Baraque
Zeb se mit en route. L'orni s'était écrasé sur le flanc d'une colline qui descendait en pente douce vers l'ouest, et c'est la direction qu'il prit. Il avait en tête une carte approximative de la région. Dommage que ce ne soit pas la carte en papier, celle qu'ils gardaient toujours sur les genoux pendant le vol, en cas de défaillance numérique.
La toundra était un terrain difficile. Un sol spongieux, imbibé d'eau, avec des mares cachées, de la mousse glissante et des monticules de hautes herbes pleins de traîtrise. On voyait de vieux débris d'avion dépasser de la tourbe – un hauban par-ci, une pale d'hélice par-là, les vestiges laissés par des pilotes téméraires du XXe siècle, perdus dans le brouillard ou pris dans des vents violents. Zeb aperçut un champignon, mais il n'y toucha pas : il n'y connaissait pas grand-chose, mais il savait que certains étaient hallucinogènes. Il ne lui manquerait plus que ça, une rencontre avec le dieu des champignons pendant que des nounours vert et rouge voleraient vers lui de leurs petites ailes, avec de grands sourires roses. La journée avait déjà été assez surréaliste comme ça.
Le fusil était chargé, et il tenait son atomiseur anti-ours à portée de main. Quand un ours est surpris, il charge. L'atomiseur était inefficace à moins de voir le rouge des yeux, si bien que la marge de manœuvre était très étroite – vaporiser, et tirer tout de suite après. S'il tombait sur un pizzli, c'était comme ça que ça se passerait. Mais un grolaire vous traque, et il vous attaque par-derrière.
Dans une portion de sable mouillé, il vit une empreinte, patte avant gauche, et un peu plus loin, des crottes fraîches. Ils devaient probablement l'observer en ce moment même. Ils savaient qu'il avait sur lui un paquet de muscles et de sang, même s'il était bien enveloppé. Ils pouvaient le sentir. Ils pouvaient sentir sa peur.
Il avait déjà les pieds trempés malgré la qualité supérieure des bottes de Chuck. Elles ne lui allaient pas aussi bien qu'il l'avait cru. Il imagina ses pieds se transformant en pâte grisâtre dans ses chaussettes. Pour ne plus y penser – et ne plus penser aux ours ni à Chuck ni à quoi que ce soit –, et pour faire du bruit afin de prévenir les pizzlis pour que ni lui ni eux ne soient surpris, il chanta une chanson. C'était une habitude qui remontait à sa prétendue jeunesse, quand il sifflait dans le noir. Quel que soit le noir dans lequel on l'avait enfermé. Dans le noir, dans les ténèbres qui étaient là même quand il y avait de la lumière.
Maman est une folle,
Papa est un salaud,
Ferme les yeux et fais dodo.
Non, pas dormir, même s'il était maintenant très fatigué. Il fallait qu'il continue. Marche forcée.
Idiot, idiot, idiot, idiotique,
Je suis peut-être vraiment un méchant psychotique.
Il y avait une bande de verdure plus épaisse en contrebas qui indiquait la présence d'un cours d'eau. Il s'y dirigea, au milieu des tertres et de la mousse et des plaques nues où les cailloux étaient remontés à la surface dans le gel de l'hiver. Il ne faisait pas particulièrement froid – en fait, il faisait même chaud au soleil –, mais Zeb continuait d'être pris de tremblements, comme un chien mouillé qui se secoue. Il resserra le blouson de Chuck qu'il portait par-dessus le sien.
Alors qu'il atteignait presque le cours d'eau – c'était plutôt une rivière, le courant était fort –, il se dit : Et s'il y avait un émetteur dans le blouson ? Minuscule, cousu dans la doublure, quelque part ? Ils croiront que Chuck est vivant et qu'il se déplace, mais que, mystérieusement, il ne répond pas à son téléphone. Ils vont envoyer quelqu'un pour le récupérer.
