8
Maintenant
Sa poitrine lui faisait mal, ses poumons le brûlaient. Chaque inspiration alimentait l’incendie. Ses jambes étaient lentes, poussives, comme si le sol se coagulait et que ses genoux ne pouvaient plus se plier. Ses cuisses, mollets et pieds menaçaient de lâcher s’il continuait, les crampes le guettaient s’il s’arrêtait. Ses bras bougeaient lentement, ne fendaient l’air que faiblement. L’air était en train de gagner le combat. Sa respiration était courte et saccadée, les muscles de son visage se contractaient à cause de l’épuisement, sa bouche était ouverte et haletait. Un bipède lourdaud, en route vers l’infarctus.
Larkin courait.
Sur l’herbe inégale de Town Moor1, ignorant les regards des passants, ignorant la bruine froide et grise.
Ce n’était pas tant qu’il avait envie de le faire, mais plutôt qu’il avait le sentiment de devoir le faire.
De vieilles baskets, un vieux pantalon de survêtement, un T-shirt carrément préhistorique de la tournée Blood and Chocolate de 1986 d’Elvis Costello and the Attractions. Tout était usé et humide, son corps difforme était parcouru de crampes.
Mais c’étaient les cheveux de cadavre qui l’avaient décidé.
Le lendemain du jour où il était allé à Coldwell avec Tony Woodhouse. Seul, buvant, réfléchissant : 1984 / dix-sept ans plus tôt / la grève des mineurs / Charlotte.
Charlotte.
Les cannettes vides s’étaient multipliées, les souvenirs s’étaient accumulés. Les CD étaient ressortis. Lloyd Cole, The Smiths, Elvis Costello and the Attractions. Achetés pour remplacer les vinyles, mais aussi, inconsciemment, pour que sa mémoire reste intacte et accessible sur disque laser. Mauvaise idée. Quand la musique avait commencé, les fantômes avaient surgi, s’étaient levés et s’étaient mis à danser.
How Soon Is Now ? », « I Wanna Be Loved », « Are You Ready To be Heartbroken ? »
Des danses tristes et lentes. Les cannettes vides s’étaient multipliées.
Et le lendemain matin, le miroir. Il n’avait pas voulu regarder, mais il l’avait fait, et, pour une fois, il l’avait fait lucidement, il avait vu ce qui se reflétait vraiment, plutôt que ce qu’il aurait aimé voir : des yeux ridés cernés de noir, lourds de tout ce qu’ils avaient vu. Les prémices d’une collection de veines éclatées de chaque côté du nez. Son double menton naissant. Sa peau, qui trahissait l’impact des années.
Il observa son corps avec la même lucidité : des bourrelets de chair en trop, qui s’accumulaient autour de la taille et sur la poitrine. Des années de bouffe dégueulasse et d’alcool avaient conquis des territoires, squatté des endroits de son anatomie sans aucune intention de jamais les rendre. Pas obèse, mais vraiment plus mince.
De vingt et un à trente-huit. Dix-sept ans. Ça se voyait.
Alors Larkin, avec sa gueule de bois, fatigué, avait décidé de faire quelque chose. Il allait se faire couper les cheveux.
Chez Scotts, dans le fauteuil, les yeux fixés sur le tablier de nylon qui l’enveloppait. Le coiffeur s’était mis au boulot, les cheveux étaient tombés. Pas noirs, mais gris : des cheveux de vieux. Des cheveux de cadavre.
C’est pour ça qu’il courait, pour suer le temps perdu, comme si trente minutes pouvaient effacer dix-sept ans.
Et puis son corps avait fini par atteindre ses limites : ses jambes lui firent mal, son genou gauche se bloqua, ses côtes le brûlèrent et le broyèrent. Il avait un point de côté. Il fallait qu’il s’arrête, ou au moins qu’il ralentisse. Il réduisit l’allure, continua en se traînant lamentablement.
Il regarda autour de lui : sur sa gauche, Spital Tongues2, l’hôpital pour soins dentaires, la BBC. Sur sa droite, Grandstand Road qui s’incurvait et s’éloignait de la ville.
