Parasites Intestinaux, le Jeu

Adam avait absolument tout prévu. Il y avait une liste de tâches (À brûler ensuite) et une grosse enveloppe pleine de billets de banque, parce que Zeb aurait besoin d'un peu de cash pour le gars du marché gris qui devait traficoter ses papiers. Il y avait aussi des cartes de crédit, pour que Zeb puisse s'acheter le genre de garde-robe nécessaire d'après Adam. Son frère lui avait fourni une description : tenue informelle de geek, avec un jean en velours côtelé marron, un tee-shirt neutre, une chemise à carreaux – marron et gris – et une paire de lunettes à verres ronds qui ne grossissaient rien. Quant aux chaussures, la recommandation était une paire de baskets avec tellement d'entrecroisements de caoutchouc que Zeb aurait l'air d'un danseur folklorique gay ou d'un figurant dans une reconstitution historique de Robin des Bois. Pour la tête, un chapeau melon steampunk des années 2010 – ça revenait à la mode. Mais comment Adam pouvait-il le savoir ? Il n'avait jamais semblé manifester le moindre intérêt pour les tenues vestimentaires, mais bien sûr, pas d'intérêt était un intérêt en soi. Il avait dû noter ce que les autres portaient pour ne pas le porter lui-même.

Le nom attribué à Zeb était Seth. Une petite plaisanterie biblique de la part d'Adam : Seth signifiait « désigné », comme ils le savaient bien tous les deux puisque les principaux personnages de la Bible et leurs histoires leur avaient été enfoncés dans le crâne à coups de marteau (au sens figuré). Seth était le troisième fils d'Adam et Ève, désigné pour prendre la place d'Abel – qui avait été assassiné, mais qui n'était pas encore tout à fait mort puisque son sang criait vers le ciel. « Seth » remplaçait donc Zeb, le frère disparu et présumé mort. Par désignation spéciale d'Adam. Très drôle.

Adam avait demandé à Zeb/Seth de tester la nouvelle boîte aux lettres avant d'entrer à SentéGénic, et d'y accéder ensuite une fois par semaine, histoire de confirmer qu'il marchait encore sur la planète. C'est pourquoi le lendemain, alors qu'il se rendait par un itinéraire détourné chez le gars qui devait intégrer ses empreintes digitales et ses scans rétiniens dans ses papiers d'identité, il choisit un netcafé au hasard et suivit le chemin de nénuphars que lui avait décrit Adam. (Mémorise et détruis, disait le billet, comme si Zeb était le dernier des imbéciles.)

Le portail d'accès principal était un jeu pour biogeeks intitulé Extinctathon. Webmastérisé par MaddAddam, on pouvait lire sur la page d'accueil : Adam a donné un nom aux animaux vivants. MaddAddam donne un nom à ceux qui n'existent plus. Veux-tu jouer ? Zeb entra le nom d'utilisateur qu'Adam lui avait fourni – Ours Esprit – et le mot de passe correspondant, qui était lacets, et il se retrouva dans le jeu.

C'était apparemment une variante d'Animal, Végétal ou Minéral. En se basant sur les indices obscurs fournis par votre adversaire, il fallait deviner l'identité de diverses espèces extirpées, scarabées, poissons, plantes, lézards et ainsi de suite. Il y avait toute une liste de celles qui avaient déjà été effacées. Le jeu était d'un ennui garanti : même les gars du CorpSeCorps auraient succombé au sommeil, sans compter qu'ils n'auraient pas su répondre à la plupart des questions. Comme Zeb, d'ailleurs, pour être tout à fait honnête, malgré le temps passé chez les Bearlifters. Tu n'as jamais entendu parler de la Rhytine de Steller ? Vraiment ? Petit sourire condescendant.

