8
Saint Sulpice et le colombier

Ils se levèrent. Au lieu de repartir vers la Seine rejoindre la pilotine, Bergton entraîna Paloma en sens inverse, vers le vallon du Vivier.

— On va chercher de l’or ? ironisa Paloma.

Bergton s’arrêta à la première propriété qui bordait la petite rivière : un vaste gîte où des chevaux couraient sous les pommiers. Bergton se retourna vers Paloma avec un grand sourire :

— Une jolie fille débrouillarde comme vous doit forcément savoir monter à cheval.

À peine quelques minutes plus tard, ils galopaient sur de superbes alezans, côte à côte dans la forêt de Tancarville sur un sentier remontant vers le plateau.

— Lorsque le parc naturel régional a transformé le vallon du Vivier en réserve naturelle volontaire, expliqua le professeur, ils ont fait appel à moi comme expert. J’ai dormi souvent à cette occasion chez le propriétaire de ce gîte qui nous prête les chevaux. Lars Nuipeen. Un Hollandais tombé amoureux de la région.

Le professeur éclata de rire en prononçant ce nom. Paloma ne comprit pourquoi. Roland Bergton continua :

— On a fait ensemble plus d’une balade équestre dans l’estuaire. Un chic type, ce Lars, un hyperactif un peu poète… Je suis sûr qu’il vous plairait.

— De quoi vous mêlez-vous ? réagit Paloma.

— Je vous assure, continua Bergton en plaisantant. Tout à fait votre genre. C’est une pitié, ce type seul. Il n’a que ses chevaux dans la vie… Et vous montez sacrément bien, jeune fille…

— Des années de ballet dans les arènes de Carthagène ! répliqua Paloma.

Ils atteignirent le plateau et parvinrent à la route nationale Le Havre-Rouen. Des voitures défilaient à pleine vitesse en flux continu.

Bergton désigna un village quelques centaines de mètres plus loin :

— Le village de Mélamare. C’est également le nom de famille des héros d’une des plus astucieuses aventures d’Arsène Lupin inventée par Maurice Leblanc, La Demeure mystérieuse

— Et il est situé en plein sur la bissectrice Gueures-Gruchet-le-Valasse-Honfleur ! Il n’y a pas de hasard !

Elle regarda avec inquiétude les voitures sur la nationale :

— Professeur, on ne va tout de même pas s’engager sur cette route avec les chevaux ?

— On ne va pas loin, rassurez-vous. À peine plus de dix kilomètres. On s’arrête à Saint-Romain-de-Colbosc.

— Et que va-t-on chercher à Saint-Romain ?

— Surprise…

Il dirigea sa monture d’une main, et de l’autre, sortit son téléphone portable. Il parla tout en galopant. Peu après, ils arrivaient en vue de Saint-Romain-de-Colbosc.

— C’est bon, tout est réglé, fit Bergton en rangeant son téléphone dans sa poche.

Ils traversèrent Saint-Romain. Paloma lut le panneau. Elle comprit. Ce professeur était véritablement fou ! Cette obsession de ne jamais prendre deux fois de suite le même mode de transport. Ils entrèrent sans cesser de galoper dans l’enceinte du petit aérodrome de Saint-Romain. Un type en bleu de travail sortit des bureaux et se précipita vers Bergton.

Le professeur descendit de cheval. Paloma en fit autant.

— Ce sont les chevaux de Nuippen, fit Bergton à l’homme en bleu de travail.

— Pas de problèmes Roland, on les ramènera. Ma petite Camille fait du poney chez lui.

— Je sais. Je sais. Tu l’embrasseras de ma part. L’avion est prêt ?

— Oui. Tu ne nous as pas laissé beaucoup de temps, mais c’est bon !

— Bonjour, fit Paloma, coupant la conversation.

— Bonjour mademoiselle, fit l’homme ôtant sa casquette d’une main noire de cambouis.

— Une de mes étudiantes, précisa Bergton.

— Moi je suis René Paulins, l’homme à tout faire de l’aérodrome… Enfin surtout le mécano.

Le sourire complice entre Roland Bergton et René Paulins énerva Paloma.

— Un crac ! précisa Bergton.

— Tu parles ! répliqua René. Vous allez prendre l’avion avec Roland, mademoiselle. Vous avez de la chance. C’est l’un des plus anciens membres de l’aéroclub de Normandie. Le crac, c’est lui !

Paloma ne voulut pas avouer qu’elle avait pris pour la première fois l’avion il y a six mois, dans le confortable Airbus Paris-Séville… Elle s’installa un peu anxieuse dans le minuscule cockpit, à côté du professeur Bergton. Il lui confia la carte. Il fit un petit signe de la main à René, qui s’écarta de la piste. L’avion prit rapidement de la vitesse et décolla. Pendant quelques instants, le cœur de Paloma chavira et elle ne vit plus que le ciel. Lorsqu’elle osa enfin baisser les yeux, elle resta muette devant le spectacle : au premier plan, majestueux, le pont de Normandie enjambait l’estuaire ; au loin, dans la brume du soir, elle distinguait les lumières du Havre ; et surtout plus loin encore, dans les couleurs somptueuses du soleil couchant, les silhouettes fantomatiques des paquebots rangés le long du chenal dans l’attente de l’accès au port. À peine remise de ses émotions, le minuscule avion vira de nouveau, si brusquement que Paloma dut s’accrocher à la jambe du professeur. Il semblait serein. Heureux. Sûr de lui. Comme lorsqu’il conduisait la pilotine sur la Seine. Un enfant, un grand enfant pensa Paloma admirative. Elle le trouva brusquement beau, avec les lunettes de soleil qu’il avait chaussées pour piloter.

— « L’estuaire de la Seine ! cria Bergton. Le pays de Caux ! Toute ma vie est là, c’est-à-dire toute l’histoire contemporaine. »

— C’est de vous ou de Lupin ?

— Lupin bien entendu. Dans La Barre-y-va. On fonce plein nord-est. Une trentaine de kilomètres. Il n’y en a que pour quelques minutes. Il regarda l’heure sur un cadran du cockpit. 21h20. Tout va bien. On est dans les temps.