Sur sa gauche. Au-delà de son champ de vision, il y avait Fenham. Il y avait vécu. Avec Charlotte. Il essaya de voir plus loin que les arbres, dix-sept ans en arrière, son ancien appartement, lui-même, près de la baie vitrée, tapant à la machine, elle qui rentrait de la fac, eux deux qui faisaient l’amour par terre. Il essaya de voir comme ils étaient heureux, à l’époque, l’avenir qu’ils auraient pu avoir, ensemble. Il essaya. Mais il n’y parvint pas.
Tout cela appartenait à une autre vie, à quelqu’un d’autre.
Des cadavres. Des fantômes. Des souvenirs intacts, disponibles sur CD.
Il s’arrêta, reprit son souffle, fit demi-tour.
Il courut en tournant le dos à Fenham et à ses souvenirs. Vers son appartement où, les genoux raides, la poitrine douloureuse, il s’octroierait un long bain et une tasse de café.
Ou peut-être une bière bien froide.
Là, regarde. »
Ils regardèrent l’écran. Un homme était debout près d’une table de jeu, à regarder la roulette tourner, la bille en métal scintiller, danser entre les nombres et les couleurs. Il était parmi des hommes en pantalons clairs, polos, vestes. Il se fondait dans la foule, insignifiant.
Celle-là, il va la perdre… »
La bille s’arrêta sur un nombre rouge. La jeune croupière ratissa les jetons, y compris ceux du type insignifiant.
Maintenant, regarde bien. »
Un hochement de tête presque imperceptible échangé entre la croupière et le type.
Là, tu as vu ? Là ! » La voix se fit plus calme, plus neutre, plus concentrée. « Il va y avoir le truc avec la main. »
La croupière demanda de miser, bougea sa main sous la table comme pour se gratter le genou.
C’était là. Ensuite, le regard. »
La croupière regarda le type, hocha très discrètement la tête.
Maintenant, les mises. »
Le type insignifiant sembla hésiter puis plaça la plupart de ses jetons sur un carré rouge.
La voix soupira.
Maintenant, on sait ce qui va se passer. »
Le cylindre tourna, la bille fit sa petite danse et vint atterrir sur la case du type. Le type simula l’étonnement et la joie, ramassa ses gains.
Alors, patron, qu’est-ce que vous en dites ? »
Tommy Jobson s’enfonça dans son fauteuil, les mains croisées sur son estomac, étendit les jambes. Une chaussure vernie sur l’autre. Il décroisa ses doigts, ajusta le pli de son pantalon, pour qu’il reste en place.
Ce que j’en dis? » Son phrasé était modulé, lent et sombre. « J’en dis que nous avons une croupière qui va bientôt se retrouver au chômage. J’en dis aussi que quelqu’un d’autre va bientôt recevoir une bonne leçon.
Vous voulez que je m’occupe de lui ou vous préférez lui dire deux mots vous-même ? »
Celui qui parlait, Jason, portait un costume bien coupé, élégant. Méchant, brutal et petit. Létal, savait Tommy. Comme un petit fil électrique grésillant dans de l’eau. Le bras droit de Tommy.
Je sais pas. T’en penses quoi, Davy ? »
L’homme de l’autre côté du bureau, qui buvait du vingt-quatre ans d’âge, sourit. L’inspecteur « Davy » Jones. Un costaud qui n’aimait pas vraiment se démener pour ce que la vie avait de sympa à offrir, mais qui prenait beaucoup de plaisir à se battre pour l’obtenir.
Tu veux que je lui parle ?
Ouais. Toi et Jason, réglez ça. »
Les yeux de Jason s’éclairèrent soudain d’une lueur cruelle.
Tu veux venir ?
Je regarderai d’ici. »
Les deux hommes se mirent debout, quittèrent la pièce. Laissèrent Tommy seul.
Le mini-Vegas sur la Tyne, le rêve du Rat Pack devenu réalité.
Tommy était assis à son bureau, à siroter du vingt-quatre ans d’âge, et il était à la tête de tout ça.
Un mur d’écrans, la pierre angulaire de son empire, le quadrillait sous tous les angles, sous toutes les coutures. Tommy regardait. Tommy aimait regarder.
