Cursive

Toby travaille à son journal. Elle n'a pas vraiment l'énergie pour le faire, mais Zeb s'est donné tout ce mal pour lui apporter le matériel, et il le remarquera forcément si elle ne s'en sert pas. Elle écrit dans un petit cahier d'écolier bon marché. Sur la couverture, il y a un soleil jaune vif, des fleurs roses, un petit garçon et une petite fille, des silhouettes rudimentaires comme les enfants dessinaient autrefois. Quand il y avait des enfants humains... Ça fait combien de temps ? On dirait qu'il s'est passé des siècles depuis que l'épidémie a balayé la planète. Alors que ça fait à peine six mois...

Le garçon a un short bleu, une casquette bleue et une chemise rouge. La fillette a des nattes, une jupe triangulaire et un maillot bleu. Ils ont de gros yeux noirs et des bouches rouges retroussées vers le haut. Ils rient aux éclats.

À mourir de rire... Ce ne sont que des enfants de papier, mais ils semblent quand même morts, maintenant, comme tous les vrais enfants. Toby ne regarde pas trop cette couverture, parce que ça lui fait mal.

Mieux vaut se concentrer sur la tâche du moment. Ne pas se morfondre ou broyer du noir. Prendre chaque jour comme il vient.

 

Saint Bob Hunter et la Fête des Rainbow Warriors, écrit Toby. Ce n'est peut-être pas tout à fait correct chronologiquement – elle doit être décalée d'un jour ou deux –, mais il faudra bien que ça aille, parce que quel moyen a-t-elle de vérifier ? Il n'y a plus d'autorité centrale pour indiquer les jours du mois. Mais Rebecca le sait peut-être, elle. Il y avait des recettes spéciales pour les Festivals et les Fêtes. Elle les a peut-être mémorisées. Elle sait peut-être où on en est.

Lune : gibbeuse. Temps : rien qui sorte de l'ordinaire. Événements dignes d'intérêt : manifestations agressives des cochons en groupe. Traces des Painballers repérées par l'expédition de Zeb : un porcelet tué au désintégreur et en partie mangé. Découverte d'une sandale en pneu, indice possible de la présence d'Adam. Aucune trace significative d'Adam Premier ni des Jardiniers.

Elle réfléchit une minute, et ajoute : Jimmy a repris conscience et son état s'améliore. Les Crakers restent amicaux.

 

« Qu'est-ce que tu fais, Ô Toby ? » C'est le petit Barbe-Noire, elle ne l'a pas entendu entrer. « C'est quoi, ces lignes ?

— Approche-toi, dit-elle, je ne vais pas te mordre. Tiens, regarde. Je fais de l'écriture. C'est ça, ces lignes. Je vais te montrer. »

Elle commence par les bases. Ça, c'est du papier. Il est fait avec des arbres.

Est-ce que ça fait mal aux arbres ? Non, parce que l'arbre est déjà mort quand on fait le papier – un petit mensonge, mais tant pis. Et ça, c'est un stylo. Il a du liquide noir dedans, ça s'appelle de l'encre, mais tu n'as pas besoin d'un stylo pour écrire. Et c'est aussi bien, songe-t-elle : le stock de stylos-billes va bientôt être épuisé.

Tu peux te servir de beaucoup de choses pour faire l'écriture. Tu peux te servir du jus de baie de sureau comme encre, te servir d'une plume d'oiseau comme stylo, te servir d'un bâton et d'un peu de sable mouillé pour écrire dessus. Toutes ces choses peuvent servir pour faire l'écriture.

« Maintenant, dit-elle, il faut que tu dessines les lettres. Chaque lettre veut dire un son. Et quand tu mets les lettres ensemble, elles font des mots. Et les mots restent là où tu les as mis sur le papier, et ensuite, d'autres gens peuvent les voir sur le papier et entendre les mots. »

Barbe-Noire la regarde en plissant les yeux d'incrédulité et de perplexité.

