Dans les Profondeurs des Plèbezones

À San Francisco, Zeb se coupa les cheveux. Il se laissait aussi pousser la moustache, et il avait acheté des lentilles de contact assez cool sur le marché gris foncé. Non seulement elles vous changeaient la couleur des yeux, mais elles vous donnaient aussi de l'astigmatisme et modifiaient certaines caractéristiques de l'iris. Elles lui permettraient de franchir des contrôles par scan ordinaires, mais il ne pouvait prendre le risque d'un examen plus minutieux. Quant aux falsificateurs d'empreintes digitales qu'il avait également achetés, ils auraient fait ricaner n'importe quel professionnel, et il n'avait donc pas intérêt à reprendre le train. De plus, la plupart des voyageurs qui le prenaient croyaient encore à la légalité de la Loi et à l'équité de la Justice, et ils pourraient signaler tout ce qui leur paraîtrait suspect, comme on les y exhortait constamment.

Il tenta donc sa chance par la route. Il descendit vers le sud jusqu'à San José en faisant du stop, profitant des étapes des convois de poids lourds et s'efforçant d'avoir l'air plus vieux que son âge. Certains routiers firent des allusions voilées à un paiement en nature, mais il était trop costaud pour qu'ils puissent le forcer à s'exécuter.

L'autre risque potentiel était les prostituées pratiquant les passes rapides dans les cafés de bord de route. Mais pour l'instant, son activité sexuelle s'était limitée aux sites de feedback haptique. Il ne se sentait pas prêt pour un contact franchement charnel. De plus, il préférait éviter les rapports avec d'autres gens, aussi brefs fussent-ils. Qui savait combien parmi ces filles faisaient du trafic d'infos en douce ? Certaines de ces putes étaient un peu trop bien habillées et ne semblaient pas avoir faim.

Et puis il y avait les maladies. La dernière chose qu'il voulait était bien de se retrouver coincé dans un hosto – si ses papiers d'identité lui permettaient de franchir les contrôles d'accès –, ou de se faire torturer par un vigile de l'HôpitalCorps dans le cas contraire. Une fois qu'on lui aurait soutiré sa véritable identité à l'aide de quelques accessoires tels que des pinces et des étaux, quelqu'un appellerait le Révérend. Viendraient alors des instructions concernant son élimination, ou on le ramènerait chez lui, menottes aux poignets, pour affronter le juste courroux paternel. Je vais t'apprendre à me respecter, j'ai été investi de l'autorité sur toi, Dieu te hait, tu es moralement plus méprisable qu'un ver de terre, repens-toi à genoux, bois ce qu'il y a dans le seau, mets-toi à plat ventre, passe-moi la planche, c'est ce qu'il te faut, je vais te faire hurler, et ainsi de suite, la litanie familière de ce pervers sado-religieux. Des amusettes avant l'heure du coucher.

Quand le Révérend en aurait fini avec son corps neurologiquement dévasté, sans défense et tremblant, Zeb se retrouverait sous la rocaille, mais pas avant d'avoir été brûlé et électrocuté pour lui faire révéler le chemin numérique menant à Adam, et le forcer à déposer en ligne quelques appâts et des instructions pour son frère, en particulier la nécessité de ne pas rendre publiques les incartades fiscales et sexuelles du Révérend, le besoin urgent d'une rencontre physique au cours de laquelle tout serait expliqué. Zeb ne se faisait aucune illusion sur ses capacités à résister au genre de méthodes que le Révérend et ses assistants seraient plus que désireux de lui infliger.

Voilà pour l'option hôpital, au cas où il attraperait une pourriture pubienne. L'alternative n'était pas bien attrayante non plus. Suppuration de la bite, recroquevillement du gland, putréfaction du pénis : les sites d'horreur sur Internet abondaient en informations sur ces sujets qui étaient l'essence même des cauchemars verdâtres. Une raison plus que suffisante pour ne pas céder au chant des sirènes des haltes de routiers, quelle que soit la fermeté de leurs cuisses dépassant des minijupes en cuir rouge, la hauteur des talons de leurs chaussures en faux lézard, l'audace de leurs tatouages de dragons et de têtes de mort, ou les demi-melons bio-implantés émergeant de leurs maillots en satin noir comme de la pâte qui lève. En fait, il n'avait jamais vu de près de la pâte lever, mais il en avait vu des vidéos. À dire vrai, ces vidéos rétro de gentille maman d'autrefois lui mettaient un peu la larme à l'œil. Est-ce que Fenella avait fait de la pâtisserie ? Pas Trudy, en tout cas.

Par conséquent, quand l'une de ces beautés à la bouche cramoisie, aux yeux dégoulinant de rimmel et au cul en gelée lui disait : « Hé, mon grand, qu'est-ce que tu dirais d'un petit coup vite fait derrière la baraque à frites ? », il ne disait pas J'arrive, il ne disait pas Plutôt crever, et il ne disait pas Fous le camp, pétasse. Il ne disait rien.