Il les regardait se déplacer dans le casino, transformer leur argent en jetons, puis transformer leurs jetons en son argent à lui. Leurs visages racontaient des histoires : des rides et des grimaces, de la joie et de la confiance en soi, du découragement et de l’exultation. Leurs visages racontaient des histoires. La plupart du temps, la même histoire.
Et le langage corporel : la raideur du veinard qui avait touché une bonne main et qui luttait pour ne pas se trahir, l’avachissement misérable du perdant de la dernière chance, et toutes les nuances intermédiaires.
Et les mains : tenant, pliant, distribuant, touchant. Le léger enrobage de plastique des cartes fines comme des lames de rasoir, la beauté pesante et tactile des jetons flattés, caressés, qui flattaient et caressaient en retour, demandant à être joués, à être dépensés. Et les joueurs obéissaient.
Parfois, c’était une chorégraphie sensuelle mêlant charme et bonne fortune ; parfois, c’était un ménage à trois brutal et orageux entre le joueur, la chance et l’argent. Le théâtre de la nature humaine. Un soap opera sur écran de contrôle. La vie.
Tommy regardait tout. À l’écart, au-dessus. Peu importait qui gagnait dans la salle de jeu, c’était Tommy qui gagnait à la fin. Parce que la banque gagnait toujours. Et la banque, c’était Tommy.
Sur le mur derrière lui, il y avait des documents et des photos encadrés. Des documents financiers, des preuves de dons à des organisations caritatives. Les photos : Tommy avec des célébrités. Des footballers, des stars du rock, des acteurs, des politiciens. Et mis à l’honneur : Tony Bennett. Pas de Frank ni de Dino, juste Tony Bennett.
Il appuya sur un bouton, sur le bureau, et les images changèrent. Maintenant, les écrans montraient une cave. La lumière était tellement crue qu’on aurait dit du noir et blanc. Jason poussa le type insignifiant dans une flaque de lumière. Davy enleva son veston, le plia soigneusement, le mit sur une chaise, et avança dans la lumière.
Tommy appuya sur un autre bouton, sur son bureau. Un magnétoscope dissimulé commença à enregistrer.
Jason parlait au type.
Alors, monsieur Blacklock, on dirait que vous et votre petite amie, vous avez un peu abusé de notre hospitalité. »
Le type insignifiant protesta de son innocence.
Tommy coupa le son, se versa un autre verre. Regarda. Il n’avait pas besoin d’entendre. Il connaissait la suite.
Davy parla au type, lui montra sa carte de police. L’homme clama encore son innocence, les mains levées.
Et Davy le frappa. Un direct dans les reins. L’homme s’écroula, la bouche grande ouverte, à cause de la surprise. Un coup de pied dans les côtes. Et un autre. Et Jason, penché, accroupi, lui parla. Le type opina. Jason regarda Davy, qui eut l’air déçu et qui lui balança un autre coup de pied, gratuitement.
Jason ouvrit sa veste, en sortit un contrat et un stylo, les tendit au type. Le type, les mains tremblantes, soupira. Tommy savait de quoi il s’agissait : un document juridique qui autorisait le casino à récupérer l’argent dont il s’estimait avoir été lésé, augmenté de tout intérêt qu’il estimerait approprié, ainsi qu’une décharge qui disait que le casino ne pouvait être tenu responsable d’aucune blessure corporelle. Tout cela parfaitement en règle, et cosigné par un membre éminent des forces de l’ordre.
Puis Jason s’empara des cartes de crédit du type et le remit sur ses pieds.
Tommy éteignit, vida son verre de whisky.
La banque gagnait à tous les coups. Et la banque, c’était lui, Tommy.
Il posa son verre à whisky sur le bureau, regarda autour de lui, soupira.
Pas de Frank ni de Dino, juste Tony Bennett.
Les Chuckle Brothers3 exécutaient leur numéro : un lourdaud, et un encore plus lourdaud parce qu’il se croyait plus malin. Ils se faisaient poursuivre sur un parking désert par un agent de sécurité.