« Ô Toby, ça ne peut pas parler. Je vois les marques que tu as mises là, mais ça ne dit rien du tout.

— Tu dois être la voix de l'écriture, explique-t-elle. Quand tu la lis. La lecture, c'est quand tu remets ces marques en sons. Regarde, je vais écrire ton nom. »

Elle détache soigneusement une page à la fin du cahier et écrit dessus en grosses lettres : BARBE-NOIRE. Elle lui indique ensuite le son de chaque lettre.

« Tu vois ? Ça veut dire toi. Ton nom. »

Elle lui met le stylo dans la main et replie ses doigts autour, puis elle le guide pour lui faire écrire « B ».

« C'est comme ça que ton nom commence. B, comme le bêlement des ToisondOr, c'est le même son. »

Pourquoi lui raconte-t-elle ça ? Qu'est-ce qu'il pourra bien en faire ?

« Ce n'est pas moi, dit Barbe-Noire en fronçant les sourcils. Ce n'est pas non plus les ToisondOr. C'est juste des marques.

— Montre ce papier à Ren, répond Toby en souriant. Demande-lui de le lire, et reviens me voir pour me dire si elle a dit ton nom. »

Barbe-Noire la regarde fixement. Il n'a pas confiance dans ce qu'elle lui a dit, mais il prend quand même le papier, en le tenant du bout des doigts comme s'il était enduit d'un poison invisible.

« Tu resteras là ? demande-t-il. Jusqu'à ce que je revienne ?

— Oui, répond-elle. Je ne bouge pas. »

Il sort à reculons, comme il le fait toujours, sans la quitter des yeux jusqu'à ce qu'il ait tourné dans le couloir.

 

Elle se remet à son journal. Que pourrait-elle écrire d'autre, à part la chronique des faits quotidiens qu'elle vient de commencer ? Quel genre d'histoire – quel genre d'Histoire, avec un grand H – pourrait être utile à des gens dont elle ne peut savoir s'ils existeront, dans un avenir qu'elle ne peut entrevoir ?

Zeb et l'Ours, écrit-elle. Zeb et MaddAddam. Zeb et Crake. Toutes ces histoires pourraient figurer ici. Mais pourquoi ? Pour qui ? Seulement pour elle, parce que ça lui permet de penser à Zeb ?

Zeb et Toby, écrit-elle. Mais ça ne sera certainement qu'une note de bas de page.

Pas de conclusions hâtives, se dit-elle. Il est venu me voir dans le potager, avec des cadeaux. Tu fais peut-être une erreur d'interprétation, pour Renard Véloce. Et quand bien même tu ne te tromperais pas ? Prends ce que l'instant t'apporte. Ne ferme pas les portes. Sois reconnaissante.

 

Barbe-Noire se glisse de nouveau dans la chambre. Il tient la feuille de papier devant lui, comme un bouclier brûlant. Il est radieux.

« Il l'a dit, Ô Toby ! Il a dit mon nom ! Il a dit mon nom à Ren !

— Et voilà, dit-elle. C'est l'écriture. »

Barbe-Noire hoche la tête. Maintenant, il saisit les possibilités.

« Est-ce que je peux le garder ? demande-t-il.

— Oui, bien sûr.

— Montre-moi encore. Avec la chose noire. »

Plus tard – après l'orage, quand la pluie a cessé –, elle le trouve dans le bac à sable. Il a un bâton, et le papier. Il y a son nom dans le sable. Les autres enfants le regardent. Tous chantent.

Qu'est-ce que j'ai fait ? se demande-t-elle. Quelle boîte de Pandore ai-je ouverte ? Ils sont si vifs d'esprit, ces enfants. Ils vont vite comprendre et le communiquer à tous les autres.

Qu'est-ce qui va venir ensuite ? Des règles, des dogmes, des lois ? Le Testament de Crake ? Combien de temps avant qu'il y ait des textes anciens auxquels ils se sentiront obligés d'obéir, mais en ayant oublié comment les interpréter ? Est-ce que je les ai détruits ?