***

Roberto Martinez gara sa vieille Renault 5 grise le long du trottoir. Il regarda le ciel. L’horizon s’était brusquement obscurci. Les nuages s’accumulaient. Ils seront bientôt là, pensa-t-il. Ils étaient prodigieux de rapidité. Par un moyen ou un autre, ils trouveront le moyen de venir. Ici. Il repensa à « La Folie ». Etait-ce une erreur ? Etait-ce un indice trop évident ? De toutes les façons, il était trop tard pour regretter. Désormais, il fallait les retarder. Au moins les retarder. Cela ne devrait pas être trop difficile. Il suffisait d’être là, de rester là. Là où ils passeront forcément. Ici. Il jeta un dernier coup d’œil méfiant vers le ciel. De plus, un verre de calvados ne pourrait pas lui faire de mal. Il entra dans le bar.

***

Paloma regarda la carte. Un brusque doute monta en elle. Elle observa plus attentivement. Son doute se confirmait. Il n’y avait aucun aérodrome autour d’Héricourt-en-Caux !

Bergton lut dans ses pensées.

— Pas de panique, Paloma. Vous avez entendu René, je suis un crac !

— Où va-t-on se poser ? insista Paloma.

— Je viens juste de trouver la solution. C’est simple. Ça va vous plaire, vous qui êtes amatrice d’anagrammes et de ce genre de jeux de mots. On a décollé de Colbosc… On va donc atterrir ?

Paloma regardait la carte sans comprendre.

— Allez, c’est simple, une simple contrepèterie. Colbosc…. À l’envers, cela donne… Vous ne trouvez pas sur la carte ? Cela donne Boscol ! Cocasse non ?

Paloma regarda une nouvelle fois la carte. Elle lut clairement, a à peine un kilomètre d’Héricourt-en-Caux, château de Boscol. Bergton insista :

— Un des douze châteaux du « trésor aux Anglais », curieuse coïncidence, non ?

Paloma, méfiante, se contenta de demander :

— Il y a une piste d’atterrissage dans ce château ?

— La plus sûre, la plus longue de toute la Normandie… Et surtout de loin la plus somptueuse !

Paloma avait compris depuis ce matin que lorsque Bergton parlait ainsi par sous-entendu, il était inutile de chercher à en savoir davantage.

— Lisez-moi quelques lieux autour d’Héricourt, demanda le professeur. Peut-être que j’aurai une illumination…

Paloma lut :

— Héricourt-en-Caux ; la Durdent ; Boscol… Hautot-Saint-Sulpice…

— Comment ? cria Bergton.

L’avion fit un écart qui rendit Paloma livide.

— Hautot-Saint-Sulpice ! répéta Paloma tout en s’accrochant à son siège. Par pitié, professeur, restez concentré !

— Mon Dieu ! murmura cette fois Bergton. Saint-Sulpice. Alors ainsi, c’est eux qui avaient raison…

— Qui ça, eux ? s’inquiéta Paloma. Qui avait raison ? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?

— Saint-Sulpice, répéta Bergton. Saint-Sulpice… Pourtant, je ne voulais pas y croire. Suis-je si stupide de vouloir toujours refuser les évidences ? Saint-Sulpice, le centre du triangle parfait… Quelle évidence. Quelle sinistre évidence.

— Allez-vous vous expliquer, à la fin ?

— On arrive, répondit Bergton.

— Mais où est la piste ?

— Devant nous, répondit calmement Bergton.

Devant eux, Paloma distinguait seulement des champs, et une longue allée rectiligne de hêtres devant le château.

— On ne va pas atterrir là ! hurla Paloma.

Bergton semblait très calme :

— De quoi vous plaignez-vous ? C’est la plus belle allée de hêtres de toute la Normandie. Une allée de près de huit cents mètres. Rectiligne. Plate. Goudronnée récemment, je vous l’assure… Aucun danger.

— Et les hêtres ?

— Ils sont sur le côté, pas au milieu de la piste ! Paloma ferma les yeux.

— Quelle pitié jeune fille, de fermer ainsi les yeux ! Je vous offre la plus belle piste d’atterrissage du monde… Face à un château Renaissance, bordée de hêtres centenaires… Une véritable cathédrale de verdure.

Elle ferma tout de même les yeux et ne les ouvrit que lorsqu’elle sentit que l’avion roulait sur le goudron.

— Vous êtes fou, explosa-t-elle en essayant de lui pincer la jambe. Et c’est une propriété privée. Ceci dit, je suis sûre que c’est encore un copain à vous !

— Gagné. C’est le vice-président de la chambre de commerce et d’industrie de Bolbec. Spécialisé dans la pétrochimie. J’essaie de le convertir au développement durable en jouant au golf avec lui. Pas facile…

Descendue de l’avion, Paloma sentit ses jambes faiblir lorsqu’elle toucha le sol de l’allée du château. Le trop plein d’émotions. Bergton la soutint.

— Doucement ma colombe. Restez là tranquillement. Notre pollueur n’est pas dans son château. Il est en Arabie pour dix jours.

Paloma, fatiguée, croisa le regard du professeur. Elle y décela une nouvelle lueur espiègle.

— Mais je sais où il range ses vélos ! lança Bergton.

Paloma regarda le professeur, infatigable, partir en courant chercher les vélos. Elle se sentit soudain lasse. Peut-être le soir qui tombait ? Elle s’appuya à l’avion. Elle leva les yeux. Il n’avait pas menti. Le site était magnifique. Les branches des hêtres se rejoignant dans le ciel formaient comme une immense voûte verte et lumineuse, longue de près d’un kilomètre. Il fallait qu’elle tienne le coup. Elle savait que le professeur était un incroyable érudit, un homme plein d’énergie et de ressources. Mais elle seule possédait l’esprit de déduction suffisant pour résoudre le code Lupin. Et elle savait que pour l’instant, elle n’avait fait qu’effleurer l’essentiel. Que signifiait ce centre du triangle parfait ? Quel rapport avec le cryptogramme de l’aiguille ? Avec les douze châteaux du « trésor aux Anglais » ?

