Roeder dégagea le ballon en l’air et Tony Woodhouse le suivit des yeux, le vit flotter au-dessus du terrain comme au ralenti et sut qu’il était pour lui.
C’était un coup de bol, parce que ce dégagement désespéré et maladroit ne visait qu’à éloigner le danger de devant le but, sur un corner d’Arsenal, avec la quasi-totalité de l’équipe en défense. Tony vit la chance qui s’offrait à lui et se mit en mouvement. Il courut vers la balle, ses crampons crachant des petits morceaux de terrain derrière lui, ignorant les cris, concentré sur le ballon, seulement le ballon. Le joueur qui le marquait, un milieu de terrain d’Arsenal, comprit l’idée de Tony et le suivit comme son ombre avant d’essayer de le bloquer.
Tony feinta un mouvement avec son épaule gauche, comme s’il allait engager tout son corps à sa suite. Le joueur d’Arsenal anticipa et changea brutalement de direction. Tony recula avant que son pied ne touche le sol, reprit sa course et détala.
Connard ! » cria en s’étouffant le joueur d’Arsenal, planté, distancé. Un vrai pantin.
Tony continua de courir, le joueur d’Arsenal n’était plus qu’une tache de couleur qui rapetissait derrière lui.
Tony vit la balle retomber devant lui et bondit. Il voulait faire une tête, pour la passer à quelqu’un d’autre – Beardo ou Le Canard, qui traînaient en général dans les parages – et ensuite accompagner l’action. Mais il n’y avait aucun autre maillot à rayures noires et blanches autour de lui. Il sauta avec un grognement, ses jambes se compressant et se détendant comme des pistons de moteur. Il était tout seul.
Il monta le plus haut possible, en se tordant un peu dans son élan, pour contrôler la balle de la poitrine plutôt que la jouer de la tête. Il absorba l’impact pour immobiliser le ballon et le faire retomber à ses pieds. Bon. Maintenant, il pouvait en faire quelque chose.
Il leva la tête. Deux défenseurs d’Arsenal se précipitaient dans sa direction. Il n’avait pas le temps de réfléchir, de regarder autour de lui, de repérer des partenaires. Il rentra la tête dans les épaules et fonça droit devant, dévalant le terrain, le ballon toujours à quelques centimètres de ses orteils, comme retenu par un élastique invisible.
Les deux défenseurs fondaient sur lui, chacun d’un côté. Tony continua d’avancer, droit vers eux, jetant des coups d’œil sur les côtés pour voir s’il avait du soutien. Il regarda sur sa gauche ; Beardo était là, il criait, montrait du doigt un point au-delà des deux défenseurs, d’où il aurait l’ouverture pour aller au but. Tony, en un éclair, calcula la distance et prépara la passe. L’arrière gauche comprit son intention et modifia sa position, mit la pression sur Tony en lui courant droit dessus. Tony réagit, ses pensées et impulsions se transformant en actions à la vitesse de l’éclair. Il exécuta un double contact pied droit pied gauche en pleine course, plantant sur place un autre pantin, envoyant le défenseur dans la mauvaise direction.
Il entra dans la surface de réparation. Il ne restait plus qu’un arrière, les yeux rivés sur les pieds de Tony, essayant de suivre et d’anticiper ses gestes. Il se laissa glisser pour tacler, la jambe droite tendue, risquant le pénalty s’il touchait le joueur et non le ballon, prenant ses responsabilités. Tony piqua la balle au-dessus de lui, sauta lui aussi, et il se trouva en position idéale pour tirer au but.
Sa poitrine brûlait, ses jambes lui faisaient mal à cause de l’effort qu’il venait de produire, et il était à bout de souffle. Il ne se soucia de rien de tout cela. Le reste du terrain, les autres joueurs, la foule, tout disparaissait dans l’obscurité et l’ombre. Il n’y avait plus que lui, le ballon et le but. Le gardien était en position, prêt à bondir, concentré, sautillant d’un côté et de l’autre.
