Laurel et Hardy
« Répète un peu ça », dit Zeb quand ils furent de nouveau sur le court de tennis, sans risque d'être entendus.
Ils jouaient tous les deux très mal, mais ils faisaient semblant de s'entraîner. Côte à côte, ils servaient par-dessus le filet, ou plus souvent dedans. Des micros avaient été installé dans leurs chambres – Zeb l'avait découvert des années plus tôt, et ça l'amusait beaucoup d'alimenter sa lampe de bureau en fausses informations qu'il se repassait ensuite sur l'ordinateur du Révérend –, mais il valait mieux jouer les imbéciles et les laisser en place.
« Sous le jardin de rocaille, répéta Adam. C'est là qu'est Fenella.
— Tu en es sûr ?
— Je les ai vus l'enterrer. Par la fenêtre. Ils ne m'ont pas vu.
— Ça n'était pas un... tu ne l'as pas rêvé ? demanda Zeb. Putain, tu devais être complètement fœtal ! » Adam le regarda de travers. Non seulement il n'aimait pas les obscénités, mais il n'arrivait pas non plus à s'y habituer. « Je veux dire, tu étais vraiment jeune. Les gamins s'imaginent des choses. »
Pour une fois, Zeb était vraiment secoué. Il arrivait tout juste à aligner deux pensées. Si l'histoire d'Adam était vraie – et pourquoi inventerait-il un truc pareil ? –, ça changeait toute l'idée qu'il se faisait de lui-même. Fenella avait contribué à forger l'histoire de son passé, et aussi celle de son avenir, et voilà que, tout à coup, Fenella était un squelette. Pendant tout ce temps, elle était morte. Du coup, plus personne à l'extérieur qui l'attendait en secret pour l'aider. Il n'y avait jamais eu personne. Pas de membre de la famille compréhensif qu'il pourrait localiser un jour, quand il aurait trouvé le panneau SORTIE, forcé les verrous invisibles et découpé le grillage du poulailler du Révérend. Il volait en solo avec une aile endommagée, à part son frère siamois lié par la tête qui pouvait se retourner contre lui à tout moment, plein de piété, parce qu'il avait un sacré talent pour ça. Et il se retrouverait à errer dans Néantville, dans le noir et dans le froid, comme un astronaute en perdition dans un de ces vieux films de SF de série Z. Il envoya une balle dans le filet.
« J'avais presque quatre ans, dit Adam sur ce ton J'ai-parlé-et-donc-ce-que-j'ai-dit-est-la-vérité qui ressemblait tellement à la manière du Révérend. J'ai des souvenirs particulièrement précis de cette époque.
— Tu ne me l'as jamais dit. »
Zeb était blessé. Adam n'avait pas eu suffisamment confiance en lui. C'était une vraie souffrance. Ils étaient censés faire équipe.
« Tu n'aurais pas pu t'empêcher d'en parler, dit Adam. Et alors, qui sait ce qu'ils auraient fait ? » Il lança sa balle en l'air et la frappa, juste au-dessus du filet. « Tu te serais retrouvé sous le jardin de rocaille, toi aussi. Sans parler de moi.
— Attends, dit Zeb. Ils ? Putain, tu veux dire que Trudy était dans le coup ?
— Je t'ai déjà dit qu'il était inutile d'être grossier.
— Merde, excuse-moi, ça m'a échappé. » Zeb n'allait pas laisser Adam lui dicter sa façon de parler. « Trudy la sainte-nitouche ?
— Elle devait avoir quelque chose à y gagner, dit Adam de sa voix Je-te-pardonne-noblement-ta-provocation, ne serait-ce qu'un moyen de chantage. Ou elle voulait peut-être se débarrasser de Fenella, pour dégager le chemin. À mon avis, elle devait déjà être enceinte de toi. L'Église de PetrOleum n'admet pas le divorce, étant donné que le mariage est célébré avec la Sainte Huile. »
Et donc, maintenant, la mort de Fenella, c'était la faute de Zeb. Pour avoir eu le mauvais goût de se laisser concevoir. Merde.
« Ils ont fait ça comment ? Tous les deux ? Est-ce qu'ils lui ont mis de l'arsenic dans son thé, ou... »
Non, pas une décapitation, songea-t-il en se sentant honteux. Ils n'avaient quand même pas pu aller aussi loin.
« Je ne sais pas. Je n'avais que quatre ans. J'ai seulement vu l'enterrement.
— Alors, toute cette histoire que c'était une traînée, qu'elle avait abandonné son bébé et tout, c'était juste...
— C'est ce que les fidèles voulaient croire, dit Adam. Et ils l'ont cru. Pour eux, les mauvaises mères font toujours une bonne histoire.
— On devrait peut-être appeler le CorpSeCorps. Leur dire de venir avec des pelles.