Le professeur revint avec deux superbes vélos noirs hollandais.

— Direction Hautot-Saint-Sulpice, dit-il, résigné.

— Vous allez m’expliquer ?

— Là-bas…

Moins de deux kilomètres plus tard, Bergton ralentit l’allure à un carrefour entre deux routes de campagne. Il laissa sur sa droite une direction Hautot-Saint-Sulpice.

— On n’y va pas ? demanda Paloma.

— Pas la peine. Ce qui nous intéresse se trouve en dehors du village.

Quelques centaines de mètres plus loin, ils s’arrêtaient devant une monumentale statue, étrangement située sur cette petite route de campagne, en plein milieu des champs. La statue de bronze du saint, elle-même géante, était érigée sur une double stèle de brique rouge, de plus de cinq mètres de haut, ce qui la rendait plus gigantesque encore. Elle dominait avec autorité la platitude du paysage champêtre alentour.

— Je fais les présentations, dit solennellement Bergton. Saint Sulpice, Paloma, Paloma, saint Sulpice…

— Brrr ! Il me fiche la trouille ce saint géant érigé au milieu de nulle part. La tête dans les nuages.

— Vous ne croyez pas si bien dire. Vous n’avez pas lu Da Vinci Code ?

— Non, désolée.

— Si vous l’aviez lu, vous sauriez que saint Sulpice est désormais une célébrité planétaire. L’église Saint-Sulpice de Paris est visitée par les chercheurs de trésor du monde entier. Ils viennent y observer le gnomon, ce cadran solaire primitif. Et le fil de laiton rouge qui marque la fameuse Rose-Ligne, qui coupe en deux l’église Saint-Sulpice ; qui coupe en deux Paris ; qui coupe en deux la France et même le monde entier… La ligne imaginaire primitive. Le méridien originel. Le point 0, présent sur toutes les cartes anciennes, avant Greenwich. Le méridien de Paris. La fameuse Rose-Ligne, appelée également Roseline, la sainte martyre fêtée le même jour que saint Sulpice ! Le méridien de Greenwich passe par Étretat… Mais la Rose Ligne passe par Carcassonne !

— Je commence à comprendre… Encore un double lieu ? Le pays de Caux était effectivement un leurre ?

Elle regarda avec angoisse la silhouette géante de l’étrange statue de saint Sulpice.

— Je vous passe les détails, mais vous aurez compris que Saint-Sulpice est une référence majeure de la géographie ésotérique. Observez la statue, Paloma, regardez l’étole du saint !

Paloma leva les yeux :

— Mon Dieu ! Les croix des Templiers !

— Oui… Les croix des Templiers. Appelées aussi croix de l’ordre de Malte… Dont la sainte patronne est sainte Roseline.

— Allons, tout ceci ne prouve rien !

— Si… Faites le tour de la statue, Paloma, attentivement.

Inquiète, intriguée, elle fit lentement le tour de la stèle, scrutant le moindre détail dans les briques rougies, tout en observant du coin de l’œil, au-dessus d’elle, saint Sulpice. Comme si le géant de bronze attendait qu’elle détourne le regard pour abattre sur elle sa crosse. Elle ne voyait rien sur la stèle. Elle se sentait un peu rassurée. Soudain, en bas de la stèle, entre les briques rouges, elle aperçut une plaque de marbre blanche gravée. Elle s’accroupit et lut : «  En l’an de grâce 1876, la statue a été bénie par son éminence le cardinal de Bonnechose. » Elle se releva, livide, et regarda Bergton.

— Le cardinal de Bonnechose. Ce personnage de L’Aiguille creuse qui fut évêque de Carcassonne. Vous saviez ?

— Je savais…

Ils restèrent silencieux. La silhouette du saint géant, se découpant devant le ciel qui rougissait, lui donnait une allure plus fantastique encore. Bergton rompit le silence le premier.

— Saint Sulpice… Le cardinal de Bonnechose… Au centre du triangle parfait lupinien. Beaucoup y verraient plus qu’une coïncidence…

Soudain, Paloma explosa :

— Et si c’était aussi pour faire diversion ? Pour détourner l’attention ? Un leurre, encore ! Maurice Leblanc connaissait cette statue bien entendu ?

— Bien entendu. Il a parcouru toute la Normandie en vélo. Il a même plusieurs fois fait à bicyclette le trajet Étretat-Paris. Il faut lire sa nouvelle, Voici des ailes

— D’accord, d’accord, coupa Paloma. Tout ceci, la statue, et surtout Bonnechose, me semble un peu trop évident. Comme une jolie fausse piste sur laquelle on a foncé sans réfléchir.

Elle sortit sa carte routière et la posa irrévérencieusement sur la stèle de la statue. Elle jubila.

— Je pense qu’on s’est un peu emballé, professeur. Si on regarde très précisément l’intersection des trois bissectrices, le centre n’est pas ici. Il est plus près d’Héricourt-en-Caux !

Bergton sembla rassuré.

— Que ferais-je sans vous, douce colombe ?

Ils reprirent leurs vélos et descendirent jusqu’à Héricourt-en-Caux…

— On passe devant les sources de la Durdent, commenta Paloma. Ce petit fleuve qui traverse tout le Caux pour se jeter dans la Manche à Veulettes-sur-Mer. Vous savez tout ceci aussi bien que moi professeur. Vous avez lu mon mémoire sur les sources et fontaines…

— N’hésitez pas à me donner des précisions, confia le professeur. Je l’ai lu rapidement…

— Quoi ! hurla Paloma.

Elle freina brusquement. Le vélo pila.

— Je plaisante, bafouilla le professeur, obligé lui aussi de s’arrêter.

— J’espère. Alors quelle est la source d’Héricourt-en-Caux ?

— Heu ! La Durdent bien entendu, risqua Bergton.

— Raté ! Ça alors ! Vous n’avez pas lu mon mémoire !

