Coquille d'Œuf
Crake avait conçu lui-même le Projet ParadéN. Il y avait une enceinte extrêmement sécurisée en plus du mur de protection de Rejouv. À l'intérieur s'étendait un parc avec des plantations de diverses essences tropicales, toutes génétiquement modifiées pour créer un microclimat et qui supportaient aussi bien la sécheresse que les précipitations abondantes. Au centre se dressait le dôme du ParadéN au climat contrôlé, entièrement étanche, une coquille d'œuf impénétrable abritant le trésor de Crake, ses nouveaux humains. Juste au centre du dôme, il avait installé l'écosystème où les Crakers, dans toute leur étrange perfection, avaient été créés et où ils pouvaient vivre et respirer.
Ils atteignent le portail de l'enceinte, s'arrêtent pour effectuer une reconnaissance. Personne dans les tours de garde de part et d'autre, d'après les Porcons. Leurs oreilles et leurs queues immobiles sont éloquentes.
Zeb fait signe que le moment est venu de faire une pause. Ils ont besoin de rassembler leurs forces. Les humains se désaltèrent et mangent une demi-Voltbar chacun. Les Porcons ont trouvé un avomanguier et sont en train de récupérer les fruits tombés à terre. Ils dévorent la pulpe orange et écrasent les pépins. Une douce odeur de fermentation emplit l'air.
J'espère qu'ils ne vont pas se soûler, songe Toby. Ça ne serait pas très bon, des Porcons ivres.
« Je me souviens de cet endroit, dit Jimmy. Dans le moindre détail. Merde, j'aurais préféré l'oublier. »
La route qui traverse la forêt est devant eux. Des branches non taillées pénètrent dans le couloir de lumière, des mauvaises herbes l'envahissent depuis les bords, des lianes rebelles pendent au-dessus. De la masse de végétation luxuriante s'élève le dôme incurvé telle la moitié de l'œil blanc d'un patient sous anesthésie. Il a dû être tellement brillant autrefois, ce dôme. Il devait ressembler à une lune de moisson, ou à un lever de soleil sans les rayons ardents. Aujourd'hui, il paraît nu, vide. Plus que ça, il évoque un piège, car qui peut dire ce qui y est caché, et qui s'y cache ?
Mais c'est seulement à cause de ce que nous savons, songe Toby. Il n'y a rien dans le spectacle lui-même qui puisse évoquer la mort à un observateur innocent.
« Ô Toby ! s'exclame Barbe-Noire. Regarde ! C'est l'Œuf ! L'Œuf où Crake nous a faits !
— Tu t'en souviens ?
— Je ne sais pas. Pas beaucoup. Il y avait des arbres qui poussaient dedans. Il pleuvait, mais il n'y avait pas de tonnerre. Oryx venait nous voir tous les jours. Elle nous apprenait beaucoup de choses. On était heureux.
— Ça n'est peut-être plus pareil, maintenant.
— Oryx n'y est pas. Elle s'est envolée parce qu'elle voulait aider Snowman-le-Jimmy quand il était malade, tu ne crois pas ?
— Oui, je suis sûre que c'est ce qu'elle a fait », dit Toby.
Les jeunes Porcons éclaireurs ont été dépêchés en avant pour repérer d'éventuelles embuscades. Ils reviennent à présent en courant le long du ruban d'asphalte jonché de feuilles. Leurs oreilles sont repliées vers l'arrière, leurs queues toutes raides : quelque chose les a alarmés.
Les aînés interrompent leur repas d'avomangues. Barbe-Noire les rejoint précipitamment. Il y a un bref conciliabule. Les MaddAddam se rassemblent autour d'eux.
« Qu'est-ce qui se passe ? demande Zeb.
— Ils disent que les méchants hommes sont près de l'Œuf. Trois. Un avec des cordes attachées. Il a des plumes blanches sur la figure.
