7h31, pont Gustave Flaubert
Assise sur le tablier du pont Flaubert, Maline apercevait cinquante-cinq mètres plus bas l’agitation du départ des trois-mâts s’accentuer, en particulier sur le pont des bateaux. Des matelots s’affairaient aux quatre coins des voiliers, se hissaient sur les vergues, déployaient les grands-voiles avant et arrière.
Maline tordait son cou, espérant qu’un marin, juché sur la plate-forme d’une hune, tourne le regard vers elle. Mais les matelots étaient bien trop occupés pour regarder en direction du tablier levé, et même s’ils l’avaient fait, ils ne l’auraient pas vue.
Il fallait continuer de parler, le provoquer, pour se donner du temps.
Du temps pour retarder l’échéance, l’inéluctable échéance.
— On finira par vous retrouver, lâcha Maline. Quelqu’un, forcément, pensera à vous. Le Libertalia, la présence de Ramphastos, le bar à marins, vous étiez l’épicentre de toute cette histoire. Ramphastos a passé ses journées et ses soirées chez vous pendant des années, des milliers de soirées au total… Vous aussi, vous avez fini par croire aux légendes qu’il racontait si bien. Vous aussi, à force, vous vous êtes dit qu’il y avait bien une part de vérité, dans ces histoires. Exactement comme ces gamins de dix-huit ans que vous avez tués. Un jour ou l’autre, quelqu’un fera le rapprochement entre tous ces crimes, le Libertalia, et son propriétaire, Serge Voranger, devenu fou d’avoir trop écouté derrière son comptoir les confidences délirantes d’un loup de mer ivrogne !
Serge Voranger sembla touché. Il baissa légèrement le canon de son revolver.
— Je suis devenu fou, comme vous dites mademoiselle Abruzze, bien avant d’ouvrir le Libertalia… Mais c’est vrai qu’ouvrir ce bar à pirates a été une idée de génie. En quinze ans, jour après jour, soir après soir, mot après mot, le vieux Ramphastos m’a tout dit, tout raconté, tout ce qu’il savait. Chaque soir il devenait plus saoul, chaque soir il devenait moins cohérent, moins méfiant aussi. Je l’ai suivi pendant des années, mademoiselle Abruzze, je l’ai épié, filmé, écouté, questionné… J’ai eu le temps de faire le tri, de séparer la vérité des légendes, de chercher… Oui, mademoiselle Abruzze, le butin existe ! J’ai archivé la plus extraordinaire documentation possible sur ce butin, depuis trente ans. Nous sommes près d’aboutir, Marine et moi ! Un long travail, depuis des milliers de jours. J’ai les preuves maintenant. Je les ai là, elles ne me quittent jamais ! Trente ans de recherches.
Maline se demanda ce qu’il voulait dire par « J’ai les preuves, je les ai là, elle ne me quittent jamais ». Mais le patron du Libertalia continuait, exalté :
— Je suis le nouveau gardien du butin, mademoiselle Abruzze, dans la lignée des Fleury, des Verrazzane et des Idrisi, je suis le nouveau gardien, depuis que Ramphastos est mort. Cet ivrogne n’était plus digne de cette responsabilité, il parlait trop ! Les incrédules de votre espèce ne nous croiront jamais, mademoiselle Abruzze, mais le butin de la Seine existe, fabuleux… et la malédiction du jarl doit s’abattre sur ceux qui s’en approcheront.
— Ces quatre gamins ? Quatre gamins innocents…
— En une seule soirée ! En une seule soirée, ce vieil ivrogne leur a raconté les secrets les plus précieux ! Tous ces secrets révélés à quatre mousses à peine majeurs qui se trouvaient là par hasard un soir dans mon bar. Et bien entendu, ces gamins ont tout cru ! Ils n’ont pas laissé filer l’occasion. Ils l’ont fait boire, et boire encore, sous mon nez, je ne pouvais rien faire. Ramphastos leur disait tout ! Lorsque j’ai fini par les mettre dehors, je savais qu’ils n’allaient pas oublier. Je connais cette passion brûlante, cette soif de l’or, si courante chez les jeunes marins. Ils avaient attrapé le virus, Ramphastos leur avait transmis. Heureusement, Marine a réussi à s’approcher de leur groupe, ils l’avaient remarquée au bar, ils ne se sont pas méfiés, elle avait les arguments pour se faire admettre d’un groupe de garçons. Elle les a entendus signer la chasse-partie, se tatouer, se promettre la solidarité, se partager les recherches, se donner rendez-vous cinq ans plus tard, lors de l’Armada suivante, pour récupérer le butin de la Seine. Ces quatre gamins pensaient trouver en cinq ans ce que j’avais mis une vie à accumuler ! J’étais le gardien, le seul. Ils n’étaient pas dignes. Je devais appliquer la malédiction, la même qui m’avait frappé, il y a plus de vingt-cinq ans…
La folie le gagnait.