— Mais si… Mais on ne peut pas tout retenir !

— Ça alors ! Quel mufle vous faites ! Je croyais que vous reteniez par cœur tout ce que vous lisiez…

— Heu !…

— Ah oui, j’oubliais… Tout ce que vous lisez, du moins si c’est un bon texte !

— J’ai eu plus d’une vingtaine de mémoires à lire en juin, plaida Bergton. Sans parler des thèses.

— J’ai passé dix mois, jour et nuit sur ce mémoire !

— Mais vous avez eu une note excellente, maximale… Et je vous assure que j’ai lu…

— N’en dites pas plus. Vous vous enfoncez !

Longeant la Durdent, ils arrivèrent au village. Héricourt-en-Caux était un magnifique petit bourg cauchois, dont les moulins égayaient la vive rivière, dominée par une très imposante église, aux allures de cathédrale miniature, avec ses multiples clochetons et ses transepts spectaculaires. Au fil de la rivière, les maisons à colombages rivalisaient de charme avec celles en grès, brique et silex.

— On continue, cria Paloma énergique. Tout droit !

Bergton ne discuta pas. Trois cents mètres après la sortie du village, Paloma freina à nouveau brusquement.

— Voici mon hypothèse, déclara-t-elle fièrement.

Elle désigna sur le bas-côté de la route, au pied du coteau, une source, assez mal entretenue. On y descendait par un petit escalier, jusqu’à une cuve de béton.

— La fontaine Saint-Mellon ! Pages 52 à 57 dans mon mémoire. Saint-Mellon est enterré ici. C’est le premier évêque de Rouen, celui qui érigea la première cathédrale de Rouen. Il évangélisa le Caux. Il fit jaillir cette source miraculeuse. On vint ici en pèlerinage pendant des siècles. On plongeait les enfants dans l’eau glacée pour les guérir !

Bergton la regarda incrédule :

— Mais quel est le rapport avec Lupin ?

— Je n’en sais rien ! Pas moins que saint Sulpice en tout cas ! Et je voulais vous montrer que moi aussi, je sais des choses !

Bergton haussa les épaules et remonta sur son vélo, faisant demi-tour pour retourner vers Héricourt-en-Caux. De dos, il lança d’une voix glacée :

— Hors sujet, mademoiselle !

Paloma, énervée, fatiguée, sentit que ses nerfs allaient lâcher et qu’elle allait s’effondrer en larmes.

Bergton enfonça le clou :

— Moi je sais. Vous, vous déduisez…

Sitôt arrivé dans Héricourt-en-Caux, Bergton gara son vélo. Il observa quelques instants le village désert, puis il entra dans le premier bar qu’il trouva. Paloma le suivit sans un mot. Les regards de la dizaine d’habitués se tournèrent vers elle. Elle perçut immédiatement une sorte de gêne. Elle se souvint alors qu’il était plus de neuf heures du soir, dans une bourgade peu touristique… et qu’elle se promenait avec un short miniature et un Lycra moulant sur la poitrine. Personne ne la siffla, mais les regards demeurèrent appuyés. Paloma évita soigneusement de les croiser mais sentit, au-delà du trouble physique qu’elle créait, une forme d’hostilité. Une inexplicable hostilité. Bergton et son pantalon déchiré passa inaperçu. Ils commandèrent des cafés et Bergton, sans la moindre gêne, entama la conversation avec les hommes au comptoir :

— Je recherche quelque chose d’insolite dans le coin. Tout ce qui vous passe par la tête. N’importe quoi !

Les clients, surpris mais impressionnés, ne posèrent pas de questions. Ils citèrent bien entendu le château de Boscol, la statue de saint Sulpice, la source de Saint-Mellon, la tombe de saint Mellon, la chapelle Saint-Riquier et son calvaire de grès, les moulins…

Bergton et Paloma enregistraient les informations, mais aucune ne faisait « tilt ». Les clients du bar semblaient à court d’idée. Certains sortirent. Bergton hésita à payer une tournée générale pour stimuler les intellects. Finalement, il se résigna à sortir. Il avait fait quelques pas vers la porte lorsqu’une voix au fond du bar lança :

— Un colombier, ça vous semble insolite ?

— Non, répondit spontanément Bergton.

Il ouvrit la porte du bar pour sortir.

— Qu’est-ce qu’il a d’insolite, ce colombier ? demanda Paloma, avant de sortir elle aussi, par acquit de conscience.

— Il a douze côtés. Il paraît que c’est le seul comme ça de toute la Normandie !

Paloma se mordit la lèvre. Bergton laissa la porte ouverte et cria presque :

— Et il se situe où, ce colombier ?

— Pas loin. Vous remontez la côte vers le Petit-Vauville. En haut de la côte vous suivez à droite le panneau Route des colombiers. Un kilomètre plus loin, vous pouvez pas le rater !

Bergton remercia à la cantonade et Paloma, en guise de récompense pour les clients, afficha son plus beau sourire et sortit en ondulant lascivement son corps. Sur le trottoir, Bergton prit Paloma par les épaules :

— Jamais plus, je ne parlerai des Cauchois qui fréquentent les bars comme Leblanc le fait dans L’Aiguille creuse, «  ces maquignons normands, rouges et lourds, qui font les foires de la région le fouet à la main et une longue blouse sur le dos »… Un colombier dodécagonal… Vous vous rendez compte !

Instinctivement, Paloma toucha du bout de ses doigts le dodécaèdre de cristal qui pendait à son cou.

— Douze ! continua Bergton. Le nombre clé au centre du triangle. Un colombier cauchois qui se réfère au dodécaèdre. C’est invraisemblable. Pour sûr, ça vaut le coup d’y jeter un œil. Ça ne peut pas être une coïncidence !

Il croisa le regard pétillant de Paloma. Tous les deux se tournèrent pour reprendre leur vélo. Ils s’arrêtèrent stupéfaits : les roues avant des deux vélos étaient entièrement dégonflées. Bergton s’agenouilla :

— Crevés ! cria-t-il. Tous les deux ! Un coup de couteau, sans aucun doute !