— Qu'est-ce qu'il porte ? » demande Toby. Est-ce que c'est une djellaba, par exemple, comme celles qu'Adam Premier mettait toujours ? Mais comment demander ça ? Elle corrige : « Est-ce qu'il a une deuxième peau ?
— Merde, fait Jimmy, il faut les empêcher d'aller dans la réserve de secours ! Ils vont récupérer tous les désintégreurs, et on va se faire ratatiner !
— Oui, dit Barbe-Noire, il a une deuxième peau, comme toi. Mais elle n'est pas rose. Elle a plusieurs couleurs, et elle est sale. Il a une seule de ces choses, là, sur son pied. Une chaussure.
— Comment les en empêcher ? demande Rhino. On ne peut pas se déplacer suffisamment vite.
— Envoyons quelques cochons, propose Zeb. Les plus rapides. Ils peuvent couper à travers bois.
— Et ensuite ? Ils ne peuvent pas sécuriser la porte principale. Ces gars ont un désintégreur. On ne sait pas ce qui leur reste de munitions.
— On ne peut pas laisser les Porcons se faire tuer comme des rats dans un tonneau, dit Toby. Jimmy, une fois qu'on a franchi l'entrée du ParadéN, où se trouve la réserve ?
— Il y a deux portes, celle du sas et la porte intérieure. Elles sont ouvertes toutes les deux, je les ai laissées comme ça. Tu prends le couloir à gauche, puis à droite, et encore à gauche. Il faut que ces foutus cochons y aillent et qu'ils bloquent la porte de l'intérieur.
— OK, dit Zeb, comment on leur explique ça ? Toby ?
— Le concept de droite et gauche pourrait poser un problème. Je ne crois pas que les Crakers le comprennent.
— Réfléchis bien. Le chronomètre tourne.
— Barbe-Noire ? dit Toby. Regarde, c'est une image de l'Œuf comme tu le verrais si tu étais juste au-dessus. » Avec un bâton, elle dessine un cercle dans le sable. « Tu le vois ? »
Barbe-Noire le regarde et hoche la tête, mais sans beaucoup d'assurance. Ça tient à un fil, songe Toby.
« Bien, dit-elle avec un optimisme un peu forcé. Est-ce que tu peux dire ça aux Grands Cochons ? Dis-leur qu'ils doivent courir très vite. Cinq, à travers les arbres. Il faut qu'ils aillent plus loin que les méchants hommes, qu'ils entrent carrément dans l'Œuf. Ensuite, ils doivent aller ici (elle montre avec son bâton) et là-dedans. C'est bien ça ? demande-t-elle à Jimmy.
— Ouais, ça ira.
— Il faut qu'ils ferment la porte et qu'ils s'appuient dessus, pour empêcher les méchants d'entrer dans cette pièce. Tu crois que tu peux leur dire tout ça ? »
Barbe-Noire semble intrigué.
« Pourquoi les hommes veulent aller dans l'Œuf ? L'Œuf sert à faire. Ils sont déjà faits.
— Ils veulent trouver des choses qui tuent, explique Toby. Des bâtons qui font des trous.
— Mais l'Œuf est bon. Il n'a pas de choses qui tuent.
— Il en a, maintenant. Il faut qu'on se dépêche. Tu peux leur dire ?
— Je vais essayer. »
Barbe-Noire s'agenouille à terre, et deux des plus gros Porcons abaissent leurs énormes têtes, une de chaque côté de son visage. Une défense blanche est presque collée contre le cou de l'enfant. Toby frissonne. Il commence à chanter tout en montrant les marques tracées par Toby dans le sable. Les Porcons reniflent le diagramme. Oh, non, songe Toby. Ça ne va pas marcher. Ils croient que c'est quelque chose qui se mange.
Mais les Porcons relèvent le museau et s'en vont rejoindre les autres. Des grognements étouffés, des queues qui s'agitent inlassablement. Un signe d'indécision ?
Cinq des Porcons de taille moyenne se détachent du groupe et s'éloignent au petit galop, deux à gauche de la route, trois à droite. Ils sont avalés par les fourrés.