Aucun membre du CorpSeCorps normalement constitué n'aurait tenu plus de cinq minutes dans Extinctathon. Il serait parti en hurlant à la recherche d'une boisson alcoolisée. Un jeu aussi profondément et désespérément ennuyeux était aussi efficace comme déguisement qu'un air nunuche. En plus, ils n'iraient jamais imaginer qu'il puisse y avoir quelque chose de caché dans un endroit aussi public et aussi manifestement écodingue. Ils préféraient passer au peigne fin les pubs pour bio-implants et les sites où on pouvait tirer sur des animaux exotiques sans quitter son fauteuil. Bien joué, Adam, songea Zeb.

Son frère avait-il conçu ce jeu lui-même ? Un jeu avec son propre nom incrusté en tant que Webmaster ? Mais il ne s'était jamais beaucoup intéressé aux animaux en tant que tels. Cela dit, il lui était arrivé de manifester un certain mépris pour l'interprétation que faisait le Révérend de la Genèse, selon laquelle Dieu avait créé les animaux uniquement pour le plaisir et les besoins de l'Homme, et qu'on pouvait donc les exterminer comme on voulait. Extinctathon était-il une manifestation anti-Révérend de la part d'Adam ? S'était-il retrouvé en cheville avec les écodingues ? Il s'était peut-être converti alors qu'il fumait un peu trop d'une substance hallucinogène dévastatrice de cerveau. Assez improbable, parce que c'était plutôt Zeb qui prenait ce genre de risques chimiques. Mais il ne faisait aucun doute qu'Adam était mêlé à un groupe, parce qu'il n'aurait jamais pu monter un truc pareil tout seul.

Zeb continua de suivre le chemin. Il choisit Oui pour indiquer qu'il était prêt, et il fut redirigé. Bienvenue, Ours Esprit. Veux-tu jouer une partie classique, ou affronter un Grand Maître ? D'après les instructions d'Adam, il fallait choisir la seconde option, et Zeb cliqua dessus.

Bien. Trouve ta salle de jeu. MaddAddam t'y rejoindra.

Le chemin d'accès à la salle de jeu était complexe. Il zigzaguait d'une coordonnée à l'autre à travers des pixels éparpillés ici et là sur des sites innocents – des publicités, pour la plupart, mais il y avait aussi quelques listes : LES DIX LAPINS DE PÂQUES LES PLUS TERRIFIANTS, LES DIX FILMS LES PLUS TERRIFIANTS DE TOUS LES TEMPS, LES DIX MONSTRES MARINS LES PLUS TERRIFIANTS. Zeb trouva un portail entre les incisives d'un lapin violet complètement frappadingue qui tenait un bébé terrorisé sur les genoux. De là, il atteignit une pierre tombale dans une image de La Nuit des morts-vivants – le film original –, et finalement l'œil d'un cœlacanthe. Là, il se retrouva dans le forum.

Bienvenue dans la salle de jeu de MaddAddam, Ours Esprit. Tu as un message.

Zeb cliqua sur Ouvrir message.

Hello, disait le message. Tu vois, ça marche. Voici les coordonnées du forum pour la semaine prochaine. A.

Connard minimaliste, songea Zeb. Il ne veut rien me dire du tout.

 

Il acheta la tenue recommandée, ou du moins la plus grande partie : les lunettes rondes étaient vraiment trop, comme les chaussures. Le pantalon et les chemises ayant l'air trop neufs, il y fit des taches de nourriture, puis il les effilocha un peu et les lava deux ou trois fois. Il jeta ensuite ses vêtements précédents dans différentes poubelles, et effaça du mieux qu'il put ses biotraces dans sa chambre minable du Nova.

Après avoir payé son loyer – aucune raison de se retrouver avec des recouvreurs de créances aux fesses si on pouvait l'éviter –, Zeb fit le voyage transcontinental pour rejoindre San Francisco. Là, conformément aux instructions, il se présenta à SentéGénic Ouest, montra ses faux papiers et se soumit au rituel d'accueil Hello. Ravi que vous soyez des nôtres. On vous aidera à vous sentir chez vous pratiqué par l'employé bouffi qui en était chargé.

Personne ne lui fit Bouh ! Il était attendu, il était accepté. Comme sur des roulettes.