— Un client qui est sorti du bar ? Pourquoi ? Une vengeance ? Pourquoi ? C’est stupide !

À ce moment, Bergton avisa un morceau de papier glissé entre son câble de frein et son guidon. Il l’ouvrit et déchiffra : « Abandonnez vos recherches. Immédiatement. Ou je trouverai un usage moins amical pour mon couteau. Roberto Martinez. La Folie. »

Bergton passa le morceau de papier à Paloma.

— C’est une menace plus réelle que je ne croyais, fit Bergton. Ce n’est plus seulement une menace virtuelle. Sérieusement, vous voulez tout arrêter, Paloma ?

Elle resta quelques instants silencieuse. Le calme village lui sembla plus encore hostile. Ils étaient ici indésirables. Elle le sentait. Quelle menace se dissimulait derrière ces portes, ces fenêtres ? Elle entendit, presque lointaine, la voix douce du professeur :

— Paloma. Vous voulez tout abandonner ?

Elle répondit sans réfléchir :

— Tout abandonner ? Jamais. Si près du but !

Elle jeta un nouveau regard circulaire à la rue déserte et continua :

— Ces deux roues crevées. Ce mot. C’est incompréhensible. Comment pouvait-il être dans ce bar avant nous ? Comment pouvait-il deviner ? C’est impossible ! Ou alors, il nous suivait. Mais comment pourrait-il nous suivre ? Bateau, cheval, avion, vélo… Il est rigoureusement impossible de nous suivre. C’est incompréhensible ! Invraisemblable. Et en prime, nous voilà à pied !

— Pas tout à fait, fit Bergton.

— Comment cela ? Vous savez réparer deux roues crevées avec juste vos dix doigts ?

Paloma semblait à bout de nerfs.

— Non, expliqua le professeur. Mais avec les deux roues arrière de nos vélos qui sont intactes, on peut en faire un entier !

— Bien raisonné !

Elle sentit qu’elle avait besoin de se calmer :

— Je vais reprendre un café, sinon je ne vais pas tenir. Je suis à l’intérieur. Vous m’appelez quand vous avez fini ?

Visiblement satisfaite de sa petite et mesquine vengeance, elle rentra dans le bar. Bergton jura et se mit au travail. Cinq minutes plus tard, il était parvenu à remplacer une des roues avant crevées par la roue arrière intacte de l’autre vélo. Il entra dans le bar rechercher Paloma. Une cour de prétendants se tenait autour d’elle, la bière à la main. Paloma sourit en observant le pantalon noirci de cambouis de Bergton. Ils sortirent et Bergton pensa qu’il révisait immédiatement sa position sur les maquignons cauchois rouges et lourds. Galant malgré tout, il proposa à Paloma :

— Vous montez sur le porte-bagages ? Je n’ai sans doute pas les jarrets d’un Maurice Leblanc… Mais je vous suppose légère comme une plume.

Paloma gloussa. Elle était réconciliée. Bergton regarda le ciel. Il s’était encore obscurci et un vent tourbillonnant commençait à se lever.

— Ça va tourner à l’orage…

— Comme tous les soirs, cette semaine.

La côte de Vauville se présentait comme une pente assez raide avec un dénivelé d’une cinquantaine de mètres. Paloma eut pitié de Bergton et ils finirent à pied les derniers mètres de la montée. Au sommet, effectivement, un panneau Route des colombiers indiquait la direction à droite. D’ailleurs, le nom de la route, rue du Colombier, ne laissait aucun doute. Paloma remonta sur le porte-bagages et lança amicalement avec un accent espagnol forcé :

— Oh ! hisse ! mon Indurain.

Dans la nuit qui commençait à tomber, ils écarquillaient les yeux pour ne pas rater le fameux colombier.

Un kilomètre plus loin, au milieu de la cour de ferme, au pied d’une mare, ils le virent ! Immédiatement, tous les deux surent, sans même se parler, que le centre exact du triangle parfait de Lupin était ici. Aucun doute. Le colombier aux douze côtés, planté dans un banal décor, régnait comme un chef-d’œuvre incongru, un joyau déposé ici par hasard, un trésor perdu, un arbre millénaire au cœur d’une forêt banale. Ils restèrent à admirer le superbe colombier : toit de chaume, alternance recherchée de brique et de silex, élégantes sculptures ouvragées en voûtes… Et surtout : douze côtés !

— Douze côtés, fit Bergton. Le dodécaèdre.

— Ça ne peut pas être une coïncidence, coupa Paloma, en riant.

Il entrèrent dans la cour de ferme et firent le tour du colombier. Ils ne remarquèrent strictement rien de particulier. Ils retournèrent sur la route, un peu déçus.

— Que fait-on maintenant ? demanda Bergton.

— On cherche une idée… Profitons des dernières minutes de jour… Avant l’orage.

Elle étala sur le bord de la route la carte de la Seine-Maritime. Tous les deux s’agenouillèrent devant les lignes qui formaient le triangle équilatéral, les trois bissectrices, et leur prolongement… Une ou deux gouttes tombèrent sur la carte.

— Il faut se dépêcher, dit Paloma. Nous connaissons le triangle et avons repéré le dodécaèdre au centre. Vite, une idée !

— Et les points entourés qui ne sont sur aucune ligne ?

— C’est vrai, il y en a encore beaucoup…

Quelques autres gouttes tombèrent sur la carte.

— Et Tancarville ? demanda Bergton. Tancarville n’est sur aucune ligne !

— Comme encore un certain nombre d’autres lieux que j’ai entourés aujourd’hui. Les lieux rouennais par exemple… De toutes les façons, tant que l’on n’aura pas trouvé à quoi sert le centre géographique, on n’aura pas avancé ! On ne pourra pas faire le lien avec le cryptogramme de l’aiguille ni les douze châteaux.

— Bergton regarda sa montre. 22h10.

— On ne va tout de même pas rester bloqués ici, grogna le professeur. Pas au cœur même du triangle. Ce serait trop stupide.