Davva et Skegs fixaient la télévision, regardaient les gags, un joint entre eux deux. Skegs avait envie de rire, mais ne s’y autorisait pas. Davva avait juste l’air de s’emmerder. « Pourquoi est-ce qu’ils ne le cognent pas, putain ? Qu’ils le plantent ou le flinguent ou quelque chose ! Comme ça ils pourraient se tirer tranquillement. » Davva secoua la tête. « C’est ce que je ferais, moi.
C’est marrant, mec, dit Skegs. C’est juste pour rigoler. »
Davva se tourna vers lui.
C’est pas marrant du tout, bordel. Ils devraient le planter. Ça, ça l’arrêterait. »
Skegs s’apprêtait à lui dire que c’était pour les gosses, pour faire rire, mais s’abstint. Il regarda la pièce où ils étaient. La grande TV en couleur n’était plus là, elle avait été remplacée par une plus petite, portable, en noir et blanc. D’autres trucs manquaient. Il y avait moins de choses dans la pièce, mais elle avait quand même l’air plus en bordel qu’avant.
Le bébé dormait dans l’autre pièce. Il avait pleuré quand ils s’étaient pointés avec la came de Tanya, mais après qu’elle leur avait donné leur argent et qu’elle était allée dans la chambre à coucher, il avait arrêté. Elle devait lui avoir donné à bouffer ou quelque chose, avait décidé Skegs.
Tanya était assise dans le fauteuil, devant la télévision, la bouche ouverte, les yeux dans le vide. Skegs la regarda. Il ne savait pas ce qu’elle voyait, mais il était persuadé que ce n’était pas la même chose que lui. Un petit sourire s’esquissa à la commissure des lèvres de Tanya.
L’agent de sécurité avait rattrapé les Chuckle Brothers, les tenait tous les deux par le col. Il était au comble de l’essoufflement et il les menaçait.
Il va rien faire du tout, dit Davva. Écoutez-le. Fait rien qu’à gueuler, c’est tout. »
Un autre homme, en costume, apparut, expliqua quelque chose, et les Chuckle Brothers furent libérés. Davva se mit debout.
C’est de la merde. Allez. »
Davva éteignit le joint dans un cendrier qui débordait.
Skegs se leva aussi.
On va où ?
Faut qu’on bosse, non ? »
Skegs le suivit dehors. Il était content de partir. L’appartement de Tanya n’était plus le refuge confortable qu’il avait été.
À la prochaine, Tanya, on se tire, nous », dit Davva depuis la porte.
Tanya inclina un peu la tête.
Salut, les gars. »
Ils partirent, claquèrent la porte.
Tanya resta assise, immobile. Les Chuckle Brothers furent remplacés par Badger & Bodger4.
Puis, en provenance de la chambre, les pleurs familiers : le bébé.
Tanya ne bougea pas. La bouche ouverte, les yeux vides.
Le bébé pleurait.
Une larme solitaire sur sa joue.
Le bébé pleurait.
La larme coula lentement jusque sur son menton, tomba et disparut.
Le bébé pleurait.
Tanya ne l’entendait pas.
Au son d’un CD de Billie Holiday, Tommy Jobson pilotait la Mercedes vers l’est, depuis le centre-ville. Au-delà de l’immeuble de Yorkshire Tyne Tees TV, City Road devenait Walker Road. Il prit à droite sur Glasshouse Street, passa devant les installations industrielles et l’usine d’assainissement, jusqu’aux berges du fleuve.
Les vieux entrepôts et les pubs avaient été balayés, remplacés par le Bassin St Peter : une marina, des pavillons, des appartements, des lofts. Comme les nouveaux docks de Newcastle, en miniature. Il passa par les rues étrangement désertes, la voix triste de Billie ne déparait pas trop avec le décor environnant.
I Cover the Waterfront.5 »
Il entra dans le parking fermé de Chandler’s Quay, coupa le moteur, soupira. Resta assis une minute, réfléchit, prit l’ascenseur jusqu’au loft.
Du Chandler’s Arms au Chandler’s Quay.
Même endroit, autre monde.