Il frappa le ballon, visant la lucarne gauche. Le gardien comprit son intention, se détendit de tout son long. Si le ballon était allé là où Tony avait voulu l’envoyer, le gardien l’aurait attrapé. Mais sa frappe était trop brossée, et le ballon dériva vers la droite, échappant aux doigts du gardien pour se glisser sous la barre transversale, avant de faire claquer les filets.
Deux zéro.
La foule des supporters locaux devint hystérique. La frustration collective, les espérances et la foi de toute une ville réduite à un microcosme trouvèrent à s’exprimer en un seul cri compact, si puissant, sans aucune retenue, qu’il en devenait quelque chose de presque physique. L’air se réchauffa à ce bruit, le terrain vibra, les tribunes tremblèrent. C’était comme se trouver à l’épicentre d’un petit tremblement de terre.
La vague sonore s’écrasa sur Tony, le réveilla de son égarement intérieur et le ramena à l’instant présent. Il leva les bras, poings serrés, et ajouta son propre cri à celui de la foule. Il se tourna vers la tribune de Gallowgate
1, toujours dans la même posture, et le bruit s’intensifia encore, si c’était possible.
Ses coéquipiers se précipitèrent pour le féliciter, lui sautèrent dessus, l’embrassèrent, partagèrent l’euphorie victorieuse et libératrice. Ils lui parlèrent : des phrases courtes, des encouragements mêlés d’injures, des blagues qu’eux seuls comprenaient. Les lèvres de Tony remuèrent, mais on ne pouvait pas dire qu’il leur répondait. Il n’entendait pas vraiment ce qu’ils disaient. Dans ses veines courait une sensation dont il n’avait jusque-là jamais fait l’expérience : argent, sexe, drogue, alcool, adrénaline, rien ne pouvait y être comparé. Des milliers de gens qui hurlaient son nom, avec amour et adoration. En vénération. C’était unique. C’était la vie – sa vie, la vraie vie, et c’était fantastique.
C’était l’instant parfait, déterminant, et il tint la pose, les mains en l’air, souhaitant que cela ne s’arrête jamais.
***
Tommy Jobson se tenait au bout du bar, au Trent House, à Newcastle, un œil sur la salle, l’autre sur la porte, essayant de bloquer mentalement le bruit qui sortait du juke-box.
Il se distinguait du reste de la clientèle à la fois par l’élégance de sa mise – un beau deux-pièces, cravate, chaussures cirées, cheveux bien peignés – et aussi par la sombre concentration qui l’enveloppait comme un cocon invisible. Le bar commençait à être bondé, mais personne ne l’avait importuné ni même approché. Le bruit du juke-box ressemblait à celui que ferait une guitare qu’on fracasserait contre le sol au moment où un train passerait à proximité, tandis qu’un héroïnomane émacié habillé tout en noir braillait quelque chose au sujet de chauves-souris. Ça ne fit qu’accroître la rage qui habitait déjà Tommy. Il la garderait en réserve, la comprimerait jusqu’au moment approprié. Et cela ne devrait plus trop tarder.
Tommy attendait depuis plus de vingt minutes, une pinte de Becks à peine entamée devant lui, aux aguets, supportant toutes sortes de détritus auditifs sortant du juke-box, entendant des fragments de conversations prétentieuses de la clientèle branchée. Le bruit cessa, remplacé par The Smiths
2 et leur colère geignarde d’étudiants en art. Tommy but une petite gorgée de bière. Au moins, ce n’était pas une énième fois Billy Bragg
3 scandant une de ses lugubres chansons contestataires à la gloire des mineurs.
Les habitués buvaient du petit-lait. Jeans Levi’s noirs, Doc Marten’s et mèches pour les étudiants, de vieux costards et des vestes d’occasion pour les branchés du coin, chemises gitanes et polos noirs pour les plus gros poseurs. Un des polos noirs faisait de grands gestes, monopolisait sa table, sans laisser qui que ce soit d’autre parler. Tommy sentit une colère irrationnelle s’accumuler en lui. Il avait envie d’aller encastrer son verre dans le visage de ce merdeux, pour le faire taire. Mais il se retint, parce qu’il était là pour affaires. Il inspira profondément, bloqua sa respiration, comme s’il mettait de l’air de côté. Il but une nouvelle gorgée de bière. Recommença à attendre.