On lui attribua une unité pour célibataire dans la tour résidentielle. Il n'y avait rien de décrépit dans ces installations : beau jardin paysager devant l'entrée, piscine sur le toit, la plomberie et l'électricité fonctionnaient bien, même si la décoration intérieure était un peu spartiate. Il y avait un grand lit double, ce qui était un signe encourageant. Célibataire ne signifiait pas forcément monacal, semblait-il, dans le monde de SentéGénic.

La tour de bureaux avait une cafétéria où on lui remit un badge qui enregistrerait sa consommation. Chaque employé disposait d'un crédit de points qu'il pouvait utiliser à sa guise selon le menu. La nourriture était de la vraie nourriture, pas comme la pâtée infâme qu'on servait à Bearlift. Les boissons contenaient de l'alcool, ce qui est bien le moins qu'on puisse attendre d'une boisson.

Les femmes de SentéGénic étaient assez brusques. Elles avaient leur travail, et pas beaucoup de temps pour faire la causette. En plus, Zeb les imaginait peu réceptives à la drague banale, et il ne s'en donnait donc même pas la peine. Cela étant, bien qu'il se fût juré d'être prudent dans les relations personnelles à cause du genre de questions qu'elles pouvaient susciter, il n'était pas de bois. Déjà, deux femmes parmi les plus jeunes avaient regardé le badge qu'il portait sur la poitrine avec son prénom, Seth – ces badges personnalisés étaient la grande mode à SentéGénic –, et l'une d'elles lui avait demandé s'il était nouveau, parce qu'elle ne se souvenait pas de l'avoir vu avant. Mais bien sûr, elle avait l'air assez nouvelle, elle aussi.

Avait-elle eu une légère torsion des épaules, un battement de paupière révélateur ? Marjorie, lut-il sans trop s'attarder sur le badge perché sur un sein de dimension tout à fait ordinaire – les bio-implants proéminents étaient plutôt rares dans l'enceinte de SentéGénic. Marjorie avait un visage docile avec un petit nez rond et de grands yeux bruns, un peu comme un épagneul, et en temps ordinaire, il en serait resté là. Mais en l'occurrence, il dit qu'il espérait avoir l'occasion de la revoir. Ce n'était pas en tête de sa liste d'espoirs – cette place était réservée à celui de ne pas se faire prendre –, mais ce n'était pas le dernier non plus.

Sa description de poste était celle d'un informaticien de bas niveau, comme on en trouvait à la pelle pour pas cher. Il allait faire de la saisie de données à l'aide d'une suite logicielle – d'un ennui mortel, mais efficace – destinée à enregistrer et à comparer les différents factoïdes et paquets d'infos provenant des crânes d'œuf de SentéGénic. Une sorte de dactylo numérique, voilà ce qu'il était censé être.

Le boulot n'était pas bien difficile. Il pouvait le faire avec deux doigts d'une main en moins de temps que celui qui lui était alloué. Les chefs de projet de SentéGénic ne supervisaient pas beaucoup. Ils attendaient juste de lui qu'il écluse sa charge de travail. Pendant ce temps-là, il pouvait fouiner à sa guise dans les banques de données de SentéGénic. Il procéda à quelques tests de sécurité personnels pour voir si des pirates extérieurs essayaient d'y entrer. Si c'était le cas, ce serait intéressant de le savoir.

Au début, il ne trouva aucun signe d'intrusion, mais lors d'une de ses plongées en profondeur, il repéra quelque chose qui pourrait bien être un tunnel cryptique. Il s'y faufila, se retrouva à l'extérieur du cercle ardent des pare-feu de SentéGénic, puis il sauta de nénuphar en nénuphar et atterrit dans le forum d'Extinctathon, où un message l'attendait : À n'utiliser qu'en cas d'absolue nécessité. Ne reste pas trop longtemps. Efface toutes tes traces. Il se délogga aussitôt et effaça sa piste. Il allait devoir se construire un autre portail, parce que celui qui se servait de ce tunnel pourrait se rendre compte que quelqu'un y était passé.