La vue englobait la ville et le fleuve, au-delà du Riverside Park. C’était même étonnamment beau. Au début, il avait trouvé ça superbe, il y avait vu la preuve de sa réussite, jusqu’à ce qu’il se rende compte que les gens dans les HLM de Walker, sur les berges, avaient la même, ce qui avait tout gâché pour lui.
Même endroit, autre monde.
Mais pas si différent, au fond.
Du Chandler’s Arms au Chandler’s Quay.
La mémoire devenait une chose de plus en plus importante pour Tommy. De temps en temps, il faisait de petits tests, il allait dans des rues qui n’existaient plus, dans des pubs ou des restaurants disparus, revivait des conversations avec des gens qui étaient morts, partis ou perdus, rhabillait quelqu’un à la mode de son époque. Tout ça, pour Tommy, c’était de l’histoire. L’histoire qui comptait. Et il croyait que c’était son devoir de s’en souvenir afin de comprendre le présent, car sinon le présent n’était plus qu’une accumulation d’actions sans queue ni tête, et non pas la conséquence du passé.
Il voulait que le passé, son passé, reste vivant. Et il s’y appliquait. Parfois, pensait-il, il était même trop vivant.
Il se servit un solide whisky, l’observa, en ajouta encore un peu. S’assit dans son canapé de cuir blanc, attendit.
J’ai des choses à aller voir », avait-il dit à Jason, en quittant le casino.
Jason l’avait gratifié d’un sourire concupiscent. Tommy s’en foutait. Il pouvait penser ce qu’il voulait.
L’attente touchait à sa fin. L’interphone sonna. Il ouvrit la porte sans regarder. Il savait qui c’était. Elle entra quelques minutes plus tard ; lui fit un petit sourire. Tommy ouvrit son portefeuille, compta les billets.
Tu peux te changer là-dedans », dit-il, en montrant du doigt la salle de bains.
Elle se hâta, les talons claquant sur le carrelage.
Tommy vida son verre, alla dans la chambre. Tout était en place. Il se déshabilla lentement, plia soigneusement ses vêtements sur le lit. Il resta debout, nu, le visage parfaitement impassible.
Elle revint. Une guêpière noire en latex, des bottes à talons aiguilles, ses cheveux blonds tirés en une queue-de-cheval sévère, les lèvres peintes en rouge sang.
Bonjour, Cathy », dit-il.
Ce n’était pas son nom. Elle n’était que la dernière d’une longue série.
Elle l’ignora.
Mets-toi là-bas. » Elle montra le châssis.
Tommy s’en approcha, se tint debout, jambes écartées, tandis qu’elle l’attachait au cadre en X avec de solides liens en cuir. Le châssis était posé contre la baie vitrée de la chambre. Tommy était comme suspendu au-dessus de la Tyne.
Derrière lui, il entendit Cathy s’entraîner à faire claquer le fouet pour la première fois. Il attendit, prêt à ressentir la brûlure sur son dos.
Elle arriva. Même pas une brûlure, à peine un bourdonnement.
J’ai rien senti.
Je m’échauffe. » La voix de Cathy était dure.
Il attendit. Le coup suivant arriva. Plus fort, mais pas assez fort.
Le troisième. Toujours pas assez fort.
Plus fort. »
Cathy s’exécuta.
Plus fort. Plus fort. »
Elle le fouetta. Et encore. Et encore.
Trente minutes plus tard, Cathy arrêta. Ses cheveux s’étaient échappés de sa queue-de-cheval et pendaient librement sur ses épaules, collés sur son visage par la sueur. Des marques rouges serpentaient autour de son corps et de ses jambes, là où la guêpière et les bottes avaient glissé contre sa peau lisse et salée. Ses aisselles puaient la fatigue, ses bras tremblaient d’avoir trop travaillé.
Face à elle, Tommy était appuyé contre le châssis, son dos et ses fesses n’étaient plus qu’une masse informe de marques rouges, de lignes sanguinolentes, de peau rompue. Cathy, haletante et tremblante, se mit à défaire les liens de Tommy. Une fois libéré, il ne bougea pas, resta immobile comme s’il était toujours attaché, le regard perdu au-delà de la Tyne.