Paloma, elle, regardait le ciel avec inquiétude.

— Il nous faut partir professeur. Nous abriter. On reviendra après l’orage. Que diriez-vous de reprendre le vélo et de dévaler la côte jusqu’au café du village ?

Roland Bergton sembla se résigner.

— Vous avez raison. Acceptons notre ignorance. Fuyons. Dévalons la côte sur notre bicyclette, comme le disait Julien Gracq…

Paloma commença à replier la carte tout en soupirant. Elle avait froid. Elle était fatiguée. Elle n’avait aucune envie de relever cette allusion savante à Julien Gracq qu’elle ne comprenait pas. Roland Bergton ne remarqua pas son indifférence. Il continua.

— Vous savez, Julien Gracq était un fervent admirateur de Maurice Leblanc. Comme beaucoup d’écrivains célèbres d’ailleurs… Mais Julien Gracq était vraiment le plus fidèle…

Paloma haussa les épaules et le coupa vivement :

— Excusez-moi professeur, mais c’est vous qui maintenant êtes hors sujet ! Aidez-moi plutôt à plier bagages…

Bergton soupira à son tour :

— Vous avez raison, belle et raisonnable enfant. Reprenons notre monture et dévalons.

Il ne put cependant s’empêcher de déclamer : « Quand je visite le pays d’Arsène Lupin, où sur les routes le frénétique Isidore Beautrelet, dévalant sur sa bicyclette, tourne autour de l’aiguille creuse comme la flèche de la boussole autour du pôle. »

Paloma s’arrêta brusquement, la carte à la main. L’étudiante regarda Bergton avec des yeux démesurés. Le professeur la trouva soudain extrêmement belle.

— Professeur ! Qu’est-ce que vous venez-dire ?

— Rien, répondit Bergton un peu surpris. Simplement quelques mots célèbres de Julien Gracq, en hommage au pays de Lupin.

— Nom de Dieu !… Julien Gracq savait donc. Il avait donc deviné. « La flèche de la boussole autour du pôle ». C’était tellement simple. Tellement évident…

Roland Bergton resta sans voix. Il ne comprenait rien. Paloma continua :

— Avez-vous dans votre trousse une punaise, et un crayon à papier ?

Avant qu’il ait eu le temps de répondre, elle fouillait dans le sac du professeur et trouvait ce qu’elle cherchait. Elle fit au passage une bise sur la joue du professeur :

— Vous êtes un génie Roland ! Penser à citer Julien Gracq en un pareil moment ! Il n’y a que vous !

Bergton prit une posture amusée et laissa faire Paloma. Elle souleva la carte et passa la punaise dessous. Elle transperça la carte avec la punaise exactement au centre du triangle, à l’intersection des trois bissectrices, un kilomètre à l’est d’Héricourt-en-Caux, l’endroit exact où ils se trouvaient.

— La pointe de la punaise est censée représenter le colombier ? demanda Bergton, intrigué.

Paloma ne répondit pas. Elle appuya fortement le crayon à papier sur la punaise. Elle vérifia : le crayon punaisé pouvait ainsi parfaitement pivoter sur la carte.

Les gouttes s’intensifièrent. Une pluie chaude. Paloma ne sembla pas la remarquer :

— L’aiguille, professeur. La fameuse aiguille ! Et si l’aiguille, ce n’était pas seulement celle d’Étretat ? Et si l’aiguille d’Étretat n’était qu’un leurre, toujours un leurre. Et si l’autre sens, le sens codé, c’était simplement, banalement, l’aiguille d’un cadran, d’une montre, d’une boussole ? C’était si évident ! Une aiguille. Quelle est la fonction d’une aiguille ? Bien entendu, montrer la direction ! La direction du temps, la pendule ; la direction des lieux, la boussole ! Le temps et l’espace une nouvelle fois réunis, comme à Jumièges. Réunis bien entendu par l’aiguille. C’était si évident ! L’aiguille qui montre la direction. Comment tout le monde a-t-il pu se faire avoir avec un leurre aussi énorme que l’aiguille d’Étretat ?

Roland Bergton, suspendu à ses lèvres, n’osait plus rien dire. C’était effectivement évident. Paloma continua. Elle prit son collier d’argent et de cristal entre ses mains :

— Maurice Leblanc nous a pourtant mis les points sur les i. Douze côtés ! Le dodécaèdre ! Souvenez-vous professeur, à quoi sert un dodécaèdre ?

— C’est un instrument de mesure géodésique, souffla le professeur stupéfait. Une sorte de boussole…

— Bien entendu, vous me l’avez appris il y a quelques heures. Une boussole ! Une boussole et une aiguille. Et nous n’avions rien compris !

L’étudiante souffla un instant puis reprit :

— La dernière ligne du cryptogramme de l’aiguille, ce n’est pas « l’aiguille creuse ». Vous aviez raison professeur. Il s’agissait d’une fausse piste. Quelles étaient les trois autres propositions de Beautrelet ?

— « Pleure », « preuve » et « fleuve », répondit le professeur.

— « Aiguille preuve »… C’est tentant évidemment. Mais non… Ça ne nous avance à rien. « Aiguille pleure ». Ridicule. « Aiguille fleuve » ?

Elle regarda la carte. Brusquement, elle poussa un cri de triomphe et offrit quelques secondes son visage à la pluie.

— Bien entendu ! « Aiguille fleuve. » Quelle est la grande particularité du pays de Caux, professeur ? D’où viennent ses ondulations si chères à Leblanc ?

— Des fleuves ! répondit avec assurance Bergton.

— Des fleuves, bien entendu. De cette douzaine de fleuves cauchois, qui naissent dans le Caux et se jettent une quarantaine de kilomètres plus loin dans la Manche, formant les valleuses, et avec elles les ports. Tous les accès à la mer !

Bergton renchérit :

— Fécamp et la Ganzeville, Veulettes et la Durdent, Quiberville et la Vienne, Pourville et la Scie, Gueures sur la Saâne, qui rejoint la Varenne et la Béthune pour arroser Dieppe…

— Les fleuves. Le lien évident entre le Caux et le littoral !