Maline leva les yeux : il n’y avait devant elle que le ciel et le vent cinglant, comme s’ils se tenaient, seuls au monde, au milieu de l’océan.
Maline devait entretenir cette folie, le faire parler, l’entraîner plus loin encore, lui faire baisser sa vigilance, jouer sur sa schizophrénie mégalomaniaque :
— Pourquoi avoir tué le jeune mexicain, Mungaray ? Pourquoi l’avoir tué lui, en premier ?
— Il était le plus dangereux, répondit Voranger, le plus irresponsable ! Il avait plongé au large de Quillebeuf, sur le lieu même du naufrage du Télémaque, devant trois mille personnes. Il fallait l’arrêter ! Marine l’a attiré hors de la Cantina, dans une rue déserte, rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons. Il est mort sans comprendre, avant d’avoir eu le temps de toucher à ma fille.
— Et la marque au fer rouge ? C’était la marque de la malédiction du jarl ?
Serge Voranger afficha un sourire malfaisant.
— Disons que c’était une marque personnelle, un petit souvenir… Vous me croirez ou non, mademoiselle Abruzze, mais brûler ces jeunes inconscients comme du vulgaire bétail, avec la marque de Marais-Vernier, m’a fait un bien fou ! Comme une revanche, dompter la fatalité ! Et c’était techniquement assez simple : un tison, un chalumeau, le tout dissimulé dans la Kangoo, et le tour était joué. Le reste fut plus amusant. J’ai caché le corps de Mungaray dans mon véhicule frigorifique, pendant trois heures, puis je l’ai déposé au petit matin au pied du Cuauhtémoc, à côté du Surcouf, pendant ma tournée de livraisons. Personne ne remarque une camionnette qui livre sur les quais… C’est vrai que je n’ai plus de stand sur l’Armada, cette année, mais je continue à livrer des boissons à des relations professionnelles, par exemple aux stands sur les quais, aux bateaux-promenades, dont le Surcouf…
Serge Voranger se leva, menaçant toujours Maline de son arme. Il s’assura que personne ne pouvait le remarquer d’en bas et fit quelques pas sur le tablier, très excité :
— Le cadavre de Mungaray n’a jamais séjourné dans le congélateur du Surcouf. Il était dans mon fourgon ! On parle entre restaurateurs, je savais que cette crapule de Nicolas Neufville s’était comporté comme une ordure avec ces capitaines de bateaux-promenades, qu’il se faisait une fortune sur leur dos ; je savais aussi qu’il allait discrètement leur mettre la pression, tard dans la nuit, par exemple avec le capitaine du Surcouf, cette nuit-là. Je n’ai pas pu résister au plaisir, en livrant le matin du crime ma palette de canettes de bière, d’ajouter quelques cheveux de Mungaray au fond du congélateur. Avec le cadavre à quelques mètres et Neufville sur les lieux du crime, cela ne valait pas le coup de se priver ! Mademoiselle Abruzze, la première fois que vous êtes venue au Libertalia, j’ai essayé de vous mettre sur la piste de cette crapule de Neufville, vous vous souvenez ?
Maline se souvenait. Elle tira sur son coude, grimaça en tentant de faire abstraction de sa douleur à l’épaule, et commença à se lever.
— Restez assise, ordonna l’assassin, ou je tire !
Maline le fixa mais continua de se lever :
— Et alors ? Tirez ! Personne ne me voit ! Je me mets juste debout, pour marcher un peu, comme vous.
Voranger ne tira pas, mais la garda en joue, méfiant.
Maline eut le sentiment d’avoir gagné une petite, toute petite victoire. Face à elle, sur la rive gauche, elle bénéficiait d’une incroyable vue sur le terminal céréalier, dominant les silos, ces immenses blocs de béton déserts desquels aucun secours ne pouvait venir.
Il fallait continuer de le faire parler, gagner du temps, trouver une idée.
— Et Daniel Lovichi, le SDF, que vient-il faire dans cette histoire ?