Alors, qu’est-ce que ça fait ? »
Cathy faufila son bras jusqu’à toucher son pénis.
Rien. » Tommy parlait calmement.
Elle serra sa queue. Elle restait flasque, molle. Elle la caressa.
Et là ?
Rien. »
Tommy sentit qu’elle retirait sa main, se retournait, il entendit ses clac-clac jusqu’à la salle de bains, puis la douche.
Il ne bougea pas.
L’eau s’arrêta de couler. Cathy s’habilla et s’en alla discrètement.
Il resta là où il était, ignorant les épines et les aiguilles dans ses jambes et ses bras, à regarder le soleil se coucher, les bras en croix face à la Tyne.
Je ne sens rien, dit-il au fleuve, à la vitre, à son reflet. Je ne sens rien. »
La nuit était complètement tombée et avec l’obscurité était apparu le frisson de l’attente, qui tordait l’estomac de Suzanne.
Elle était allongée nue sous la fine couverture ; seule la bougie aromatique qu’elle avait apportée éclairait la pièce, son odeur chassant les relents d’antiseptique et d’eau de javel. La chambre – tout l’appartement, en fait – avait toujours cette odeur. Karl avait la propreté très tatillonne.
Il lui avait promis une nuit qu’elle n’oublierait pas : la bougie, c’était son idée à elle, pour essayer d’apporter une touche de sensualité romantique au minimalisme clinique de la pièce. Karl avait accepté à contrecœur.
La porte de la chambre s’ouvrit. Karl était debout, nu, en érection, le visage rouge, la respiration lourde, les yeux comme des têtes d’épingle.
Le souffle court, elle lui sourit, commença à repousser lentement la couverture, excitée à la vue de son corps.
Tu veux venir voir ce qu’il y a là-dessous ? »
Aguicheuse.
Karl marcha droit sur le lit, arracha la couverture de sur son corps. Il fixa sa nudité, sa poitrine haletante, respirant par saccades forcées. Sa queue, et tout son corps avaient l’air prêts à exploser.
Puis il fut sur elle, l’immobilisa, bloqua ses poignets. Il haletait et lui soufflait son haleine en plein visage.
Tu me fais confiance, pas vrai ?
Tu sais bien que oui, Karl. » La voix de Suzanne était toute petite, incertaine. On aurait dit qu’elle parlait à un autre Karl.
Bien. »
Il déplaça ses deux mains vers son poignet droit. Quelque chose de froid et de serré sur sa peau, un petit clic, et elle ne pouvait plus bouger son bras. Même chose de l’autre côté. Très vite, il alla vers ses jambes, immobilisa chaque cheville, jusqu’à ce qu’elle fut les bras et les jambes en croix, nue, sur le lit. Il se remit sur elle, sourit.
Fais-moi confiance. »
Elle avait peur et en même temps, elle se sentait excitée. Un peu. Juste cette partie d’elle qui était attirée par l’interdit, le tabou. La partie d’elle qui l’avait poussée vers Karl, au début.
Je t’aime, dit-elle.
Tu vas adorer ça. »
De derrière l’oreiller, Karl sortit un morceau de tissu noir. Il lui en banda les yeux, provoquant un petit cri.
Détends-toi. Laisse-moi faire. »
Elle sentit ses mains sur son corps, le caressant, le pinçant, le chatouillant, le grattant. Ses seins, ses côtes, ses bras, ses cuisses. Elle commença à s’y faire, ses muscles se relâchèrent, son corps se détendit. C’était un peu comme de prendre du plaisir dans l’espace : elle flottait, dérivait entre de gros nuages noirs et doux, elle sentait la bougie, elle entendait la respiration de Karl.
Les mains de Karl serpentèrent lentement entre ses cuisses, ses doigts agacèrent gentiment son clitoris, firent rouler la petite excroissance de chair dure entre eux. Elle gémit doucement, poussa son bassin vers sa main. Elle était excitée et humide et prête.
Suzanne le sentit alors, entre ses jambes, qui s’introduisait lentement en elle, tandis que d’une main il continuait de lui stimuler le clitoris.