« Ils semblent avoir pigé », dit Rhino.
Zeb sourit.
« Bien, dit-il à Toby. J'ai toujours su que tu avais du potentiel.
— Ils vont à l'Œuf, dit Barbe-Noire. Ils disent qu'ils n'iront pas trop près de ces hommes. Ils feront attention à ces bâtons, avec le sang qui sort.
— J'espère qu'ils vont réussir, dit Zeb. Allez, on se remet en route.
— Ça n'est pas loin, dit Jimmy. De toute façon, ils ne peuvent pas nous tirer dessus depuis les fenêtres... parce qu'il n'y en a pas. »
Il rit faiblement.
« Zeb ? demande Toby alors qu'ils s'engagent sur la route. Le troisième gars ? Je ne suis pas sûre, mais je pense que c'est Adam Premier.
— Ouais, je sais. Ça fait un moment que je l'ai compris.
— Qu'est-ce qu'on peut faire pour le récupérer ?
— Ils vont s'en servir comme monnaie d'échange.
— Contre quoi ?
— Des désintégreurs, en admettant que les cochons arrivent à les bloquer. Et d'autres trucs.
— Quoi, par exemple ?
— Par exemple, toi. À leur place, c'est ce que je ferais. »
Oui, c'est ça, songe Toby. Ils vont vouloir se venger.
Le dôme du ParadéN est devant eux. Tout est silencieux. La porte du sas est ouverte. Trois porcelets la franchissent, puis ils ressortent.
« Ils sont à l'intérieur, les hommes, dit Barbe-Noire. Mais loin. Pas près de la porte.
— Il faut que j'entre en premier, dit Jimmy. Juste une minute. »
Toby le suit en restant près de lui.
Il y a deux squelettes à l'intérieur du sas. Les os ont été rongés et dispersés, sans aucun doute par des animaux. Des lambeaux de tissu moisi, une sandalette rose et rouge.
Jimmy tombe à genoux et se prend la tête dans les mains. Toby lui touche l'épaule.
« Il faut qu'on y aille, maintenant... »
Mais il réplique :
« Laisse-moi tranquille ! »
Il y a un ruban rose sale dans la longue chevelure noire d'un des deux crânes : les cheveux se décomposent très lentement, disaient toujours les Jardiniers. Jimmy défait le nœud et tortille le ruban entre ses doigts.
« Oryx. Ah, mon Dieu, dit-il. Crake, espèce de fumier ! Tu n'avais pas besoin de la tuer ! »
Zeb a rejoint Toby.
« Elle était peut-être déjà malade, dit-il à Jimmy. Il ne pouvait peut-être pas supporter l'idée de vivre sans elle. Allez, viens, il faut qu'on entre là-dedans.
— Oh, putain, s'exclame Jimmy, fous-moi la paix avec tes conneries !
— Laissons-le ici pour l'instant, dit Toby, il sera en sécurité. L'important, c'est qu'ils ne puissent pas entrer dans la réserve. »
Les autres sont juste devant le sas – les MaddAddam et le gros de la troupe des Porcons.
« Qu'est-ce qui se passe ? » demande Rhino.
Barbe-Noire tire Toby par la main.
« Ô Toby, s'il te plaît, c'est quoi, des conneries ? »
Toby sait à peine ce qu'elle répond, parce que maintenant, il sait la vérité : ces deux squelettes sont ceux d'Oryx et de Crake. Il a entendu Jimmy le dire, il en a pleinement conscience. Il tourne vers elle un visage effrayé. Elle sent en lui la chute brutale, le désastre, les dégâts.
« Ô Toby, est-ce que c'est Oryx, est-ce que c'est Crake ? Snowman-le-Jimmy l'a dit ! Mais c'est des os qui sentent mauvais, plein d'os qui sentent mauvais ! »
Il se met à pleurer comme si son cœur allait se briser.
Toby s'agenouille et le serre très fort dans ses bras. Qu'est-ce qu'elle peut dire ? Comment le consoler d'un tel chagrin ?