Mais pas longtemps. La porte s’ouvrit et un homme entra, assez grand, les cheveux bouclés, grisonnants et longs, portant une chemise hawaïenne par-dessus son Levi’s. La chemise était un peu tendue au niveau des boutons, à cause d’une brioche naissante. Il dépassait de plus de dix ans l’âge moyen de la population du bar mais avait l’air de se faire suffisamment d’illusions sur lui-même pour croire qu’il faisait encore partie des jeunes. Il traversa la pièce, alla droit aux toilettes.
Tommy fit signe de la tête. De l’autre côté du bar, Nev, son coéquipier, s’extirpa de derrière une table d’angle et suivit l’homme. Nev, à peine plus petit qu’un titan, les cheveux coupés en brosse, était habillé de manière assez décontractée, avec une chemise et un pantalon dans les tons pastel. Il ressemblait à un videur de boîte de nuit qui serait allé jouer au golf.
Tommy vérifia le nœud de sa cravate, se passa une main dans les cheveux et, d’un pas prudent et mesuré, les suivit.
Nev montait la garde à l’intérieur, bloquant l’entrée ou la sortie de sa carrure massive. Les chiottes étaient petites, étriquées. Un urinoir en inox maculé de taches occupait toute la longueur d’un des murs. De l’autre côté, il y avait deux cabines. Les murs étaient tapissés de vieux posters de groupes de musique et de concerts, recouverts de graffitis. Deux stylos feutres avaient été laissés à côté du lavabo par la direction pour encourager les amateurs. Une des cabines était vide, l’autre occupée. Tommy toqua à la porte. Une voix, entre reniflement et toussotements, répondit : « Il y a quelqu’un. J’en ai pour un moment. »
Tommy avala sa salive, prit une grande inspiration, expira doucement.
Salut, Neil. »
Les mots étaient secs, maîtrisés.
Les reniflements de l’autre côté de la porte s’arrêtèrent d’un coup. Tommy attendit.
Qui c’est ? » demanda finalement une voix tremblotante.
Tommy soupira.
Tu sais qui c’est, Neil. Joue pas au con. Sors. J’ai besoin de te parler. »
Le ton était mesuré, les mots soigneusement choisis et répétés.
Le loquet fut tiré lentement, le bruit résonna comme dans un donjon. Neil sortit, le nez frémissant, avalant avec difficulté. Tommy, qui se mettait en condition, sourit.
Ça fait une paie, Neil, dit-il lentement. Tu te cachais où ? »
Le visage de Neil devint blanc comme un linge, faisant ressortir le rouge de son nez.
Nulle part. Sincèrement. J’étais juste dans le coin, tu vois. »
Tommy attendit, le regard plongé dans celui de Neil, respirant de plus en plus fort.
Écoute… reprit Neil, je sais ce que tu penses, mais c’est pas ça, je te promets. »
Tommy fit la moue.
Et qu’est-ce que je pense, Neil ? »
Neil renifla, avala difficilement.
Que je t’ai embrouillé. Que je t’ai niqué. »
Tommy s’autorisa un petit sourire. La peau déjà blanchâtre de Neil devint translucide.
Comprenons-nous bien, Neil. Tu ne fais du business que parce que je le veux bien. Parce que mon pa-pa-patron te le permet. Ça, c’est la nouvelle do-do-donne. »
Neil tiqua au bégaiement de Tommy. Il savait que ce n’était pas bon signe. Il opina, haussa les épaules. Tenta un sourire.
Oh, allez, Tommy, quoi, qu’est-ce qu’il y a, mon pote ? Je suis réglo avec toi… »
Tommy, rapide comme l’éclair, saisit Neil au cou et le retourna, le propulsa contre la cloison de la cabine. Les yeux de Neil jaillirent de leurs orbites, écarquillés. Lorsque Tommy parla, il réussit à le faire à voix basse, et sans s’énerver.