— Je ne prendrais pas ce risque, répondit Adam. Il y a pas mal de PetroBaptistes dans leurs rangs, et un certain nombre de gros pontes des Corps au conseil d'administration de l'Église. Il y a beaucoup de recouvrement, parce que ça profite aux deux. Ils sont tous d'accord sur le besoin d'écraser la contestation. Les PetroCorps protégeraient le Révérend pour une simple affaire d'assassinat d'épouse qui ne menace pas leurs intérêts, parce qu'elles savent qu'un scandale leur ferait perdre beaucoup de crédibilité. Elles nous accuseraient d'instabilité mentale, elles nous feraient enfermer et bourrer de médicaments féroces. Ou bien, comme je l'ai dit, deux autres trous seraient creusés dans le jardin de rocaille.
— Mais on est ses enfants ! s'exclama Zeb, qui eut soudain l'impression d'avoir deux ans.
— Tu crois que ça l'arrêterait ? Les liens du sang sont moins forts que ceux de l'argent. Il entendrait une voix bien commode venue du Ciel, lui suggérant de sacrifier un ou deux fils pour le bien de tous. Souviens-toi d'Isaac. Il nous trancherait la gorge et nous ferait brûler sur le bûcher, parce que cette fois, Dieu n'enverrait pas d'agneau à la place. »
Zeb ne se souvenait pas d'avoir jamais vu Adam aussi sombre.
« Bon, alors... », dit-il. Il était tout essoufflé alors qu'ils avaient à peine bougé. « Pourquoi me racontes-tu cette histoire maintenant ?
— Parce que, si ce que tu m'as dit sur tes siphonnages d'argent est vrai, répondit Adam, nous en avons accumulé suffisamment comme ça. En plus, l'Église pourrait finir par te prendre la main dans le sac. Il est temps de partir, tant qu'on le peut encore. Avant qu'ils ne t'envoient à la mort dans les fosses à goudron, ajouta-t-il. Ils diraient que c'était un accident, bien sûr. »
Zeb fut touché. Adam veillait sur lui. Il avait toujours su voir plus loin.
Ils attendirent jusqu'au lendemain, où le Révérend avait un conseil d'administration et Trudy participait au Cercle de Prières des Dames. Ils prirent alors un taxisolaire pour se rendre à la gare, en échangeant quelques infos bidon à l'intention des grandes oreilles du chauffeur. La plupart de ces gars étaient des indics, officiels ou officieux. Le scénario qu'ils avaient imaginé était qu'Adam retournait à Spindletop, et que Zeb l'accompagnait pour lui dire au revoir sur le quai. Rien d'anormal à ça.
Depuis un netcafé à la gare, Zeb nettoya le compte secret du Révérend aux Caïmans tandis qu'Adam surveillait les alentours d'un air dégagé, au cas où quelqu'un s'intéresserait de trop près à eux. Une fois les fonds du Révérend transférés et mis en sécurité, Zeb envoya à cette gonade purulente deux messages via un chemin de nénuphars pour retarder le plus possible d'éventuels cyberlimiers. Il commença par s'introduire dans une pub de déodorant pour hommes, où il cliqua sur le nombril épilé et brillant de l'Adonis – il avait déjà utilisé dans le passé ce trou de ver pixélisé –, puis il sauta jusqu'à un site de jardinage, approprié dans les circonstances, où il choisit une truelle. De là, il envoya ses messages.
Le premier disait : « Nous savons qui est sous la rocaille. N'essayez pas de nous suivre. » Le second contenait les détails sur les détournements opérés par le Révérend dans les fonds caritatifs de l'Église de PetrOleum, avec un autre avertissement : « Ne quittez pas la ville, ou sinon, ces infos seront publiées. Attendez nos instructions. » Ça donnerait à ce vieux salopard moisi l'impression qu'ils allaient bientôt le recontacter pour le faire chanter – ce qui devait être leur mobile –, et il les attendrait en embuscade.
« Ça devrait suffire », dit Adam.
Mais Zeb ne put résister. Il ajouta un troisième message : une copie du détail des transactions du Révérend sur les sites haptiques de Sentez-Le. Lady Jane Grey avait été sa favorite. Il devait bien l'avoir décapitée une quinzaine de fois.
« J'aimerais drôlement voir sa tête, dit Zeb une fois qu'ils furent dans le train. Quand il ouvrira son mail. Et encore mieux, quand il verra que son magot des Caïmans s'est envolé.
— L'exultation malveillante est un défaut de caractère, dit Adam d'un ton sentencieux.
— Va te faire foutre », répondit Zeb.