Mais la sensation était différente. Ce n’était pas sa queue – même avec une capote, ça ne faisait pas comme ça. Là, c’était froid et dur et à chaque mouvement, quelque chose la griffait. Ça ne faisait pas mal, ça ne la faisait pas paniquer, mais ça l’irritait un peu.
Un vibromasseur, ou quelque chose. Un sex toy. Ça devait être ça. Elle se détendit, essaya d’y prendre du plaisir.
Tu aimes ça ?
Euh, oui », dit-elle. La partie pointue venait de la griffer à nouveau, l’avait fait sursauter.
Tu veux voir ce que c’est ? »
Elle ne répondit pas tout de suite.
D’accord. »
Il laissa l’objet en elle, se pencha sur elle, défit le bandeau. Elle cligna des yeux : même la lumière de la bougie semblait très forte après l’obscurité totale.
Toujours en clignant des yeux, elle regarda. Et se pétrifia.
Il y avait Karl, qui bandait, tout rouge, souriant. Et dans sa main, il y avait un flingue. Un automatique. La crosse dans sa main, le doigt sur la gâchette. Le canon à l’intérieur d’elle.
Elle essaya de se dégager, d’expulser l’arme de son corps. Elle cria, tira sur ses poignets et ses chevilles pour les sortir des menottes, força, la douleur cingla ses bras et ses jambes, la panique la secouait tout entière.
Sors ce truc de moi ! Je t’en prie ! »
Elle se mit à pousser de gros sanglots saccadés. Pour la première fois depuis des années, elle voulait rentrer chez elle.
Karl retira lentement l’arme. Elle se calma. Il lui sourit.
Tout va bien », dit-il. Il regarda le canon du flingue, le caressa des yeux, et le lécha lentement sur toute sa longueur. « Mmmmh. Il a ton goût. Ton amour. Ta peur.
Détache-moi, s’il te plaît, Karl. » Sa voix était faible, apeurée. « Je veux rentrer à la maison, maintenant.
Une minute. »
Il se rapprocha de la tête du lit, s’allongea près d’elle. Une main caressait gentiment son clitoris, l’autre tenait l’arme. Il la regarda dans les yeux. Ils étaient agrandis par la terreur, comme ceux d’un veau dans un abattoir.
On est différents, toi et moi. » Il chuchotait, ses mots étaient pleins de chaleur. « On n’est pas comme les gens ordinaires. On n’a pas des vies chiantes. »
Il sourit de nouveau.
Qu’est-ce qu’on est, alors ? »
Karl fit comme s’il réfléchissait à la question.
On est… Des libres penseurs. On est libérés. Tu crois pas ? »
Suzanne ne répondit pas.
On est des anticonformistes. On vit vraiment. Pas vrai ? »
Suzanne acquiesça bêtement.
Ça te plaît ? »
Elle le regarda, son visage souriant, son corps musclé, son érection. Elle s’autorisa à ressentir ce qu’il lui faisait.
Oui.
Bien. »
Il sourit, commença à passer le flingue sur son corps, le métal froid caressant sa chair chaude. Elle se tendit, essaya de se dégager.
Chhh. Arrête. Tout va bien. Écoute, écoute. » Ses mots la calmèrent un petit peu. « Bien. »
Sa bouche était contre son oreille, il chuchotait.
Toi et moi, on est différents. On voit les choses différemment. On voit le sexe autrement. » L’arme continuait de la caresser. Elle écoutait. « Pour nous, le sexe, ce n’est pas la même chose que pour ton père et ta mère. Eux, c’était juste un truc qu’ils faisaient, et qu’ils trouvaient gênant. Un truc qu’ils devaient faire. Par obligation. Mais pas nous. Nous, on sait ce que ça fait, ce que ça peut nous apporter. Ça nous libère l’esprit, le corps, ça lève nos inhibitions, ça libère nos fantasmes… » Sa voix était apaisante et excitante à la fois, sensuelle et hypnotique. La pression sur son clitoris se renforça. Son corps répondit en conséquence. Il perçut le changement, sourit. « Ouais… Il n’y a qu’une seule chose d’aussi puissante que le sexe, une seule chose au monde.
Quoi ? » Elle haletait.