Vraiment, Ne-ne-ne-Neil ? On t’a entendu crier sur tous les toits. Tu di-di-di-disais pour qui je me prends ? Tu parlais de comment tu allais m’enfler, tu disais que j’étais un petit garçon à qui on avait confié un boulot d’homme, que j’étais un pigeon. Espèce d’immonde salopard. » Il serra un peu plus le cou. « C’est moi qui co-co-commande ici maintenant, Neil. Je suis ton nouveau boss. Et c’est pas parce que je suis nouveau que ça t’autorise à dé-dé-dé-déblatérer sur mon compte, pigé ? »
Neil secoua la tête vigoureusement.
Tommy respira profondément. Il sentait son visage qui rougissait, sous le coup de l’énervement. Il expira. Reprit le contrôle.
Bien. Voilà comment ça va se passer. Je vais te donner deux jours, et à la fin de ces deux jours, soit tu vas me rendre mon argent – tout mon argent – soit tu vas me rendre ma came. Et c’est ma came, d’accord ? »
Le soulagement s’échappa du corps de Neil sous la forme d’un grand soupir.
D’accord. Merci…
Mais, continua Tommy, je pe-pe-pe-peux pas laisser les gens se foutre de moi, pas vrai ? Il faut que je te rappelle qui commande, non ? » Il sortit un couteau à manche de bois de la poche de sa veste. La lame brilla et scintilla à la faible lumière jaune des toilettes.
Neil fixa la lame, les jambes soudain molles, la tête tremblante.
Écoute ! cria-t-il. Il n’y avait pas que moi ! »
Tommy sourit.
Ça, je-je-je-je le sais. Parlons-en. »
Tommy le repoussa dans la cabine et le suivit à l’intérieur. Il découpa une bande sur le devant de la chemise de Neil, la lui fourra dans la bouche et, avec un sourire, se mit au boulot.
Nev, montant toujours la garde, détourna le regard. Pas à cause de ce qui allait se passer, mais parce qu’il y avait quelque chose dans la manière dont travaillait Tommy qui le perturbait. Pas les cris étouffés ni le sang. Non. C’était le fait que Tommy mettait un point d’honneur à siffloter, ou parfois à chanter, des chansons de Dean Martin, quand il se mettait au boulot. Sans aucune trace de bégaiement.
Ça, pensa Nev, ça foutait vraiment les jetons.
Dix minutes plus tard, dans la voiture, Tommy était assis au volant, l’air crevé mais détendu et heureux. Pratiquement postcoïtal, aurait pu penser Nev, si le mot avait fait partie de son vocabulaire.
Ah ! soupira Tommy, c’est l’amore. »
Ses yeux brillaient d’une lueur malicieuse. Il avait obtenu ce qu’il voulait.
Nev grogna en guise de réponse.
Ouais, dit Tommy, de nouveau alerte. Un tour à la mer, ça te dit ? »
Le Rio trônait sur le bord de mer de Whitley Bay. C’était une sorte de palais chic, couleur pastel, illuminé par des néons, supposément propriété d’un des membres de Duran Duran
4. Flambant neuf. Il était notoirement difficile d’y entrer. Les clients devaient montrer qu’ils remplissaient les bons critères d’âge, d’attitude et d’aspirations, avant d’être autorisés à y pénétrer, parce que ce n’était pas seulement un bar : c’était un mode de vie, un rêve.
Tony Woodhouse n’eut aucun mal à entrer. La direction lui offrit même à boire, en signe de reconnaissance pour ses exploits de l’après-midi. Du coup, il aimait tout de cet endroit. Le décor, l’ambiance, la musique. Les filles.
Pleines de prestance et de confiance en elles, stylées et sophistiquées, elles étaient là pour un peu plus que tirer un coup le samedi soir. Elles se mettaient en valeur du mieux qu’elles pouvaient, elles donnaient une idée de là où elles voulaient aller, sans trop d’ostentation, indiquant simplement leurs ambitions et leur disponibilité. Tous les garçons adoraient ça et réagissaient en conséquence, donnant eux aussi leur maximum.
