au moment même où Maline allait refermer le téléphone :
— Vous êtes Maline Abruzze ? Forcément… Vous étiez la seule à pouvoir reconnaître Marine ! J’aurais dû me méfier. Où est Marine ?
Maline encaissa le coup, mais garda le silence. Elle ne risquait rien, elle avait l’avantage, elle était en sécurité. La voix continua, parlant plus fort dans le téléphone :
— Où est Marine ?
Aucune réponse. La voix se calma, se fit inquiète :
— Vous avez prévenu la police ?
Silence.
— Non… Vous ne l’avez pas encore fait ! OK, écoutez-moi, ne la prévenez pas, pas encore, je vais tout vous expliquer. Il faut qu’on se rencontre, où vous voulez, dans un endroit sans danger pour vous. Je vais tout vous expliquer. Mais ne parlez pas à la police, ne dénoncez pas ma fille à la police. Laissez-moi une chance de vous expliquer.
— OK, fit Maline d’une voix sèche et rapide. Rendez-vous sur les quais de Rouen devant le Surcouf, à côté du Cuauhtémoc, dans une demi-heure. Venez seul !
Maline raccrocha.
Elle n’avait bien entendu aucune envie de se rendre à ce rendez-vous, de tomber dans ce piège grossier ! Elle allait prévenir la police, le commissaire était devant elle, à portée de vue. Avec de la chance, si le meurtrier était aussi paniqué qu’il le paraissait au téléphone, les flics n’auraient qu’à le cueillir comme une fleur devant le Surcouf.
Maline se sentit légère, fière.
Elle avait gagné !
Elle fit quelques pas vers le parking lorsque le téléphone portable sonna à nouveau.
Elle s’arrêta, surprise.
Par réflexe, elle décrocha.
C’était lui !
— Allô, Maline Abruzze ? C’est encore moi…
Dans l’intonation du meurtrier, la panique avait laissé place à un inquiétant timbre ironique.
Ne pas entrer dans le jeu, ne pas répondre !
— Excusez-moi Mademoiselle Abruzze, je manque à tous mes devoirs. Pour le rendez-vous au Cuauhtémoc, j’aurais pu vous proposer de vous emmener !
Maline ne dit toujours rien, méfiante. Où voulait-il en venir ? Maline devait tendre l’oreille, il y avait une sorte d’écho dans les paroles qu’elle entendait dans le téléphone. Le tueur continua sur le même ton :
— Ne soyez pas timide, on peut faire la route ensemble. C’est moi qui conduis ! Dites-moi où vous souhaitez que je passe vous prendre ?
Ce type la prenait pour une gourde !
Cet écho dans son oreille était de plus en plus net.
— Vous ne pouvez pas refuser ! fit encore la voix du tueur.
Maline fut soudain saisie d’effroi.
Elle n’avait pas entendu les derniers mots prononcés par le tueur dans l’écouteur de son téléphone… mais dans son dos !
L’instant suivant, elle sentit le canon d’un revolver se planter dans le bas de ses reins.
— Ne bougez pas, fit la voix. Pas un mot, pas un cri ! Vous savez comme moi que je ne bluffe pas, que je peux tuer, que je l’ai déjà fait.
Maline le savait. Elle tremblait, prise à son propre piège.
Son corps ne répondait plus.
Pourtant, la police était là, à cent mètres, des centaines de flics armés !
— Si vous tirez, fit Maline d’une voix qu’elle voulut assurée, vous ne vous en sortirez pas. Il y a des flics partout.
— Si je vous laisse filer, fit la voix dans son dos, je n’ai aucune chance. Marine non plus. Si je vous tue, il nous reste une petite chance… Je crois que vous n’avez encore rien dit à la police, alors suivez-moi, on quitte les lieux.
Maline regardait médusée les centaines de policiers devant elle. Si proches. Tous occupés à fêter leur triomphe. Un petit-déjeuner improvisé s’organisait sur les berges de la Seine, café et pain frais.
Pas un ne regardait dans sa direction.
— Suivez-moi, insista la voix dans son dos. Si vous faites un geste, si un flic se retourne vers nous et comprend, vous mourrez dans la seconde ! Ne jouez pas avec le feu, suivez-moi !
Maline lança un dernier regard désespéré vers le parking. Elle avait repéré les silhouettes tournées vers la Seine d’Olivier Levasseur, du commissaire Paturel, des inspecteurs. Mais elle n’espérait qu’une chose, maintenant : qu’ils ne se retournent pas !
Car alors, ce fou l’abattrait sur place. Elle en avait la certitude. Ses jambes peinaient à la porter, elle savait que si elle quittait ce lieu, ce tueur allait l’abattre quelque part, abandonner son corps dans un coin sordide. Pourtant, elle n’avait pas le choix.
— Je vous suis, fit Maline d’une voix presque inaudible.
Ils marchèrent quelques mètres vers la sortie de La Bouille. Le tueur se tenait toujours dans son dos, braquant son arme :
— J’ai longtemps hésité à venir, précisa l’homme. Cette histoire de trésor trouvé dans les carnets secrets de Ramphastos ressemblait trop à un piège grossier. Mais la curiosité a été la plus forte, il a fallu que je vienne voir de moi-même, je n’ai pas pu attendre tranquillement chez moi le coup de téléphone de Marine. Lorsqu’elle m’a appelé, j’étais déjà dans la descente de La Bouille, les flics viennent de la rouvrir. Lorsque vous m’avez appelé, j’étais en train de me garer, j’ai fait simplement durer un peu la conversation pour vous repérer…
Maline se sentait stupide, des larmes de dépit montaient en elle. Elle avait eu toutes les cartes en main et s’était laissé berner stupidement.
Le tueur lui fit signe de s’arrêter. Au bord de la route, une petite camionnette Renault Kangoo frigorifique blanche était garée.
— Montez dans le frigo !
Maline tenta de réagir :
— Où m’emmenez-vous ?
Le canon du revolver s’enfonça un peu plus dans son dos et la voix du tueur se fit plus ironique encore :
— Je suis certain que cela va beaucoup vous plaire, mademoiselle Abruzze. Vous serez aux premières loges pour le départ de la parade. Un endroit où personne ne songera à vous chercher… Par contre, j’espère que vous n’avez pas le vertige ! Allez, montez là-dedans !