Provisions

Longtemps après – ça lui parut longtemps, il avait l'impression de patauger dans de la bouillasse transparente –, Zeb roula sur le côté, posa les mains par terre, poussa et réussit à se relever au pied du buisson épineux. Et il vomit. Jusque-là, il n'avait pas remarqué qu'il avait mal au cœur. Il se mit tout simplement à dégueuler.

« Beaucoup d'animaux font ça, explique-t-il. Sous l'effet du stress. Comme ça, on n'a pas besoin de dépenser de l'énergie à digérer. Ça allège la charge.

— Tu avais froid ? » demande Toby.

 

Zeb claquait des dents, il frissonnait. Il prit la doudoune de Chuck et l'enfila par-dessus la sienne. Elle n'était pas trop déchirée. Il fouilla les poches, trouva le portable de Chuck et le fracassa avec une pierre pour détruire les éventuelles fonctions GPS et d'écoute. L'appareil s'était mis à sonner juste avant, et ça lui avait demandé un effort colossal pour ne pas répondre en faisant semblant d'être Chuck. Il aurait peut-être dû, et dire que Zeb était mort. Il aurait pu apprendre quelque chose. Deux minutes plus tard, c'est son appareil à lui qui sonna. Il attendit que ça s'arrête, puis il le fracassa aussi.

Chuck avait quelques autres gadgets, mais rien de plus que ce que Zeb avait lui-même. Un canif, une bombe aérosol contre les ours et une contre les insectes, une couverture de survie dans son emballage, ce genre de choses. Par un gros coup de chance, le fusil à ours qu'ils emportaient toujours avec eux, en cas d'atterrissage forcé et d'attaque, avait été projeté en même temps que Chuck. Ces fusils étaient l'exception à la nouvelle interdiction des armes, parce que même ces connards de bureaucrates du CorpSeCorps savaient qu'on avait besoin d'un fusil à ours, dans ces régions. Les gars du Corps n'aimaient pas Bearlift, mais ils n'essayaient pas non plus de le fermer – ce qu'ils auraient pu faire rien qu'en levant le petit doigt. Pour eux, Bearlift jouait un rôle utile en introduisant une note d'espoir, en détournant l'attention des gens de ce qu'ils auraient vraiment dû faire, c'est-à-dire raser la planète au bulldozer en fauchant tout ce qui avait de la valeur. Ils n'avaient aucune objection à la publicité standard de Bearlift, un enculeur de peluches vert disant à tout le monde avec un grand sourire le boulot formidable que faisait Bearlift, et s'il vous plaît, envoyez-nous de l'argent ou sinon vous serez coupables d'oursicide. Les Corps elles-mêmes contribuaient à l'opération.

« C'était l'époque où elles en étaient encore à se construire une image de générosité et de bienveillance, dit Zeb. Une fois qu'elles ont eu le pouvoir bien en mains, elles ne se sont plus donné autant de mal. »

Zeb s'arrêta presque de trembler quand il vit le fusil. Il faillit l'embrasser. Au moins, maintenant, il avait une petite chance de s'en sortir. Mais il ne trouva pas la seringue, celle que Chuck allait lui planter dans la cuisse. Dommage, il aurait bien aimé savoir ce qu'il y avait dedans. Vraisemblablement un puissant somnifère. Chuck l'aurait ensuite transporté jusqu'à un point de rendez-vous sordide, où attendaient les racleurs de cervelle embauchés par Dieu sait qui pour extraire toutes les données neurales de Zeb, sucer tout ce qu'il avait jamais piraté et les noms de tous ceux pour qui il l'avait fait, laissant ensuite sa carcasse ratatinée et amnésique errer dans un lointain marécage ravagé, jusqu'à ce que les habitants du coin lui volent son pantalon et recyclent son corps dans le trafic d'organes.

Mais même s'il avait réussi à trouver la seringue, qu'est-ce qu'il en aurait fait ? L'essayer sur lui-même ? La planter dans un lemming ?

« N'empêche, j'aurais pu la garder sous la main en cas d'urgence, dit Zeb.

— En cas d'urgence ? demande Toby en souriant dans le noir. Ça n'en était pas une, ça ?

— Non, je parle d'une vraie urgence. Comme de rencontrer quelqu'un là-bas. Ça, ç'aurait été une urgence. Le type aurait forcément été un fou.

— Il y avait de la ficelle ? Dans les poches ? On ne sait jamais quand on peut avoir besoin d'un peu de ficelle. Ou de corde.

— De la ficelle, ouais, maintenant que tu le dis. Et aussi une bobine de fil de pêche, on en emportait toujours, avec quelques hameçons. Un briquet tempête. Des mini-jumelles. Une boussole. Bearlift nous donnait toute cette panoplie de boy-scout, l'équipement basique de survie. Mais je n'ai pas pris la boussole de Chuck, j'en avais déjà une. On n'a pas besoin de deux boussoles.

— Des barres de chocolat ? Des rations de secours ?

— Ouais, deux petites Voltbars de merde, avec des fausses noisettes. Une boîte de pastilles pour la toux. J'ai pris tout ça. Et aussi... »

Il s'interrompt.