— Et la Seine. Le mot fleuve évoque aussi la Seine !

— Bien entendu. La dernière ligne du cryptogramme de l’aiguille, c’est « l’aiguille fleuve ». L’aiguille qui montre les fleuves. Regardez professeur !

Il s’approcha. Paloma continua, follement excitée :

— C’est à cela que sert le centre du triangle parfait. Ce colombier, ce dodécaèdre cauchois grandiose qui indique les directions ! Il sert d’axe à l’aiguille, l’aiguille qui montre les fleuves… et leurs ouvertures sur la mer.

Elle fit pivoter le crayon sur Tancarville. La crayon passait exactement par Gruchet-Saint-Siméon, puis Varengeville-sur-Mer…

Bergton retint la main de Paloma avant qu’elle ne fasse à nouveau pivoter le crayon. Son visage semblait transfiguré.

— Stupéfiant ! Réellement stupéfiant. Ne bougez pas ! Si on prolonge au sud la droite figurée par ce crayon, on arrive tout droit sur Domfront, le lieu d’une des aventures historiques capitales de Maurice Leblanc, Dorothée danseuse de corde.

Il libéra la main de Paloma. Elle fit à nouveau tourner le crayon. Elle le plaça sur Caudebec-en-Caux. Au sud, le crayon recouvrait exactement La Mailleraye-sur-Seine et le chêne cuve. Au nord, il passait par Louvetot. Ensuite, « l’aiguille » rejoignait la mer un peu à l’ouest de Saint-Valery-en-Caux, au hameau du Tôt.

— C’est fascinant, murmura Paloma. Tous ces lieux cités par Leblanc alignés si l’on connaît l’emplacement du dodécaèdre, de l’axe de rotation… Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Le professeur marqua un court silence, essuyant les gouttes sur son front.

— Je pense que je comprends, fit Bergton d’une voix à nouveau assurée. Je comprends ce que cherche à nous dire Leblanc. « Aiguille preuve » n’était pas si mal trouvé, finalement… Il nous désigne l’ensemble des lieux secrets par lesquels les contrebandiers déjouaient la surveillance des douaniers ! Les lieux normands qu’il cite, les noms normands qu’il emprunte, ne doivent rien au hasard. En orientant la fameuse aiguille sur les lieux normands dont il parle dans les aventures de Lupin, l’aiguille désigne immanquablement un point du littoral. Un point du littoral qui correspond à une passe de contrebandier. Une échelle dissimulée. Un escalier oublié. Que sais-je ? Leblanc dit lui-même dans ses romans que la falaise normande regorge de ces accès à la mer séculaires, dont on a perdu l’usage.

Ils orientèrent le crayon sur Montigny, un cambriolage de Lupin cité par Maurice Leblanc. Au sud, le crayon recouvrait Maromme, les quais de Seine et Bonsecours, autant de lieux entourés par Paloma. Au nord, le crayon rejoignait la Seine à Saint-Pierre-en-port.

— Saint-Pierre-en-Port, cria Bergton. Bien entendu.

Il hurla au ciel et à la pluie, en articulant distinctement chaque syllabe :

— Ça ne peut pas être une coïncidence !

— Essayons une nouvelle ! fit Paloma.

— Vous doutez encore ?

La pluie commençait à gondoler la carte et les traces de marqueur sur la carte devenaient petit à petit d’informes dégoulinures. Paloma orienta le crayon sur Doudeville. Le crayon recouvrit Bennetot et Rolleville, deux lieux entourés, deux des douze conspirateurs cauchois contre la Cagliostro, pour rejoindre la mer à Octeville, un peu au-dessus de Sainte-Adresse.

Une dernière fois, elle orienta l’aiguille improvisée, sur Quevillon, le brigadier de L’Aiguille creuse. L’aiguille recouvrit une nouvelle fois plusieurs lieux entourés par Paloma : Duclair, Yvetot… Pour rejoindre la mer à Saint-Martin-aux-Buneaux.

— Le Val ! s’écria Bergton triomphant. La valleuse déserte du Val et son échelle de fer ! L’échelle des contrebandiers comme on l’appelle aujourd’hui. Plus de doute, Paloma ! Aucun lieu n’est cité au hasard. Associé à votre fameuse aiguille, chaque lieu cité par Leblanc dans une aventure de Lupin désigne un passage secret de la falaise. Y compris, bien entendu, les trois bissectrices du triangle, des lignes droites qui passent aussi par le centre du dodécaèdre : la valleuse du Curé. Parfonval. Veulettes-sur-Mer… Maurice Leblanc était un génie. Un incroyable et facétieux génie.

La pluie fine commençait à se transformer en averse.

— Allez, ordonna le professeur. On en sait assez, on retourne à l’avion.

Paloma ne se fit pas prier. Ils ramassèrent avec précipitation la carte. Bergton sauta sur le vélo et Paloma sur le porte-bagages. Ils descendirent en riant la côte de Vauville, quasiment sans freiner. Paloma, heureuse, comblée, triomphante, offrait à la pluie ses jambes tendues, nues, de chaque côté du vélo, tout en serrant très fort, trop fort Roland Bergton par la taille. La nuit n’était pas encore complètement tombée. Heureusement car le vélo n’éclairait quasiment pas la route de campagne sans réverbères. Ils traversèrent Héricourt-en-Caux en trombe pour remonter vers le château de Boscol.

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La côte qui menait au château leur parut plus difficile que prévu. Bergton renonça à pédaler à mi-pente. Ils laissèrent en riant le vélo sur le bas-côté de la route et continuèrent l’ascension le long de la route, en courant. Roland Bergton distança tout d’abord un peu Paloma, l’attendit, lui tendit la main. Ils finirent leur course sous la pluie devenue diluvienne main dans la main. En entrant dans l’immense allée de hêtres du château, ils se sentirent un peu plus protégés par la voûte naturelle de branches et de feuilles. Ils ne ralentirent pas leur allure. Epuisés, ils parvinrent à l’avion. Ils se précipitèrent chacun sur leur portière et entrèrent en trombe. Enfin assis, à l’abri, ils éclatèrent de rire.