— Il fallait que je me débarrasse de l’arme du crime. Je connaissais cette petite ordure, il fréquentait lui aussi le Libertalia, parfois. Personne n’a fait le rapprochement ! J’ai fait d’une pierre deux coups ! J’ai jeté le poignard sur son carton pendant qu’il dormait ! Je me débarrassais de l’arme du crime auprès d’un type qui pouvait passer pour un assassin pendant quelques jours. J’ai même fait d’une pierre trois coups, si vous me permettez l’expression. Je connaissais les habitudes de Lovichi, je me suis arrangé pour que Ramphastos compte ses billets devant lui… cinq mille euros. S’il agressait Ramphastos, mieux même, s’il le tuait avec l’arme du crime… Quel joli coup, non ? Mais vous êtes bêtement venue vous interposer ce soir-là, mademoiselle Abruzze. J’ai pourtant essayé de vous retenir en vous racontant ma vie, pour que Ramphastos parte seul sans votre protection ! Ce vieil ivrogne n’avait plus aucune notion des secrets, il allait vous révéler l’histoire de la malédiction du jarl dès le premier soir ! Souvenez-vous, ce soir-là, si Marine n’avait pas fait tomber volontairement son plateau de bières et si je ne vous avais pas mis à la porte juste après, ce vieil ivrogne vous aurait tout dit !
Maline se souvenait maintenant. C’était évident ! Comment n’avait-elle pas pu tenir compte de tous ces indices convergents ?
— Comment saviez-vous, demanda Maline, pour les cinq mille euros ?
Serge Voranger se retourna, un sourire triomphant sur les lèvres :
— C’est moi qui les ai donnés à Ramphastos, à un moment où Lovichi n’était pas trop loin ! Il n’y a pas de hasard, il faut seulement le provoquer… Ramphastos avait gardé quelques relations dans le milieu de la Marine et de la contrebande, il me fournissait du rhum, première qualité, provenance directe des Mascareignes, la réserve du patron pour les clients fidèles… Tout ça payé au black, bien entendu. Jamais Ramphastos n’aurait parlé de ça aux flics !
Serge Voranger se tut quelques instants et regarda en aval du fleuve, vers le bassin Saint-Gervais, occupé de dizaines de yachts plus somptueux les uns que les autres. Il tournait le dos à Maline.
En profiter ? Courir ? Plonger ?
Les jambes de Maline étaient incapables de répondre, de la porter jusqu’au précipice, de basculer dans le vide. Le tueur se retourna brusquement, comme s’il devinait les intentions de Maline. La journaliste sentit à son regard qu’il perdait patience, qu’à un moment de plus en plus proche, il cesserait ce jeu sadique et éliminerait le dernier témoin.
Elle.
Le dernier témoin. La dernière confidente aussi. Maline évita de croiser son regard et plongea elle aussi dans le spectacle des plaisanciers du bassin en contrebas.
— Mais votre véritable plan, au-delà de ces diversions pour embrouiller la police, Neufville ou Lovichi, c’était de tuer trois des matelots, et de faire accuser le quatrième, Morten Nordraak, celui qui avait un casier judiciaire ?
Serge Voranger ne résista pas au plaisir de détailler son plan :
— Bien entendu… Joli plan, non ? Qui a parfaitement fonctionné. Je savais par Marine que les quatre marins communiquaient par code, qu’ils s’étaient donné rendez-vous à l’église de Villequier, puis à la chapelle Bleue. J’ai envoyé sur un téléphone portable volé quelques messages en espagnol sur le téléphone de Mungaray, pour donner des indices à la police, qu’elle finirait par décrypter une fois les matelots assassinés et Nordraak en cavale. Cela a fonctionné au-delà de mes espérances. Vous avez été un peu plus rapide que prévu à suivre le jeu de piste, mademoiselle Abruzze, mais là encore, il n’y avait aucun danger pour moi. Au contraire, vous m’avez rendu un sacré service ! Vous avez croisé Morten Nordraak à Villequier et vous avez fait de mon bouc émissaire un ennemi public numéro un ! Vous l’avez en plus suffisamment effrayé pour qu’il se méfie et ne se rende pas au rendez-vous de la chapelle Bleue, me laissant le champ libre.
