Trucs de Filles

Il y a beaucoup d'animation à la table du petit déjeuner, ce matin.

Pic à Bec Ivoire, Lamantin, Tamarau et Colibri ont débarrassé leurs assiettes et sont plongés dans une discussion sur l'épigénétique. Quelle partie du comportement des Crakers est héritée, et quelle partie est culturelle ? D'ailleurs, ont-ils même ce qu'on pourrait appeler une culture, distincte de l'expression de leurs gènes ? Ou sont-ils plutôt comme les fourmis ? Et cette façon de chanter ? C'est entendu, ça doit être une forme de communication, mais est-elle territoriale, comme le chant des oiseaux, ou pourrait-on la qualifier d'art ? Non, certainement pas de l'art, dit Pic à Bec Ivoire. Crake ne comprenait pas pourquoi ils faisaient ça, et ça ne lui plaisait pas du tout, dit Tamarau, mais l'équipe n'a pas pu l'éliminer sans produire des individus dépourvus d'affect qui n'étaient jamais en chaleur et qui ne duraient pas longtemps.

Le cycle d'accouplement est manifestement génétique, dit Colibri, comme le sont les modifications de pigmentation abdominale et génitale qui accompagnent l'œstrus chez la femelle et son équivalent chez le mâle, conduisant à des actes polysexuels. Chez les chevreuils ou les moutons, on appellerait ça le rut, dit Pic à Bec Ivoire, mais chez les Crakers, ces phénomènes varient-ils selon les circonstances ? Il avait été impossible de le tester sous le dôme du ParadéN, ce qui était bien dommage, tous sont d'accord là-dessus. Ils auraient pu établir des variantes et les étudier, dit Lamantin. Mais Crake régnait d'une main de fer, dit Tamarau, et il était tellement dogmatique : il ne voulait pas entendre parler d'améliorations possibles, à part celles qu'il imaginait lui-même. Et c'est sûr qu'il ne voulait pas que son expérience chérie soit gâchée par l'introduction de segments potentiellement inférieurs, dit Colibri, parce que les Crakers allaient rapporter des fortunes. Enfin, c'était ce qu'il racontait, dit Tamarau.

« Bien sûr, il nous a menés en bateau tout du long, dit Colibri.

— C'est vrai, mais il obtenait des résultats, fait remarquer Pic à Bec Ivoire.

— Pour ce qu'ils valent, ses résultats, marmonne Lamantin. Quel foutu salopard...

— La question n'est pas tant de savoir comment que pourquoi, dit Pic à Bec Ivoire en levant les yeux au ciel comme si Crake était vraiment là-haut et allait répondre d'une voix de tonnerre. Pourquoi l'a-t-il fait ? Mettre le virus d'extermination dans les pilules de JouissePluss ? Pourquoi voulait-il éliminer l'espèce humaine ?

— C'est peut-être tout simplement parce qu'il était sérieusement dérangé ? propose Lamantin.

— Juste pour la discussion, et pour lui rendre justice, dit Tamarau, il a peut-être considéré que c'était tout le reste qui l'était, sérieusement dérangé. Avec la biosphère qui se dépeuplait et la température qui montait en flèche.

— Et si les Crakers étaient sa solution, ajoute Pic à Bec Ivoire, il devait savoir qu'il fallait les protéger des humains comme nous, avec nos manières agressives sinon meurtrières.

— C'est ce que les foutus mégalomanes comme lui pensent toujours, dit Lamantin.

— Il a donc pu imaginer les Crakers comme un peuple indigène, dit Pic à Bec Ivoire, et Homo sapiens sapiens comme les conquistadores cupides et rapaces. Et sous certains aspects...