Il retira le blouson, entra dans l'eau et avança jusqu'au milieu, là où le courant était le plus fort. Il y plongea le blouson, qui se gonfla de l'air qui y était emprisonné. Il aurait pu mettre des pierres dans les poches pour le faire couler, mais il préféra le laisser partir dans le courant, loin de lui. Il le regarda flotter vers l'aval telle une vieille méduse boursouflée, en songeant : Ce n'est peut-être pas l'idée la plus fute-fute. J'ai du mal à me concentrer.
Il but de l'eau froide dans le creux de sa main – Ne bois pas trop, tu vas gonfler – en se demandant s'il ne venait pas d'avaler tout un pot de chambre de fièvre de castor. Mais il n'y avait sûrement pas de castors par ici. Qu'est-ce qu'on pouvait attraper avec les loups ? La rage, mais pas en buvant. La crotte de caribou dissoute – est-ce que ça ne contenait pas de tout petits vers qui se creusaient un tunnel ? Une sorte de douve du foie ?
Qu'est-ce que tu fais là, debout dans l'eau, à parler tout seul ? s'interrogea-t-il. Complètement à découvert ? Longe la rivière, ordonna-t-il, en restant dans les broussailles, hors de vue. Il était en train de calculer dans sa tête : Combien de temps leur faudrait-il depuis que Chuck n'avait pas décroché son téléphone ? Peut-être deux heures, si on tenait compte de la panique initiale – qu'est-ce qui a foiré ? –, la réunion nécessaire à organiser, à distance ou autrement, les échanges de messages, les rouages à mettre en marche, la remontée hiérarchique et les reproches voilés. Tout ce merdier.
Ici, des saules à hauteur d'épaule, abrités du vent. De l'herbe, des buissons. Des mouches, des pucerons noirs, des moustiques. On disait qu'ils pouvaient rendre fous les caribous, quelquefois. On les voyait alors courir sans but à travers la tourbière, sur leurs larges sabots. Zeb se servait de son insectifuge, mais pas trop. Il fallait qu'il se rationne. Il poursuivit son chemin vers l'ouest, là où il se souvenait – croyait se souvenir – qu'il tomberait sur les vestiges de la Canol Road. Il ne restait maintenant plus grand-chose de cette route, mais à ce qu'il avait pu voir lors de survols, il y avait encore quelques bâtiments qui la longeaient. Une vieille baraque, une ou deux remises.
Il se dirigea vers un poteau télégraphique penché, un machin archaïque en bois. À côté, il y avait un enchevêtrement de fils et un squelette de caribou qui s'y était emmêlé les bois. Plus loin, un fût d'huile, puis deux fûts d'huile et un camion rouge. Dans un état presque impeccable, sauf qu'il n'avait plus de pneus. Des chasseurs avaient dû les démonter et les emporter dans leurs 4 × 4, du temps où on pouvait encore se payer le carburant pour remonter aussi haut à la recherche de gibier. Ils auraient fait bon usage de pneus comme ça. Le camion avait cette forme à la fois arrondie et profilée des années 1940, l'époque où la route avait été construite. Une idée de bureaucrates pour transporter le pétrole à l'intérieur des terres au moyen d'un pipe-line, pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour éviter que des sous-marins côtiers ne le fassent exploser dans les bacs de stockage. Ils avaient fait venir du Sud un tas de militaires pour construire le système, des Noirs, toute une armée. Ces gars-là n'avaient jamais connu de températures au-dessous de zéro, ni les blizzards qui durent cinq jours et l'obscurité vingt heures. Ils avaient dû se croire en enfer. D'après la légende locale, un tiers étaient devenus fous. Zeb n'avait aucun mal à imaginer qu'on puisse devenir fou ici, même sans les blizzards.
Un pied qui lui faisait mal, maintenant. Ça devait être une ampoule, mais il ne pouvait pas s'arrêter pour regarder. Il avançait en claudiquant le long du ruban de bitume craquelé, en gardant un œil vers le ciel. Les broussailles étaient plus hautes et plus proches. Et soudain, il vit la baraque. Un bâtiment bas en bois, plus de porte mais avec encore un toit.