Maline tourna son regard à 180 degrés. Des collines de Canteleu en face d’elle à celles le la côte Sainte-Catherine, en aval, quelqu’un pouvait-il la voir ? Etait-il possible de la distinguer de ces immeubles, à plusieurs kilomètres à vol d’oiseau. Non, bien entendu… Elle n’avait aucune chance, ce tueur dément s’était servi d’elle depuis le début, l’avait manipulée, comme tous les autres, la police, Joe Roblin !
Le tueur continuait, incapable de résister à la satisfaction de dévoiler sa machination :
— Marine a remplacé Sergueï Sokolov sur le pont du Mir. Un brave garçon rêveur, complètement dépassé par l’engrenage dans lequel il s’était fourré. Est-ce ma faute si ce garçon lunaire s’est retrouvé dans mon bar à écouter les contes de Ramphastos et s’est mis à les croire ? Est-ce ma faute ou celle de la fatalité ? Le poignarder sur le lieu de rendez-vous à la chapelle Bleue et le cacher dans la Kangoo n’a causé aucun problème. Paskah Supandji, l’Indonésien, était plus méfiant. Cet enfoiré m’a blessé au bras, j’ai fait trop de bruit. Une voisine a donné l’alerte, j’ai dû m’enfuir, laisser mon sang, mon ADN sur place, dans le gravier. Mais quelle importance après tout ? Qui pouvait me soupçonner ? Marine était recroquevillée sur le pont du Mir dans son uniforme russe, je l’ai récupérée quarante minutes plus tard et nous avons laissé discrètement le cadavre de Sokolov à sa place. J’avoue être assez fier de ma petite mise en scène improvisée… J’imagine à peine à quel point elle a dû laisser perplexe la police !
Maline pensait en elle-même, que le soir du double crime, elle avait cherché un bar avec Oreste Armano-Baudry et qu’elle avait découvert que le Libertalia était fermé ! Même pendant la semaine de l’Armada ! Comment avait-elle pu passer à côté d’un indice aussi évident ?
Serge Voranger continuait, triomphant :
— Morten Nordraak, accusé de trois crimes… Même innocent, il n’allait pas aller se livrer aux flics ! Il allait attendre sur le Christian Radich le départ de l’Armada en espérant ne pas se faire repérer avant. Le lendemain matin, Ramphastos vous a appelée pour vous donner rendez-vous. Mis au courant du double crime, dans un éclair de lucidité, il vous aurait avoué tout ce qu’il savait. Heureusement, ce vieux fou ne m’a jamais soupçonné. C’est du Libertalia qu’il vous a appelée, pour vous donner rendez-vous le soir à 18 heures ! Tout était alors en place pour la scène finale… La victime, Ramphastos, qu’il me fallait à tout prix faire taire avant qu’il ne dise tout ; le coupable idéal, Morten Nordraak, l’ennemi public en cavale ; le témoin, vous, Maline Abruzze. Vous m’avez vraiment été très utile dans cette affaire. Le reste fut très simple. J’ai fait remettre à Morten Nordraak, sur le Christian Radich un mot soi-disant signé de Ramphastos, lui donnant rendez-vous à 18 heures au Libertalia. Je savais qu’il se méfierait, mais qu’il viendrait. L’appât de l’or, comme toujours… Mademoiselle Abruzze, il vous a suffit de tourner votre regard vers Morten Nordraak, pour condamner Ramphastos. Marine, dissimulée dans un appartement inoccupé en face du Libertalia, l’a abattu sans hésiter. Par souci de crédibilité, elle m’a aussi visé au bras et a fait semblant de vous tirer dessus. Rassurez-vous Maline, nous avions besoin de votre témoignage, nous ne voulions pas votre mort…. Du moins pas à ce moment-là !
Maline repensa à la tuerie du Libertalia. De début à la fin, elle avait été manipulée, pour mieux témoigner, traquer et faire abattre un innocent !
L’histoire prenait fin…
Ne pas se taire pourtant, continuer à le faire parler…
— Il a dû lui falloir un sacré cran, à votre fille, pour tuer un homme de sang-froid et tirer sur son propre père…
Serge Voranger esquissa un sourire :
— Je n’avais aucun doute sur sa détermination… Elle aussi connaît la malédiction, en a été le témoin, le témoin direct. Elle n’a pas tremblé, elle n’a jamais tremblé. C’est ma fille, non ? Pour ma part, je me suis beaucoup amusé à jouer la comédie du patron de bar désespéré devant les dégâts ? C’était réussi, non ? Voilà, vous savez tout. Au pire, Morten Nordraak était accusé des quatre crimes, au mieux il était abattu par la police lors de sa cavale ! Les voiliers et les marins repartent, les secrets sont préservés… pour toujours. Je reste le seul gardien du butin… Même votre ultime chance, ce coup de bluff du trésor de La Bouille, s’est retourné contre vous ! Le coup était bien monté pourtant… Mais Morten Nordraak a été abattu… Et vous ne serez plus là non plus pour témoigner, mademoiselle Abruzze. Dommage… Pas de chance… Vous voyez, ce que je vous disais. La fatalité ! Il n’y a pas de hasard. Il faut être digne, pur, pour qu’elle soit de votre côté…
Parler encore, trouver autre chose.