En plus de l'aspect maladie, il ne savait pas encore comment naviguer par les chemins sombres et plus sombres encore des plèbezones. Il ne voulait pas suivre n'importe quel inconnu et se retrouver ensuite à errer en aveugle dans une ruelle sombre, un hôtel de passe ou des toilettes sordides, et en sortir sur une civière ou dans un sac mortuaire. Et encore, il était plus probable qu'on le jetterait dans un terrain vague où les rats et les vautours pourraient s'occuper de lui. Maintenant que de plus en plus de services de sécurité, autrefois publics, étaient privatisés, personne n'avait rien à gagner à enterrer convenablement un vagabond comme lui, ni à appréhender – ils aimaient bien ce mot, appréhender – les voyous qui l'auraient lardé de coups de couteau pour se faire un peu d'argent de poche.

Sa taille et sa moustache naissante ne lui offraient guère de protection. Il était une cible facile, un bleu-bite. Ils le verraient au premier coup d'œil, et ils convergeraient aussitôt vers lui. Les plèbezones n'étaient pas du tout comme les terrains de jeux de son enfance, où la taille faisait vraiment la différence. « Plus on est gros, plus on se fait mal en tombant », lui disaient souvent les petits coqs gringalets. « Ouais, leur répondait-il, mais plus on est petit, plus on tombe souvent. » Suivi d'une beigne rapide, même pas un coup de poing, et ils tombaient.

Mais dans les plèbezones bien plus sombres, il n'y aurait pas de préambules verbaux. Pas de petite raillerie, pas de signe avant-coureur comme le bruit que fait un serpent à sonnette. Non, juste un rapide coup de surin, ou même une balle tirée avec une arme obsolète et illégale. Le gang des Cotonneux était particulièrement vicelard, à en croire le Web. Et celui des Poissons-Noirs. Et celui des Fusiatiques. Et les Tex-Mex avec leurs petits trucs de guerre de la drogue – les têtes empilées, les corps sans jambes pendus aux vieux auvents d'hôtels. Zeb pensait qu'il devait y avoir des tas de Tex-Mex qui contrôlaient la route des convois allant vers le sud, c'était plus proche de leur territoire.

Malgré ces réserves, ou pour être plus honnête, malgré ces craintes de trouillard, il savait que sa meilleure chance de se planquer dans l'immédiat se trouvait dans le secteur le plus dangereux de la ville. Dépenser trop d'argent attirerait les chacals, il en savait quand même suffisamment pour s'en rendre compte. C'est pourquoi, arrivé à San José, il adopta un profil bas, évitant les bars et se fondant dans la population de paumés qui grouillaient dans les plèbezones les plus sordides tels des rats dans une décharge, grattant pour récupérer tout ce qu'ils pouvaient trouver.

 

Pendant quelque temps, Zeb servit de la quasi-viande dans un SecretBurgers. C'était dix heures par jour d'un boulot pas très bien payé, il était obligé de porter le tee-shirt de la chaîne et leur casquette de débile, mais les SecretBurgers n'étaient pas très exigeants quant aux papiers d'identité. Ils avaient aussi un service de protection contre les gangs des rues pour leurs employés travaillant dans des stands, et ils payaient ce qu'il fallait aux fouineurs officiels aussi bien qu'officieux, de sorte que personne ne venait l'embêter. Il était désolé pour les filles qui y travaillaient : elles étaient moins bien payées que les gars, elles étaient obligées de porter des collants, et elles devaient repousser les avances aussi bien des clients que de leurs chefs. On aurait dû leur fournir des protections en plastique pour leurs nibards.

Mais sa compassion ne l'empêcha pas d'acquérir enfin une connaissance de la chair avec l'une des poulettes du SecretBurgers, une brunette avec de grands yeux bordés de noir qui semblaient avoir faim. En plus de sa personnalité séduisante – un euphémisme, il est bien obligé aujourd'hui de le reconnaître, pour sa chatte plutôt maigre, qui était la partie qui le fascinait, et il s'en excuse, mais il en va ainsi pour tous les adolescents saturés d'hormones, et c'est la Nature qui veut ça, et il se croyait amoureux, alors basta –, elle offrait l'avantage d'avoir une petite chambre.

La plupart des poulettes du SecretBurgers ne pouvaient même pas se payer ça : elles vivaient à plusieurs dans des appartements bondés et sans ascenseur, ou bien elles squattaient des maisons abandonnées et en ruine, ou elles faisaient des extras en tapinant pour subvenir aux besoins d'un enfant, d'un parent accro ou simplement d'un maquereau. Mais Wynette était prudente et frugale, elle n'avait pas claqué son fric et pouvait s'offrir une certaine intimité. Sa chambre était située au-dessus d'un magasin qui vendait un alcool au goût de pisse de troll et d'essence de térébenthine, mais Zeb n'était pas trop regardant à l'époque. Il avait l'habitude d'en acheter une bouteille et de la partager avec Wynette avant de se mettre au lit, parce que ça l'aidait à se détendre, disait-elle.

« C'était aussi bien ? demande Toby.

— Qu'est-ce qui était aussi bien ? Aussi bien que quoi ?

— Coucher avec Wynette. Aussi bien que les Lady Jane Grey décapitées ?

— Des choux et des carottes, répond Zeb. Ça ne sert à rien de comparer.

— Allez, essaie quand même.

— OK. Les Lady Jane Grey étaient répétables. La réalité ne l'est pas. Et puisque tu te poses la question, les deux peuvent être quelquefois bien. Mais ça peut aussi être décevant d'un côté comme de l'autre. »