Il souleva l’arme, la regarda briller à la lueur de la bougie.
La mort. Le sexe et la mort. Les deux choses les plus puissantes au monde. Une donne la vie, l’autre l’enlève. »
Il reposa l’arme sur sa peau, la fit descendre jusqu’à son ventre. Elle se raidit à nouveau.
Chhh… Tout va bien, tout va bien. »
Sa voix la calmait. L’arme effleura son clitoris.
Chhh… »
L’arme continua de descendre, et retourna lentement en elle.
Chhh… »
Le flingue était en elle, les doigts de Karl jouaient avec son clitoris.
Il y a des gens qui aiment se faire étrangler quand ils jouissent. Ils disent que c’est l’orgasme ultime. » Le pistolet remuait, caressait. Ses doigts remuaient, caressaient. « Les Français appellent l’orgasme la petite mort*. Ils connaissent la musique… »
Sa respiration se fit plus rapide, ses hanches se cabraient pour aller à la rencontre de l’arme, pour l’attirer plus profondément en elle, pour se frotter plus fort contre ses doigts.
Comme ça… Vas-y, sens-la… Laisse-toi aller… Abandonne-toi à elle… »
Et cela crût en elle jusqu’à ce qu’elle parvienne à se libérer. Elle cria, les muscles des cuisses tendus au bord des crampes, ses ongles creusant ses paumes jusqu’à les faire saigner, les hanches soulevées comme pour dévorer la main, le flingue : elle jouit.
L’amour, la peur et la haine, tout cela fut expulsé de son corps. Cet orgasme était la chose la plus bouleversante que son corps de quinze ans avait jamais connue. Elle ne parvenait pas à bien l’appréhender, mais elle en était pleinement consciente.
Elle resta allongée, attachée, son corps agité par les derniers spasmes.
Elle finit par rouvrir les yeux.
Karl lui souriait. Elle lui rendit son sourire.
Il continuait de sourire. C’était plus qu’un sourire. Il y avait du triomphe, de la domination.
Je t’aime. »
La voix de Suzanne tremblait, cherchait du réconfort.
Je sais. »
Cette nuit-là :
Louise est allongée dans son lit, toute éveillée, elle fixe le plafond. Elle se demande à quelle heure la porte d’entrée va s’ouvrir, cette fois-ci. Elle se demande si la porte d’entrée va s’ouvrir, cette fois-ci.
Keith est à côté d’elle et ronfle bruyamment. Il grince des dents. Il rêve de prendre sa revanche.
Larkin se couche avec des fantômes et des rêves du passé. Il réécrit le passé.
Mick rêve de plages de sable blanc et de ciel bleu. De vacances permanentes.
Davva rêve de clowns, de comiques et d’acteurs. Il peut rire sans avoir rien à craindre, dans ses rêves.
Suzanne est allongée, toute éveillée, dans le lit de Karl. Quelque chose a changé, mais elle ne sait pas très bien ce que c’est.
Karl est à côté d’elle, il rêve de gladiateurs, d’épées et de couteaux, de sang et de victoire.
Skegs rêve de scènes champêtres, de forêts et de chaleur, de créatures accueillantes, heureuses et volubiles, dans un royaume où il se sent en sécurité et aimé.
Tanya rêve d’un puzzle avec lequel elle jouait autrefois, mais à chaque fois qu’elle essaie de le terminer, de nouvelles pièces apparaissent, et celles qui iraient manquent. Plus elle essaie, et plus elle a envie de tout envoyer promener.
Tony rêve pour oublier sa jambe douloureuse. Il rêve pour oublier le passé. Il rêve de l’avenir.
Tommy est allongé. Il rêve de tout. Il rêve de rien.
1Town Moor : vaste parc (400 hectares), à Newcastle.
2Nom d’un quartier ancien de Newcastle. Spital est une corruption du mot hospital (« hôpital »), et Tongues, qui fait référence à des « langues de terre ».
3Duo de comiques composé de deux frères, Barry Elliott et Paul Elliott, très populaire en Angleterre.
4Série télévisée pour les enfants.
5Standard de jazz interprété par Billie Holiday, entre autres.
*En français dans le texte original.