Sans pudeur, le professeur retira sa chemise trempée. Paloma n’eut que le temps d’apercevoir le torse luisant de Roland. Il s’était retourné et avait saisi à l’arrière de l’avion, dans une caisse, un vieux chandail de laine écru. Il le mit tout en proposant un autre pull à Paloma. Elle accepta. Elle enfila un affreux pull chiné couleur lie-de-vin. Puis, avec une habileté qui stupéfia Bergton, elle glissa ses mains sous son pull sec et parvint en quelques secondes à en extraire son minuscule tee-shirt en Lycra : une petite boule de tissu trempé qu’elle mit à étendre à l’arrière de l’avion. Espiègle, elle fit subir le même sort à son soutien-gorge, trempé lui aussi, qu’elle accrocha à l’arrière de l’avion, presque sous le nez du professeur.

Roland Bergton en avait sans doute vu d’autres… Il ne se troubla pas. Du moins, il ne le montra pas. Paloma plaqua ses longs cheveux noirs mouillés à l’arrière. Elle regarda longuement le professeur. Son front dégagé, ses yeux noirs bordés de larmes de mascara donnaient à l’expression de son visage une intensité nouvelle. Cette fois-ci, le professeur se sentit troublé. Il avança ses lèvres vers celles de la jeune fille. Paloma, vive, posa un doigt sur la bouche du professeur et chuchota d’une voix presque irréelle :

— Je crois que j’ai trouvé la solution de la première ligne du cryptogramme de l’aiguille.

Le professeur se redressa dans un geste un peu pataud. Paloma savoura la gêne du professeur et continua :

— Lorsque l’on tient un fil, il est alors plus facile de démêler la pelote. N’est-ce pas, professeur ? La première ligne du cryptogramme, « e.a.a..e..e.a. », signifie dans sa version officielle, « en aval d’Étretat ». Si on abandonne Étretat sur la première ligne, et qu’on souhaite le remplacer par un autre lieu de la côte, il ne reste que deux possibilités avec cette suite de lettres. Soit la petite station de « Berneval », pour les sept dernières lettres… Mais strictement aucun indice ne nous mène à Berneval. Ou bien…

La jeune fille ménagea le suspense.

— Ou bien ? fit le professeur, impatient.

— Ou bien… « le Val », pour les cinq dernières lettres. « Le Val » me semble évidemment plus plausible, puisqu’il est directement associé à cette histoire de contrebande !

La capacité de déduction de la jeune fille donnait le vertige au professeur Bergton. Elle lui révélait le secret du code de l’aiguille, un secret qu’il recherchait depuis vingt ans. Et lui n’arrivait pas à détacher ses pensées du corps nu de la jeune fille sous son chandail. Il fallait qu’il se reprenne. Paloma poursuivit :

— Professeur, cette histoire de contrebandier ? Il s’agit de bateaux qui recherchent un mouillage discret sur la côte, pour débarquer une marchandise illicite ?

— Heu !… Oui, c’est cela.

— Alors, que dites-vous, comme clé de la première ligne, « e.a.a..e..e.a. », de remplacer « en aval d’Étretat », par « en amarres, le Val » ?

L’évidence de la révélation produisit un électrochoc dans l’esprit du professeur. Ses pensées coquines s’évaporèrent !

— Vous êtes un génie, Paloma. Une incroyable machine à penser. Ça ne peut être que cela ! On décolle !

— Pour aller où ?

— Le Val, bien entendu !

— Avec ce temps ?

— Il suffit juste d’atterrir avant l’orage !

— Et vous comptez atterrir où ?

— Rassurez-vous, ce sera confortable…

Roland Bergton fit rouler son avion jusque dans la grande cour du château. Il y décrivit tranquillement un large demi-tour et remonta l’allée de hêtres dans l’autre sens. Les yeux cette fois-ci grands ouverts, Paloma prit soudain conscience du danger :

— Et la voûte ? Les branches des arbres ? On va les toucher ?

— C’est le petit inconvénient de cette piste, plaisanta le professeur, il faut bien le reconnaître. Elle est bien assez longue pour prendre de la vitesse, mais il ne faut pas décoller trop tôt. Sinon…

Effectivement, Bergton attendit le dernier moment, la toute fin de l’allée du château, pour faire décoller son avion. Paloma eut la sensation, mais peut-être n’était-ce qu’une impression, d’entendre le bruit du frottement des branches sur la carlingue. Elle poussa un soupir de soulagement en regardant la vallée de la Durdent ne devenir qu’un minuscule lacet au fur et à mesure où ils prenaient de l’altitude.

— Ce sera un tout petit trajet, commenta Bergton. À peine trente kilomètres. Quel luxe de faire en jet privé de tels sauts de puce !

Paloma regardait maintenant avec inquiétude la pluie tomber drue sur les vitres. L’avion bougeait beaucoup et elle sentait bien que Bergton peinait à le maîtriser.

— Pourvu que l’orage n’éclate pas, pria-t-elle intérieurement.

***

Roberto Martinez se concentrait pour suivre la route. La pluie tombait avec violence sur le pare-brise de sa Renault 5. Les essuie-glaces tournaient à la vitesse maximale, mais ne parvenaient pas à offrir une visibilité acceptable. Pourtant, Roberto Martinez roulait vite, trop vite, trop vite pour lui. Il n’était plus vraiment certain de sa vue et de ses réflexes. Les deux verres de calvados pris au bar engourdissaient un peu ses bras. Tant pis, pensait-il. Il n’avait rien à perdre. Vraiment rien. Et heureusement, la départementale 10, le long de la vallée, était plutôt rectiligne. Martinez avait rendez-vous. L’ultime rendez-vous. Il ne pouvait pas le manquer ! À ce moment-là, il agirait. Rien n’était perdu. Oh non ! Loin de là. Il avait encore de l’avance. Une confortable avance. Il ne ralentit pas en traversant le village de Vittefleur.