— Hé, on a quand même eu Beethoven, dit Lamantin. Et aussi, tu sais, les grandes religions et tout ça. Aucune chance que ça arrive avec cette bande de zigomars. »

Laîche Blanche est assise à côté d'eux. Elle les regarde avec attention, mais il n'est pas sûr qu'elle écoute. Si quelqu'un entend des voix, songe Toby, ça pourrait bien être elle. C'est une jolie fille, peut-être la plus jolie des MaddAddam. Hier, elle a proposé d'organiser des séances de yoga et un groupe de méditation, mais personne n'a été preneur. Elle porte un drap gris avec un motif de muguet blanc. Ses cheveux noirs sont noués en chignon.

Amanda est assise au bout de la table. Elle est toujours très pâle et apathique. Azur et Ren essaient de la faire manger.

Rebecca boit une tasse de ce que tous s'accordent à appeler du café. Elle tourne la tête quand Toby s'assoit.

« C'est encore du jambon, dit-elle. Et des crêpes de kudzu. Ah, et si tu veux, il y a un peu de Choco-Nutrino.

— Du Choco-Nutrino ? Où est-ce que tu as trouvé ça ? »

Le Choco-Nutrino avait été une tentative désespérée pour fournir aux enfants des céréales mangeables quand toutes les plantations de chocolatiers du monde avaient cessé de produire. On disait qu'il contenait du soja brûlé.

« Zeb et Rhino et la bande l'ont récupéré je ne sais où. Il y avait aussi Shackie. On ne peut pas dire qu'il soit de première fraîcheur, ne me demande surtout pas la date de péremption, alors je pense qu'on ferait mieux de le manger maintenant.

— Tu crois ? » fait Toby.

Le Choco-Nutrino est dans un grand bol. On dirait de tout petits cailloux marron, presque aliènes, des granules de la planète Mars. Les gens mangeaient ce genre de trucs tout le temps, songe-t-elle. Pour eux, c'était banal.

« Le café de la dernière chance, dit Rebecca. Retour dans le passé, un petit frisson de nostalgie. Ouais, moi aussi, je trouvais ça dégueulasse, mais ça n'est pas si mauvais avec du lait de ToisondOr. Bon, en tout cas, c'est fortifié avec des vitamines et des minéraux, c'est écrit sur la boîte. On n'aura donc pas à manger de la boue pendant quelque temps.

— De la boue ?

— Ouais, tu sais, pour les oligo-éléments », dit Rebecca.

Quelquefois, Toby a du mal à savoir si elle plaisante.

Elle s'en tient au jambon et aux crêpes de kudzu.

« Où sont les autres ? » demande-t-elle en gardant un ton neutre.

Rebecca dresse la liste : Crozier a déjà mangé et il emmène les ToisondOr au pâturage. Béluga et Shackleton l'accompagnent pour assurer sa protection, avec un désintégreur à eux deux. Rhino Noir et Katuro étaient de garde la nuit dernière, et ils dorment.

« Renard Véloce ? demande Toby.

— Elle prend son temps. Elle fait un petit somme. Je l'ai entendue s'agiter dans les fourrés la nuit dernière. Avec un ou deux visiteurs du soir. »

Le petit sourire de Rebecca signifie : Comme toi.

Zeb n'est toujours pas là. Toby essaie de ne pas regarder autour d'elle de façon trop évidente. Est-ce que lui aussi est en train de faire un petit somme ?

Alors qu'elle finit de boire son café amer, Renard Véloce se joint à elles. Aujourd'hui, elle porte un chemisier en tissu vaporeux, un short et une capeline, vert pastel et rose. Elle s'est fait des nattes, avec des barrettes Hello Kitty. C'est le look écolière, une tenue qu'elle n'aurait jamais osé porter autrefois, songe Toby. Renard Véloce avait été une artiste généticienne hautement qualifiée, et elle aurait donc craint le ridicule et la perte de statut. À l'époque, elle s'habillait comme une adulte pour bien afficher son rang. Mais ce genre de rang et de statut a complètement disparu. Alors, qu'est-ce qu'elle cherche exactement à afficher, maintenant ?