Tony portait un costume croisé, dont le tissu sombre renvoyait des reflets argentés qui attrapaient la lumière lorsqu’il s’y prenait bien. Avec les manches retroussées et sa chemise boutonnée jusqu’en haut, il savait qu’il avait le look qu’il fallait. Il était avec ses vieux copains d’école de Coldwell, la ville minière de la côte du Northumberland. Ils ne pouvaient pas rivaliser avec Tony sur le plan financier, puisqu’ils travaillaient soit à la mine, soit dans des bureaux, ou bien étaient au chômage, mais ils pouvaient le faire sur le terrain des espérances et des ambitions. C’était pourquoi, habillés de leurs vêtements les plus élégants, ils retournaient au Rio, semaine après semaine. Parce qu’une fois à l’intérieur, ce qu’ils étaient le reste du temps n’avait plus aucune importance. Une fois à l’intérieur, ils cédaient à leurs rêves et se laissaient happer, comme Tony, par l’esprit du Rio, et le style Deux Flics à Miami.
L’après-match avait été plutôt confus pour Tony. Il avait donné une brève interview à Match of the Day alors qu’il était toujours dans un état second. La seule chose dont il se souvenait, c’était qu’il avait dit au journaliste qu’il avait encore beaucoup de chemin à faire, et beaucoup de choses à prouver. Puis il avait quitté St James’ Park et avait longé la route côtière pour retrouver comme chaque semaine ses vieux copains de classe. Bien que la vie semblait lui faire prendre une direction différente, il n’y avait aucune raison de ne plus les voir. Si le journaliste de Match of the Day lui avait posé la question, il lui aurait répondu qu’ils étaient toujours ses copains et qu’ils rigolaient bien ensemble. Et ça, aurait dit Tony en regardant droit dans la caméra, c’était ce qui comptait.
Si on lui avait demandé ce qu’il comptait faire de sa soirée, il aurait répondu : descendre quelques pintes avec les potes, rigoler un bon coup, sniffer un peu de coke et avec un peu de bol me taper une fille. Bon, peut-être qu’il n’aurait pas parlé de la coke. Ça n’aurait pas plu à Jimmy Hill
5.
Ils avaient écumé les bars le long de la côte, avant d’atterrir au Rio où ils étaient restés debout à boire des bières et à mater, à se raconter leurs histoires, à bien s’amuser. La musique était excellente. Les Two Tribes de Frankie
6 laissèrent la place à Jeffrey Osborne
7 et son « Stay With me Tonight », remplacé par « 1984 », Eurythmics
8 rappelant inutilement quelle année on était. Tony, un peu ivre, planant à cause de la drogue et de son but, n’avait pratiquement pas arrêté de sourire de toute la soirée. Il n’aurait pas pu être plus heureux. C’est le plus beau jour de ma putain de vie, aurait-il pu dire à
Match of the Day, s’ils avaient encore été là.
Et puis il la vit. Debout parmi plusieurs amies, mais elle se détacha immédiatement. Naturellement assez grande, elle l’était encore plus avec ses talons aiguilles, habillée tout en noir. Une jupe courte et évasée sur des jambes bronzées, un chemisier étroit, une veste cintrée. Ses cheveux étaient longs et bruns, son corps s’incurvait comme il fallait partout où il pensait que c’était important. Elle était peu maquillée, seulement là où c’était nécessaire. Tony ne pouvait pas s’empêcher de la fixer. Elle le fixa aussi, leurs regards se croisèrent et il eut envie d’elle.
Il regarda ses copains, montra du doigt leurs verres. Bien qu’aucun ne fût vide, ils acquiescèrent tous. Il remonta encore plus les manches de sa veste, il repoussa en arrière sa mèche gominée et entama – comme si la caméra le suivait toujours et que la foule le regardait encore – un périple vers le bar. Elle le regardait toujours, le laissait approcher.
Salut », dit-il.
Elle lui rendit son sourire. Il semblait plus lumineux qu’un néon.
