Maintenant
La musique envahissait l’appartement, hurlait et cognait, martelait les murs comme un hooligan enragé. La sonnette de la porte d’entrée retentit brutalement, comme un coup de marteau, réclamant une attention immédiate.
Putains de voisins de merde ! »
Karl boutonna son jean et se dirigea à contrecœur vers la porte.
Il l’ouvrit violemment, la bouche prête à cracher des obscénités à la face du râleur. Avant qu’il puisse parler, une main jaillit et le saisit à la gorge, agrippant son cou comme le bras mécanique d’un engin industriel. La surprise de Karl se transforma aussitôt en peur, puis vira au désespoir. Il savait qui c’était. Il savait qu’il n’avait aucune chance de s’en tirer indemne.
L’homme souleva Karl et l’envoya s’écraser dans le salon sur une table basse, après avoir renversé le sofa. Karl roula sur lui-même et resta allongé sur le sol, grognant, le sang s’accumulant au coin de sa bouche.
L’homme entra, parcourut la pièce du regard, vit une fille à moitié debout, à moitié à genoux. Jeune, jolie, qui essayait de se rhabiller tant bien que mal. Ses yeux clignaient à toute vitesse, allaient de l’homme à Karl, allongé, immobile. La peur la faisait haleter.
L’homme jeta un regard d’acier, la fille s’écroula par terre comme si on l’avait désossée. Respirant par spasmes, elle essaya de ramper jusque dans un coin de la pièce et, si elle avait pu, à travers le mur. Les briques la bloquèrent, elle cessa de bouger. Elle tremblait, pelotonnée en position fœtale, poussa involontairement un petit cri plaintif.
L’homme ne l’entendit pas. Il en avait déjà entendu des tas, des cris comme celui-là.
Il se mit à regarder partout, au cas où il y aurait quelqu’un d’autre, mais il n’y avait rien d’autre que les martèlements assourdissants de la dance qui sortait des murs. Il n’arrivait pas à savoir d’où ça venait, sinon, il aurait pulvérisé le lecteur de CD. Les yeux à moitié fermés pour se protéger du bruit, il franchit la distance qui le séparait de la fille.
Elle hurla.
Dans la cuisine, Davva et Skegs, déjà complètement partis, avec la musique garage qui faisait saigner les oreilles, n’entendirent pas grand-chose de tout cela.
Davva regardait Skegs qui remuait son corps au rythme des déflagrations syncopées de la musique. La tête pleine d’herbe, une bouteille de tequila dans sa main gauche, l’automatique dans la droite. Davva tendit la main vers la tequila, l’attrapa à sa deuxième tentative, Skegs la lui cédant sans difficulté. Il renversa la tête en arrière, avala de longues gorgées. Il resta debout là, les jambes cotonneuses, à attendre que le monde arrête de tournoyer, essayant de retrouver l’équilibre, ravalant la bile qui lui remontait dans la gorge.
Comment les gens font pour boire ce truc ? pensa-t-il. Merde, je suis défoncé.
Skegs ne bougeait pas, il essayait de coller au rythme, agitant le flingue au-dessus de sa tête.
Puis un bruit si fort qu’il éclipsa la musique pénétra leurs cerveaux en bouillie. Un fracas, des coups, des secousses, et puis un vrai cri de film d’horreur. Davva et Skegs se regardèrent, l’incompréhension envahit leurs crânes embrumés.
Karl doit vraiment en faire voir de toutes les couleurs à cette greluche, marmonna Davva, rigolard.
Si on allait voir ? » demanda Skegs, les yeux pleins d’une cruauté lascive.
Davva ricana, opina. Ils se dirigèrent vers la porte. Davva mit son oreille contre le bois mais ne put rien entendre. Il regarda Skegs, haussa les épaules, tourna la poignée.
Ce n’était pas ce à quoi ils s’attendaient. Un pur désastre. Le séjour de Karl était passé d’un ordre parfait et aseptisé à la Tchétchénie après un bombardement. Du verre et de la céramique brisés. Les meubles renversés. Le miroir au-dessus de la cheminée n’était plus qu’une constellation d’échardes éparpillées.
La fille était pelotonnée dans le coin le plus éloigné de la pièce, elle tenait un gros morceau de verre pointu comme si c’était une lame, avec du sang qui dégoulinait de ses doigts et de sa paume. De l’autre main, elle cachait avec les rideaux son corps nu, avec une volonté désespérée de se protéger. Sur le sol, Karl était allongé, recroquevillé et tuméfié, du sang coulant de sa bouche. Ses bras s’agitaient lentement et inutilement, ses doigts sans force essayaient d’agripper quelque chose. Entre eux deux se tenait un homme, debout, que Davva et Skegs n’avaient jamais vu : massif, puissant, vêtu d’un complet clair, chemise blanche, cravate sombre. Le costume était taché de sang. Les cheveux coupés court et grisonnants, le visage grimaçant, que la violence enlaidissait. Il ordonnait à la fille de poser le couteau de verre, s’approchait d’elle. Puis il surprit son regard, se tourna, vit Davva et Skegs, se figea. Leur fit face.
La peur submergea les deux garçons lorsque l’homme tourné vers eux parla. Ce qu’il dit fut noyé par la musique, mais ils savaient que ce n’était pas agréable. L’homme marcha sur eux, les mains écartées, comme s’il était sur le point de faire des dégâts.
La panique pétrifia Davva et Skegs. Davva leva les bras dans une tentative stérile de parer les coups qui arrivaient, gémit douloureusement par anticipation.
Puis il y eut un bruit sec, pas très fort mais assez autoritaire, par-dessus le vacarme. L’homme se déporta sur sa gauche, pivota et s’écroula sur son genou droit comme si sa jambe avait été balayée sous lui. Il se tint le côté, le visage assombri par la surprise et la douleur, sa veste et sa chemise se teignirent de rouge foncé.
Davva regarda Skegs. Qui était maintenant assis derrière lui par terre, dans la cuisine, prostré par l’étonnement. Dans sa main droite, il y avait l’arme de Karl, encore fumante. Skegs la fixait comme s’il ne l’avait jamais vue, comme si l’arme et la main appartenaient à quelqu’un d’autre.
Davva regarda encore l’homme, maintenant sur ses deux genoux, rampant à moitié, le visage déformé par la douleur et la colère.
Puis Davva entendit un autre bruit. Au début, son esprit toujours embrumé pensa que c’était juste une dose supplémentaire de basse qui sortait des enceintes, mais ce n’était pas ça. Quelqu’un tapait de toutes ses forces avec insistance sur la porte d’entrée, écrasait le bouton de la sonnette en même temps.
Oh merde, pensa Davva. Merde, merde, merde.
La peur monta de plusieurs crans, la panique aussi. La tête lui tournait. Il avait la nausée, et pas seulement à cause de l’herbe et de l’alcool. Il ressentit soudain une urgente et irrépressible envie de pleurer. Il échoua à la réprimer, tomba à genoux, sanglotant sur le sol de la cuisine.
Il se maudit intérieurement, avec colère et apitoiement, tandis que de douloureuses larmes coulaient sur ses joues. Ce n’était pas la première fois, au cours de ses treize années, qu’il aurait voulu non pas être quelqu’un d’autre, ni même être ailleurs, mais plutôt n’être jamais né.