« Et aussi quoi ? l'encourage Toby. Vas-y, dis-moi.

— OK, mais je te préviens, c'est glauque. J'ai pris un peu de Chuck. Je l'ai découpé avec le canif, Il avait un gilet imperméable, je m'en suis servi pour l'envelopper. Il n'y a pas grand-chose à manger là-haut, dans la toundra, on le savait tous, on avait suivi la formation Bearlift. Des lapins, des écureuils terrestres, des champignons, mais je n'aurais pas le temps de les chasser ou de les chercher. De toute façon, on peut mourir de faim en ne mangeant que du lapin. Ces bestioles n'ont pas assez de graisse. C'est comme ce régime, tu sais, où il n'y a que des protéines. On a les muscles qui commencent à se dissoudre. La paroi du cœur devient très mince.

— Tu as pris quels morceaux de Chuck ? » demande Toby.

Elle est étonnée de ne pas être horrifiée. Elle l'aurait peut-être été, autrefois, quand on pouvait se payer le luxe de l'être.

« Les plus gras, répond Zeb. Là où il n'y a pas d'os. Ceux que tu aurais pris, comme toute personne raisonnable.

— Tu n'avais pas un peu mauvaise conscience de faire ça ? Arrête de me tripoter les fesses.

— Pourquoi ? fait Zeb. Non, non, pas trop. Il aurait fait pareil. Peut-être un mouvement de caresse, comme ça ?

— Je suis trop maigrichonne.

— Ouais, un petit rembourrage ne te ferait pas de mal. Je t'apporterai une boîte de chocolats, si j'en trouve. Pour t'engraisser.

— Ajoutes-y quelques fleurs. Déploie tout le cérémonial du rite d'accouplement. Je parie que tu n'as jamais fait ça de ta vie.

— Tu serais étonnée. J'ai offert des bouquets, autrefois. Enfin, en quelque sorte.

— Allez, continue, dit Toby, qui ne veut pas savoir quel genre de bouquets Zeb pouvait offrir, ni à qui. Tu es donc là, avec les montagnes au loin, une partie de Chuck par terre et le reste dans ta poche. Il était quelle heure ?

— Trois heures de l'après-midi, peut-être cinq, ah, merde, peut-être huit, il aurait fait encore jour. J'avais un peu perdu le fil. On était mi-juillet, je te l'ai déjà dit ? Le soleil se couche à peine, dans le Grand Nord. Il passe juste un peu au-dessous de l'horizon, ça fait une jolie bordure rouge. Et quelques heures plus tard, il remonte. Cet endroit n'est pas au-dessus du cercle Arctique, mais il est tellement haut que c'est de la toundra : des saules vieux de deux cents ans, et les fleurs sauvages éclosent toutes d'un seul coup parce que l'été ne dure que deux semaines. Ce n'est pas que je m'intéressais beaucoup aux fleurs à ce moment-là. »

Il se dit qu'il devrait peut-être mettre le corps de Chuck hors de vue. Il lui remit son pantalon et le glissa sous une des ailes de l'orni. Il échangea ses bottes avec les siennes et laissa un pied dépasser, pour que quelqu'un qui regarderait de loin puisse croire que c'était Zeb – en plus, les bottes de Chuck étaient de meilleure qualité, et à peu près de la même pointure. Il avait sans doute intérêt à être mort, du moins à court terme.

Quand Bearlift Control constaterait qu'ils avaient perdu la communication, ils enverraient forcément quelqu'un, vraisemblablement des mécanos. Quand ils verraient qu'il ne restait rien à réparer, et que personne n'était assis autour des débris à tirer des petites fusées de détresse et à agiter un mouchoir blanc, ils repartiraient. C'était la règle : ne pas gaspiller du carburant pour des cadavres. Que la nature les recycle. Les ours s'en occuperaient, les loups, les carcajous, les corbeaux et tout ça.

Mais les Bearlifters pourraient bien ne pas être les seuls à venir jeter un coup d'œil. Pour son affaire de kidnapping de cerveau, Chuck n'était évidemment pas de mèche avec Bearlift, sinon il n'aurait pas hésité à tenter son coup dans la base, et il aurait eu de l'aide. Zeb serait déjà une coquille lobotomisée déposée dans une ville zombie, un ancien village minier ou pétrolier, avec un faux passeport et plus d'empreintes digitales. En fait, ils ne se seraient sans doute pas donné la peine d'aller aussi loin, parce que, après tout, qui s'inquiéterait de sa disparition ?

Les patrons de Chuck étaient donc forcément ailleurs. Un endroit pas trop éloigné, d'où ils avaient pu téléphoner. Mais où ? Norman Wells ? Whitehorse ? En tout cas, il devait y avoir une piste d'atterrissage. Zeb devait s'éloigner le plus vite possible de l'épave, se trouver un endroit à couvert. Ce qui n'était pas si facile dans cette toundra presque nue.

Mais les grolaires et les pizzlis en étaient capables, eux, et ils étaient plus gros. C'est vrai qu'ils avaient aussi plus d'expérience.