Salut. »
Tony, charmeur mais se la jouant cool, lui proposa de lui offrir un verre.
Elle y réfléchit un moment.
Vous pouvez, mais je suis avec mes amies. On paie des tournées. »
Tony monta en régime, lui servit son sourire le plus ravageur. Si les sourires pouvaient gagner les matchs, pensa-t-il, celui-là devrait me rapporter au moins un « coup du chapeau
9 ».
Pas de problème. » Il se tourna vers les autres filles. « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, mesdemoiselles ? »
Toutes les filles pouffèrent, firent des commentaires sur sa générosité, et acceptèrent son invitation. Celle à laquelle il s’intéressait roula des yeux devant tant de mauvais goût, mais en souriant.
Parfait, pensa-t-il. Je suis dans la place.
Tony distribua les verres, se débrouillant pour éloigner la fille de ses copines, l’isolant du gros du troupeau comme le ferait un prédateur.
What’s Love Got To Do With It
10 ? » Super. Il l’adorait, celle-là.
Alors, comment tu t’appelles ?
Louise, répondit-elle. Et toi ? »
Ne voulant pas avoir l’air de la ramener trop vite, il ne lui donna que son prénom.
Puis la séance de questions-réponses commença. Louise avait dix-huit ans, venait sur la côte avec ses copines pour la soirée. Elle vivait à Gateshead, étudiait le commerce à la fac.
Tony lui dit qu’il possédait son propre appartement et – il guetta sur son visage une réaction ; c’était le moment qu’il préférait – qu’il était footballeur professionnel.
Sa première réaction était prévisible. Elle ne le crut pas.
Vraiment ? »
Il lui servit à nouveau son sourire ravageur.
Je joue pour Newcastle. J’ai joué aujourd’hui contre Arsenal.
Ah ouais ? dit-elle, sceptique. C’était quoi, le score ?
2-1 pour nous. Beardo a marqué le premier. » Son sourire, si c’était possible, s’élargit encore. « J’ai mis le second. Après, on a commencé à déconner et ils nous en ont mis un. Mais ça ne comptait pratiquement plus. »
Elle releva les yeux, le scrutant avec intensité.
Tony Woodquelque chose.
Woodhouse. C’est moi.
Mon père et mon frère, ils aiment le foot, dit-elle avec une indifférence polie. Je leur dirai que je t’ai rencontré. »
Le sourire commençait à s’effriter sur le visage de Tony. Même si les filles ne s’intéressaient en général pas au football, elles étaient la plupart du temps pas mal excitées quand elles apprenaient qui il était.
Quoi ? demanda-t-elle en voyant son expression douloureuse.
Rien, marmonna Tony.
Tu t’attendais à ce que je te demande ton autographe, ou quoi ? Que je me jette par terre et te supplie de me sauter ? »
Tony ne dit rien, il continuait simplement d’avoir l’air meurtri.
Louise éclata de rire.
C’est ça ! C’est ça, pas vrai ? Espèce de connard prétentieux ! » Malgré l’obscurité et les néons du bar, Tony se sentait rougir. Ce n’était pas comme ça que ça se passait, d’habitude. « Tu crois que parce que tu as marqué un but et que tu m’as payé un verre, je devrais être impressionnée ? » demanda Louise.
Tony haussa les épaules.
Eh ben, tu sais… »
Elle sourit.
Je suis impressionnable. » Elle baissa les yeux. Quelque chose passa dans son regard qui n’était pas là auparavant. « Mais il faudrait que tu trouves un peu mieux que ça. »
Leurs yeux se croisèrent. Tony sentit quelque chose qui n’était pas qu’un début d’érection, quelque chose de plus profond, qui palpitait en lui. Il lui rendit son regard, observant vraiment son visage pour la première fois. Louise était plus que jolie. Elle était réellement belle.
D’accord, dit-il. Écoute, pourquoi on n’irait pas ailleurs ? »
Louise haussa les épaules, sans le quitter des yeux.