Maline regarda à nouveau les quais de Rouen, les voiles des navires se déployaient dans le vent maintenant. La foule commençait à se presser sur les berges de la Seine. L’Amerigo Vespucci, peut-être le plus beau trois-mâts du monde, commençait ses manœuvres. Des matelots s’activaient aux amarres.
Trouver autre chose.
Quoi ?
Maline tenta une nouvelle fois de desserrer ses liens autour de ses poignets, dans son dos, sans y parvenir.
Tant pis, plonger !
Maline prit soudainement appui, de toutes ses forces, sur ses deux cuisses, ferma les yeux et se propulsa en avant. Elle sentit seulement qu’elle heurtait un obstacle, moins rigide, plus près que la balustrade.
La jambe de Serge Voranger ?
Elle bascula sur la dalle de béton, perdant l’équilibre sans pouvoir retenir sa chute. Son épaule endolorie encaissa une nouvelle fois le choc. La douleur la transperça, Maline crut qu’elle allait exploser dans l’impact. La journaliste roula quelques instants sur elle-même et termina allongée sur le dos.
Serge Voranger la dominait. La vision de ce tueur, debout au dessus d’elle, dans la perspective de l’immense pile du pont Flaubert, était surréaliste.
— Je crois que nous perdons patience tous les deux, mademoiselle Abruzze. Il est préférable pour tout le monde d’en finir… Si vous n’aviez pas eu cette idée stupide de dérober le téléphone portable de ma fille, nous n’en serions pas là… N’ayez aucun regret… Vous savez, la fatalité…
Le vent lui sifflait aux oreilles. Maline tenta de ramper sur le tablier de béton.
Dérisoire tentative.
Le tueur marchait au-dessus d’elle.
— Que préférez-vous Maline ? Que je vous bande les yeux ? Que je vous assomme avant ? Je suppose que vous n’avez pas trop envie de garder les yeux ouverts pendant que j’enfonce le poignard dans votre cœur ?
Maline rampa encore une cinquantaine de centimètres, terrifiée, incapable de répondre.
Elle ne pouvait pas mourir ainsi !
Serge Voranger attendit vainement une réponse. Il toisa encore la journaliste et lui donna brusquement un violent coup de pied dans les côtes.
Maline se tordit de douleur.
— Vous ne me facilitez pas la tâche, mademoiselle Abruzze ! Retournez-vous ! Agenouillez-vous et retournez-vous !
Maline ne bougea pas.
Deux autres coups de pied dans son ventre lui firent comprendre qu’elle n’avait pas d’autre choix. S’appuyant une nouvelle fois sur son épaule meurtrie, elle se releva sur les genoux.
Brisée.
Les mains liées dans le dos, agenouillée, Maline regarda une dernière fois son bourreau. Il se tenait deux mètres devant, les yeux presque désolés du crime qu’il allait commettre.
— Retournez-vous, mademoiselle Abruzze. Ne soyez pas stupide !
Maline sentit les dernières résistances en elle tomber.
Elle tourna lentement sur ses genoux, voyant doucement défiler devant ses yeux l’incroyable spectacle du bassin Saint-Gervais, du port désert rive gauche, des quais de la Seine… Le départ des bateaux pour la parade de la Seine. Le moment des adieux. Le moment, où les belles pleurent les marins qui partent.
Son regard fixa la dalle de béton, devant elle. L’esprit de Maline s’envola, loin. Le grain de béton devint flou, Maline ne voyait plus que du sable, du sable blanc se confondant avec cette dalle bétonnée.
Fatou. Où es-tu Fatou ?
L’ombre gigantesque, déformée par la perspective, se découpa sur le blanc laiteux du béton.
Un bras démesuré, prolongé d’un poignard, se leva.
Il allait s’abattre sur elle.
Maline ferma les yeux.
Sa dernière pensée fut pour Fatou.