Il passa le voyage à regarder défiler le paysage : des communautés entourées de murailles comme celle dont ils venaient de s'enfuir, des champs de soja, des installations de fracturation, des fermes éoliennes, des amoncellements de pneus géants, des pyramides de toilettes en céramique abandonnées. Des montagnes d'ordures au milieu desquelles des dizaines de gens s'activaient. Des bidonvilles des plèbezones, où les cabanes étaient faites de tous les matériaux de récupération imaginables. Des gamins sur les toits, sur les tas d'ordures, sur les piles de pneus, agitant des drapeaux faits de sacs en plastique de toutes les couleurs, ou jouant avec des cerfs-volants rudimentaires, ou faisant des gestes obscènes à Zeb. Parfois, un drone-caméra les survolait, soi-disant pour observer la circulation, mais surveillant en fait les déplacements de Dieu sait qui. Ces engins étaient redoutables s'ils étaient à vos trousses, c'est ce qu'il avait appris par des rumeurs sur le Web.
Mais le Révérend ne pouvait pas encore être à leur recherche. Il était en ce moment au déjeuner du conseil, à s'empiffrer de hors-d'œuvre de labviande et de tilapia d'élevage.
Zeb se mit à fredonner :
Tagadi, tagada,
Maman est dans le jardin,
Ne te retourne pas.
Il espérait que Fenella était morte sur le coup, sans qu'aucune des obsessions les plus immondes du Révérend soit impliquée.
À côté de lui, Adam dormait. Il semblait encore plus pâle et plus frêle que quand il était éveillé, et ressemblait plutôt à la statue idéalisée d'une figure allégorique agaçante : Prudence, Sincérité, Foi.
Zeb était trop excité pour dormir. Nerveux aussi, malgré tout : ils venaient de franchir une épaisse ligne de barbelés, ils avaient dévalisé l'ogre, ils s'étaient fait la malle avec son trésor. On pouvait s'attendre à de la rage... Il restait donc vigilant.
Qui a tué Fenella la belle ?
Un gros dégueulasse
Lui a foutu un coup de pelle
Sur la calebasse.
Il l'a ratatinée
Et il l'a enterrée.
Quelque chose coulait sur son visage. Il s'essuya avec sa manche. Ne pleurniche pas, se dit-il. Ne lui donne pas cette satisfaction.
Une fois à San Francisco, Adam et Zeb décidèrent de se séparer.
« Il ne va pas rester sans rien faire, dit Adam. Il a de nombreuses relations. Il va déclencher une alerte rouge, utiliser ses réseaux dans les PetroCorps. Ensemble, nous sommes beaucoup trop repérables. »
C'était vrai. Ils étaient trop différents. Clair et foncé, frêle et costaud. Ce genre de contraste se remarque. Et la description que ferait le Révérend les concernerait tous les deux ensemble, pas séparément.
Comme Laurel et Hardy. Zeb se mit à fredonner l'air classique du générique : Popom popom, popom popom, popopom, popopom...
« Arrête de faire ce bruit pseudo-musical, dit Adam. Ça attire l'attention sur nous. Et puis, tu chantes faux. »
Il avait raison. Doublement raison.
Dans une boutique de la plèbezone – Kits de Reconstruction de Votre Passé, Location à l'Heure –, Zeb leur fabriqua des identités – du carton-pâte qui ne résisterait pas à un examen attentif, et d'une durée de vie très limitée, mais qui leur suffirait pour l'étape suivante du voyage. Adam prit la direction du nord, Zeb celle du sud, chacun partant se camoufler.
Adam et lui avaient convenu d'un système de boîte aux lettres dans l'espace. C'était la plus haute des roses éparpillées par les zéphyrs dans le tableau de Botticelli, La Naissance de Vénus, dans la reproduction figurant sur un site de tourisme italien très visité. Zeb aurait préféré le téton gauche de Vénus, mais Adam l'avait emporté. Trop évident, avait-il dit. Il faudrait aussi qu'ils évitent de se contacter pendant au moins six mois, avait-il ajouté. Le Révérend était vindicatif, et il devait aussi avoir maintenant très peur.
Zeb réfléchit aux conséquences probables de cette rancune et de cette peur. Qu'aurait-il éprouvé lui-même si deux de ses péteux de descendants, qu'il n'avait jamais aimés de toute façon, s'étaient tirés avec tous ses secrets les plus inavouables ? De la rage. Un sentiment de trahison. Après tout ce qu'il avait fait pour Adam. Et aussi pour Zeb, car les châtiments corporels qu'il lui avait infligés n'avaient-ils pas contribué au développement spirituel du garçon ? Il devait sans doute encore se raconter ce genre de conneries, et y croire.
Entre autres choses, il embaucherait quelques SCANURL : des spécialistes de la capture numérique rapide en ligne. Ils facturaient leurs services très chers, mais on disait qu'ils obtenaient des résultats. Ils élaboraient des algorithmes de recherche permettant de détecter des profils comportementaux spécifiques en ligne. On était donc obligé d'éviter le plus possible le monde numérique. Pas de surf sur le Web. Pas d'achats. Pas de réseaux sociaux. Pas de blagues sur les forums. Pas de porno.
« Tu n'as qu'à éviter d'être toi-même », fut le dernier conseil d'Adam avant qu'ils se séparent.