Tu pensais aller où ? »
Il était sur le point de lui proposer d’aller chez lui, mais quelque chose l’arrêta. Ça n’était pas ce qu’il fallait. Pas avec elle. Il avait envie d’apprendre à la connaître, d’abord.
En boîte ? suggéra-t-il. Au casino ? Un Indien ? Ce qui te fait plaisir. »
Tandis que Louise surjouait la réflexion, Tony regarda la foule, et il vit les regards approbateurs et les gestes crus de ses copains. Il leur rendit leurs sourires, mais pas les gestes, et il espéra que Louise n’avait rien vu. Tandis qu’il tournait de nouveau la tête vers elle, il aperçut quelqu’un et son cœur sauta dans sa poitrine sous l’effet d’une frayeur soudaine. Tommy Jobson venait d’entrer dans le bar.
Tony attrapa Louise par le bras.
Allez, il faut qu’on parte tout de suite. »
Louise se tourna, l’air fâché vers lui, essayant d’échapper à sa poigne.
Qu’est-ce qui te prend ? Lâche-moi !
Je viens de me souvenir… La voiture… Je vais avoir une amende si je ne la bouge pas. Vite. Allez. » Il la reprit par le bras.
Elle se dégagea, de la colère dans les yeux.
Tony, je n’ai même pas encore dit au revoir à mes amies. Et je ne leur ai pas dit où j’allais.
Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. » Il la regarda droit dans les yeux, de la panique dans la voix, de la peur dans le regard. « Je t’en prie. Il faut partir tout de suite. »
Louise soupira.
Allons-y, alors. »
Ils dirent au revoir précipitamment, firent signe de la main à leurs amis, et Tony entraîna Louise vers une sortie latérale.
Tu ferais bien d’avoir une putain de bonne explication pour me traîner dehors comme ça.
Oh, j’en ai une, dit Tony en passant la porte comme un souffle. J’en ai une. »
Tommy Jobson avait arrêté la BMW pile devant ce monstrueux temple de vulgarité qu’était pour lui le Rio, avec The Chairmen Of The Board
11 à fond sur sa stéréo. « Songs For Swingin’ Lovers. » Impossible de faire mieux. Nev, monolithique et monosyllabique, était assis, silencieux, à la place du mort.
Attends ici, Nev. Ce ne sera pas l-l-l-long. »
Nev grogna son assentiment.
Tommy sortit de la voiture, se dirigea vers la porte principale du bar, glissa un billet de vingt plié au videur, entra directement. Il prit le bruit, la chaleur et l’odeur de plein fouet. Au moins, ici, les bonnes femmes avaient l’air d’avoir fait des efforts, pensa-t-il. Pas comme dans l’autre bouge. La musique était toujours nulle, cela dit.
Tommy parcourut la salle du regard. C’était bien là, indiscutablement. Tous les samedis après les matchs à domicile, Tony Woodhouse échouait ici. Et il était temps que ce petit connard arrogant passe à la caisse. D’une manière ou d’une autre.
Les yeux de Tommy se posèrent sur sa proie.
Tony regardait autour de lui. Tommy essaya de se cacher derrière un quelconque poivrot, pour ménager son effet de surprise, mais Tony l’avait vu.
Tommy s’enfonça dans la foule du bar, poussant les corps et les boissons, ignorant les menaces et les insultes, repoussant les tentatives de se saisir de lui. Il arriva à l’endroit où il avait vu Tony, mais c’était trop tard. Le salopard avait filé.
Tommy regarda autour de lui, il faisait un gros effort pour maîtriser et refréner sa colère. Il vit la sortie latérale, l’issue de secours grande ouverte, et s’y précipita, la franchit, se retrouva dans la rue, seul, si on exceptait les inévitables soûlards du samedi soir qui titubaient sur le trottoir. Aucune trace de Tony Woodhouse.
Me-me-merde ! » cria Tommy, et il soupira. Il reprit contenance et retourna lentement jusqu’à sa voiture.
Il avait d’autres visites à rendre, d’autres choses à faire de sa nuit, d’autres occasions de s’amuser. Il retrouverait Tony Woodhouse un jour ou l’autre.