Ne sois pas trop dure avec elle, se dit Toby. Après tout, elle a pris de gros risques : elle était en secret une informatrice pour le compte des MaddAddam avant que Crake ne s'en empare et en fasse une esclave en blouse blanche dans le dôme du ParadéN avec le reste des MaddAddam kidnappés. Il avait réussi à en rafler la plupart.

Mais pas Zeb. Crake n'avait jamais réussi à mettre la main sur lui, il avait trop bien camouflé ses traces.

 

« Hello, tout le monde, dit Renard Véloce en s'étirant et en pointant ses seins vers Pic à Bec Ivoire. Ouh, j'irais bien me recoucher, tiens. J'espère que vous avez tous bien dormi. Moi, pas du tout ! Il faut qu'on fasse quelque chose pour ces foutus moustiques.

— Tu peux vaporiser du produit, dit Rebecca. Il nous reste un peu de ce truc à la citronnelle.

— Ça ne dure pas longtemps, et après, ils te piquent, et tu te réveilles, et alors tu entends les gens qui parlent et tout, comme dans un de ces motels de passe avec des murs en carton. »

Elle sourit encore à Pic à Bec Ivoire, ignorant Lamantin qui la regarde fixement la bouche pincée. Est-ce de la désapprobation ou un désir extrême ? se demande Toby. Chez certains hommes, il est difficile de faire la différence.

« Je crois qu'on devrait instaurer un couvre-feu pour les cordes vocales », poursuit Renard Véloce avec un regard en coin vers Toby.

Je t'ai entendue, dit ce regard. Si tu tiens vraiment à te livrer à tes ridicules ébats sexuels poussiéreux du troisième âge, mets-toi au moins une chaussette dans la bouche. Toby se sent rougir.

« Chère madame, répond Pic à Bec Ivoire, j'ose espérer que nos discussions nocturnes parfois fort animées ne vous ont point réveillée. Lamantin, Tamarau et moi...

— Oh, ça n'était pas vous, et ça n'était pas une discussion, dit Renard Véloce. C'est des Choco-Nutrino, ça ? J'en ai vomi tout un bol, une fois, du temps où il m'arrivait encore d'avoir la gueule de bois. »

Amanda se lève en se posant la main sur la bouche et s'éloigne précipitamment. Ren la suit.

« Cette fille a un problème, dit Renard Véloce. On dirait un zombie. Elle a toujours été aussi nunuche ?

— Tu sais ce qu'elle a subi, dit Rebecca en fronçant légèrement les sourcils.

— Ouais, bon, d'accord, mais il est temps qu'elle se secoue. Qu'elle fasse un peu de boulot comme nous autres. »

Toby sent la colère monter en elle. Renard Véloce n'est jamais la première à se proposer pour les corvées, et elle n'a jamais été à portée de crachat d'un Painballer, utilisée comme une prostibot, attachée comme une chienne, pratiquement éventrée. Amanda en vaut dix comme elle. Mais Toby sait qu'elle lui en veut aussi pour ses petites insinuations de tout à l'heure, sans parler du chemisier transparent et du mignon petit short. Et les seins comme des canons braqués, et les nattes d'écolière. Tout ça ne va pas avec tes rides qui commencent à venir, a-t-elle envie de lui dire. Le bronzage, ça fait des dégâts.

Renard Véloce sourit de nouveau, mais pas à Toby. À quelqu'un derrière Toby. C'est un sourire éblouissant, on voit toutes ses dents, et il est accompagné de deux fossettes assassines.

« Hello », dit-elle sur un ton plus doux.

Toby se retourne. C'est Rhino et Katuro.

Et Zeb. Bien sûr, bien sûr...