Vite, dans l'ombre. Et puis il attendit. Quel silence...
De vieilles assiettes en métal, des bouts de bois, du fil de fer rouillé. Les lits devaient être là-bas. Un fauteuil éventré. Là, ce boîtier vide devait être une radio, elle avait la forme arrondie de cette époque. Il y avait encore un bouton. Une cuillère. Les vestiges d'un poêle. Une odeur de goudron. Le soleil filtrant à travers les fissures du plafond traçait des rayons dans la poussière en suspension dans l'air. Des filaments d'une désolation ancienne, délavés par le temps.
L'attente était pire que la marche. Il sentait des élancements dans les pieds, dans la poitrine. Qu'est-ce que sa respiration était bruyante...
C'est alors qu'il se demanda si lui-même ne portait pas un engin espion. Chuck lui en avait peut-être mis un, juste au cas où – un micro-émetteur dans la poche revolver pendant qu'il regardait ailleurs. Si c'était le cas, il était cuit. Ils pouvaient l'entendre respirer en ce moment même. Ils avaient même dû l'entendre chanter. Ils allaient le localiser précisément, lui balancer une mini-roquette, et pouf.
Il ne pouvait rien y faire.
Au bout de – quoi, une heure ? –, il vit l'ornodrone qui approchait à basse altitude. Oui, du nord-est. De Norman Wells. L'engin se dirigea droit vers l'épave et la survola deux ou trois fois, pour transmettre des visuels. Celui qui le pilotait depuis sa base prit une décision. Il tira sur l'aile sous laquelle était le corps de Chuck, deux chocs sourds, puis il fit sauter ce qui restait de l'orni. C'était comme si Zeb entendait les voix : Pas de survivants. T'en es sûr ? Pas possible autrement. Tous les deux ? Forcément. Bon, par précaution, terre brûlée.
Il retint son souffle, mais le drone ne suivit pas la piste du blouson flottant, et il ne s'intéressa pas non plus à la baraque abandonnée de la Canol. Il se contenta de retourner là d'où il venait. Ils avaient dû vouloir arriver les premiers sur les lieux pour faire le ménage et disparaître le plus vite possible, avant que les mécanos de Bearlift ne se pointent.
Ce qu'ils firent, à leur manière habituelle, sans se presser. Allez, magnez-vous, songea Zeb. J'ai faim. L'orni s'immobilisa un instant au-dessus des débris. Oh mon Dieu, sans doute. Les pauvres gars. Pas l'ombre d'une chance. Et l'appareil repartit à son tour, direction Whitehorse.
Tandis que tombait le crépuscule rougeâtre, que la brume se formait et que la température descendait, Zeb fit une petite flambée sur une plaque de métal, pour ne pas risquer de mettre le feu à la cabane, et à l'intérieur pour que la fumée se disperse au plafond. Pas de colonne qui risque d'être repérée. Le feu le réchauffa un peu. Puis il fit la cuisine, et ensuite, il mangea.
« Comme ça, c'est tout ? demande Toby. Ça n'était pas un peu abrupt ?
— Quoi ?
— Eh bien, c'était... je veux dire...
— Tu veux dire que c'était de la viande ? C'est la végétarienne qui parle ?
— Ne te moque pas.
— Tu aurais voulu que je dise une prière ? Merci, mon Dieu, d'avoir fait de Chuck un tel connard et d'avoir permis qu'il me fournisse des protéines avec une telle abnégation, même si c'était totalement involontaire ?
— Tu te moques.
— Bon, alors, ne va pas me jouer les vieilles Jardinières.
— Hé, tu as été Jardinier, toi aussi ! Tu étais le bras droit d'Adam Premier, tu étais un pilier de...
— Eh bien, à l'époque, je ne l'étais pas. Un foutu pilier. De toute façon, ça, c'est une autre histoire ».