Il décida que Seth devrait être connu comme un gars qui joue beaucoup en ligne, pour que ses accès à Extinctathon n'attirent pas l'attention des fouineurs éventuels. Ça, c'était la raison opérationnelle, mais il voulait aussi tester les jeux et voir jusqu'à quel point on pouvait s'amuser pendant les heures de travail sans se faire remonter les bretelles.

Certains des jeux récréatifs proposés étaient standard – armes, explosions, et cætera –, mais d'autres étaient mis en ligne par des employés de SentéGénic Ouest : les biogeeks étaient aussi geeks que les autres geeks, et ils inventaient donc leurs propres jeux. Spandrel était un des meilleurs. Il vous permettait de concevoir pour une bioforme des caractéristiques supplémentaires fonctionnellement inutiles, puis de les lier à la sélection sexuelle et de faire défiler le temps en accéléré pour voir ce que le mécanisme de l'évolution allait donner. Des chats avec des verrues comme des crêtes de coq sur la tête, des lézards avec de grosses lèvres rouges, des hommes avec un œil gauche énorme – tout ce que les femelles choisissaient prenait l'avantage, et on pouvait manipuler leur mauvais goût en matière d'attributs mâles, exactement comme dans la vraie vie. Ensuite, on jouait aux prédateurs et aux proies. Est-ce que ces attributs supersexy réduiraient les talents pour la chasse ou ralentiraient la fuite ? Si votre gars n'était pas assez sexuellement attractif, il n'arrivait pas à se reproduire et sa lignée disparaissait. S'il l'était trop, il se faisait bouffer et sa lignée disparaissait aussi. Sexe contre nourriture, il y avait un équilibre délicat à trouver. Pour une somme modique, on pouvait s'acheter des lots de mutations aléatoires.

Monstres Météo n'était pas mal non plus : le jeu balançait des événements météorologiques extrêmes à votre personnage – un avatar humain du sexe de votre choix –, et vous deviez le faire survivre le plus longtemps possible. Avec les points gagnés, on pouvait lui acheter divers équipements : des bottes pour pouvoir courir plus vite et sauter plus haut, des vêtements antifoudre, des planches flottantes pour les inondations et les tsunamis, des mouchoirs humides pour se couvrir le nez dans les incendies de forêt, des Voltbars pour quand il était piégé sous une épaisse couche de neige due à une avalanche. Et aussi une pelle, des allumettes, une hache. Si votre avatar survivait à la coulée de boue géante – un événement majeur, un vrai tueur –, on gagnait une boîte à outils complète et un bonus de mille points pour la partie suivante.

Celui auquel Zeb jouait le plus s'appelait Parasites Intestinaux – un sacré festin de bouillasse que les biogeeks trouvaient hilarant. Les parasites étaient vraiment affreux, avec des crochets et des barbillons tout autour de la bouche et pas d'yeux, et il fallait les détruire à l'aide de pilules toxiques, ou déployer un arsenal de nanobots ou de motéines avant qu'ils n'aient pu pondre des milliers d'œufs dans vos organes, ou se frayer un chemin dans votre cerveau et ressortir par vos canaux lacrymaux, ou se diviser en segments autorégénérateurs et transformer l'intérieur de votre corps en une bouillabaisse purulente. Ces parasites existaient-ils vraiment, ou les biogeeks les avaient-ils inventés ? Ou pire encore, étaient-ils en train de les créer en ce moment même dans le cadre d'un projet d'arme biologique ? Impossible à savoir.

Jouez un peu trop à Parasites Intestinaux, disait le slogan, et c'est les cauchemars garantis. Et fidèle à sa devise de ne jamais faire ce qu'on lui disait, Zeb y joua un peu trop, et il fit des cauchemars.

Ce qui ne l'empêcha pas de créer un alias du jeu et d'y retravailler une des gueules hideuses pour qu'elle fonctionne comme un portail. Il planqua son code dans une clé USB à triple verrouillage, qu'il rangea au fond d'un tiroir du bureau de son superviseur au milieu d'un fouillis d'élastiques, de mouchoirs en papier sales et de pastilles pour la toux. Personne n'irait jamais regarder là.