« Bonjour tout le monde », dit Zeb d'une voix égale. Rien de spécial pour Renard Véloce. Ni pour Toby, d'ailleurs. La nuit est la nuit, et le jour le jour. « Quelqu'un a besoin de quelque chose en particulier ? On va faire un petit tour dans le coin, juste deux ou trois heures, histoire de jeter un coup d'œil. On passera devant quelques magasins. »

Il ne précise pas sa véritable raison parce que ça n'est pas nécessaire. Tous savent qu'il va chercher des traces des Painballers. C'est une patrouille.

« Du bicarbonate de soude, dit Rebecca, ou de la levure chimique, peu importe. Je ne sais pas comment je vais faire quand on n'en aura plus. Si tu vas dans une supérette...

— Savais-tu que le bicarbonate de soude provient du gisement de trona qui se trouve dans le Wyoming ? dit Pic à Bec Ivoire. Enfin, c'est de là qu'il était extrait.

— Oh, Pic à Bec, dit Renard Véloce en le gratifiant d'un sourire, avec toi, qui a besoin de Wikipédia ? »

Il fait un demi-sourire. Il croit que c'est un compliment.

« De la levure de boulanger, dit Colibri. Comme ça, si on a encore de la farine, on peut faire du levain.

— Oui, sans doute, dit Rebecca.

— Je vous accompagne, dit Renard Véloce à Zeb. J'ai besoin d'aller dans une pharmacie. »

Il y a un silence. Tout le monde la regarde.

« Donne-nous juste ta liste », dit Rhino Noir. Il regarde ses jambes nues d'un air renfrogné. « On se débrouillera avec.

— C'est des trucs de filles, dit-elle. Tu ne saurais pas où chercher. » Elle lance un coup d'œil vers Ren et Azur qui sont à la pompe en train de laver Amanda avec une éponge. « Je fais la collecte pour nous toutes. »

Un autre silence. Des serviettes hygiéniques, songe Toby. Renard Véloce n'a pas tort. Le stock dans la réserve commence sérieusement à baisser. Personne n'a envie de revenir aux draps déchirés. Ou à la mousse. Même si ça finira bien par arriver.

« Mauvaise idée, dit Zeb. Ces deux gars sont encore dans les parages. Ils ont un désintégreur. C'est des Painballers de troisième niveau, il ne reste plus rien de leurs circuits d'empathie. Tu ne voudrais pas qu'ils te mettent la main dessus, ils ne s'embarrasseraient pas de formalités. Tu as vu ce qui est arrivé à Amanda. Elle a eu de la chance de s'en sortir en ayant encore ses deux reins.

— Je suis entièrement d'accord avec Zeb, dit Pic à Bec Ivoire, c'est de fait une très mauvaise idée que tu quittes les confins de notre confortable petite enclave. Je vais m'en occuper, ajoute-t-il galamment, si tu veux bien me confier ta liste de commissions et...

— Mais tu seras avec moi, dit Renard Véloce à Zeb. Pour me protéger. » Elle bat des cils. « Je serai tellement en sécurité ! »

Zeb se tourne vers Rebecca.

« Tu as du café ? Ou je ne sais comment tu appelles cette pisse ?

— Il n'y a pas de problème, je vais me changer, dit Renard Véloce en prenant un ton plus vif. J'arriverai à suivre, je ne vous retarderai pas. Je sais comment manier, tu sais, un aérodésintégreur », ajoute-t-elle d'un ton traînant en baissant les yeux. Puis d'une voix plus enjouée : « Hé, dites, on pourrait emporter des sandwichs ! Se faire un pique-nique quelque part !

— Bon, d'accord, dit Zeb, mais grouille-toi, parce qu'on s'en va dès qu'on aura fini de manger. »

Rhino Noir semble vouloir dire quelque chose, mais il se tait. Katuro regarde le ciel.

« Je ne pense pas qu'il va pleuvoir », dit-il.

Rebecca regarde Toby en haussant les sourcils. Toby s'efforce de rester impassible. Renard Véloce l'observe du coin de l'œil.

Renard de nom, renard de nature, songe-t-elle. Manier un aérodésintégreur, ben voyons...