Et là, ça vaudrait le déplacement.
Tony serrait Louise dans ses bras, promenait lentement ses mains sur son corps. Lorsqu’il descendait trop bas ou franchissait une ligne invisible, il la sentait bouger, échapper à ses mains, changer de position pour se dégager. Ça ne le gênait pas. La serrer contre lui lui suffisait.
Ils étaient sur la piste de danse du Tuxedo Princess, un bateau transformé en boîte de nuit, amarré sur la Tyne
12, et ils dansaient lentement sur les derniers morceaux de la soirée. « No More Lonely Nights », de Paul Mc Cartney, avait été remplacé par « On The Wings Of Love » de Jeffrey Osborne, avant de conclure avec « Drive », des Cars
13.
Après avoir quitté Whitley Bay, Tony avait conduit aussi vite qu’il pouvait le long de la route côtière pour rentrer à Newcastle, dégrisé d’un coup après le choc provoqué par la vue de Tommy Jobson. Louise cherchait toujours à comprendre la raison de leur départ précipité du Rio.
Quelqu’un est entré, que je ne voulais pas voir, expliqua Tony.
Qui ? »
Tony essaya de prendre les choses à la légère, sans vraiment parvenir à donner le change.
Oh, juste une fille avec qui je suis sorti. C’était mieux que je ne la voie pas. Ça aurait pu mal tourner. » Au moins, cette dernière phrase était vraie. Il la regarda, espéra qu’elle le croyait. « Excuse-moi, d’accord ? Ça ne se reproduira plus. Amusons-nous un peu, tu veux bien ? »
Louise ne répondit rien, mais Tony savait rien qu’en la regardant que cette explication ne la satisfaisait pas. Il décida de changer de sujet.
Bon, dit-il avec un sourire fragile, tu as envie de danser ? »
Ils étaient allés au Tuxedo Princess, où ils avaient mangé, bu et dansé.
La chanson finit, les lumières se rallumèrent, et ils se retrouvèrent les yeux dans les yeux.
Alors, dit Tony, qui va te reconduire chez toi ce soir ?
Le chauffeur de taxi, je suppose.
Je pourrais le faire. Ou bien je pourrais nous reconduire tous les deux chez moi. »
Louise releva les coins de sa bouche pour sourire.
Pour quoi faire ?
À ton avis ? »
Son sourire s’accentua.
Tony, j’ai passé un bon moment ce soir – vraiment – mais je ne couche pas avec quelqu’un que je viens tout juste de rencontrer. En plus, j’ai déjà un copain. »
Tony baissa la tête.
Ah.
Ça ne veut pas dire que je n’ai pas envie de te revoir. Parce que en fait, j’en ai envie.
Et ton copain ? »
Le sourire sur ses lèvres était une provocation et une promesse.
Soyons d’abord amis, et après on verra, d’accord ? »
Tony n’y comprenait plus rien. Louise ne respectait pas le scénario. Ce n’était pas comme ça que les choses se terminaient, normalement. Mais en fait, ça ne lui déplaisait pas. Elle avait quelque chose de différent, quelque chose de spécial. Peut-être pouvaient-ils improviser un scénario inédit.
D’accord, dit-il.
Bien. » Elle fouilla dans son sac, écrivit quelque chose, le lui passa. « Voici mon numéro. Appelle-moi.
Je le ferai.
On verra. »
Ils se frayèrent un chemin pour sortir, firent la queue au vestiaire. Louise était sur le point de monter dans son taxi lorsque Tony posa la main sur son bras.
Attends ! Je ne connais même pas ton nom de famille.
C’est Larkin. Louise Larkin. » Elle monta dans son taxi. « Appelle-moi. »
Et elle s’en alla, laissant Tony seul, un sourire idiot sur les lèvres.
Sans faute. Quelle journée ! » dit-il à haute voix, et il prit la direction de sa voiture.
Pour la première fois depuis la fin du match, il n’avait pas besoin des appareils photo, des caméras ou de la foule.